top of page

SAINT AUGUSTIN : LE BIEN ET LE MAL

Dernière mise à jour : 6 déc.


ree

.

Du Bonheur à la Morale


Le christianisme impose à l'existence une perspective morale. Or le plus important, dans cette perspective, c'est que le but de la vie n'y consiste plus tant à vouloir notre Bonheur (ce qui est le propre de l'éthique grecque) qu'à vouloir ce qui est Bien. A quoi sert, demande Augustin, une vertu qui ne serait pas mise au service du Bien ? Les vertus des anciens ne sont-ils pas, tout compte fait, des « vices superbes » ? « En effet, quelque louable empire que l'âme semble exercer sur le corps et la raison sur les vices, si l'âme et la raison ne rendent pas à Dieu l'hommage de servitude qu'il commande, cet empire sur le corps et les vices n'est pas selon la rectitude. Eh ! Quel frein peut imposer à son corps et à ses vices, l'âme ignorante du vrai Bien (...) ? Aussi les vertus qu'elle croit avoir, ces rênes, dont elle gouverne son corps et ces instincts, soit pour atteindre, soit pour retenir ces vertus mêmes, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus ; car bien qu'aux yeux de plusieurs, elles semblent légitimes et vraies, quand elles ne recherchent qu'elles-mêmes et ne se rapportent qu'à elles-mêmes ; cependant elles ne sont plus qu'enflure et superbe : donc elles ne sont pas des vertus mais des vices ». Cité de Dieu, XIX, 15


Qu'est-ce que le Bien ? C'est la norme idéale qui régit toutes choses. Ce n'est pas un hasard si Platon faisait de l'Idée du Bien son « principe anhypothétique » : le monde des Idées est en effet le modèle de tout ce qui existe dans la réalité. Comme dans le mythe de la caverne, la perfection des choses se mesure à leur proximité par rapport à ce modèle idéal. De même, les stoïciens recommandent de vouloir tout ce qui arrive, car ils y voient la présence d'une raison supérieure, juste et bonne. Mais ce qu'ils ne voient pas, justement, c'est que c'est au nom de cette même norme (une raison supérieure juste et bonne) qu'il serait aussi légitime de critiquer l'ordre du monde ! Sans idée du Bien, jamais un homme n'aurait le droit de juger ce qui lui arrive. Sans idée du Bien, jamais personne ne pourrait se révolter contre un ordre du monde insupportable, car on ne disposerait d'aucune norme pour le juger. La faiblesse du stoïcisme, c'est donc son fatalisme : il accepte les choses qu'on ne peut pas changer en se convainquant que puisqu'on ne peut pas les changer, c'est qu'elles sont bonnes. Epictète était un esclave ; jamais il ne lui est jamais venu à l'idée de condamner l'esclavage! Les stoïciens ne distinguent pas entre ce qui arrive et ce qui « devrait » arriver. Or, si chaque homme a le droit de se révolter contre le monde, lorsque ce monde ne tourne pas rond, c'est précisément parce qu'il peut se référer à une norme située au-dessus du monde : une norme « transcendante ». La théorie des Idées de Platon n'est pas seulement une théorie de la connaissance ; c'est aussi une théorie morale centrée sur l'Idée du Bien.


Comme toute idée, l'idée du Bien (ou : le Bien) est un modèle universel. Autrement dit, elle se fiche des frontières ! La norme morale passe donc au-dessus des statuts, des traditions, des coutumes, des lois politiques. Ce n'est pas parce qu'un homme serait un homme


ree


d'affaire qu'il pourrait se croire dispensé d'agir moralement. Ce n'est pas parce qu'il serait un grand artiste qu'il aurait le droit de se croire exempté d'un comportement décent. De même, c'est au nom de cette idée du Bien (idée universelle) qu'il est permis à un homme de critiquer les traditions et les coutumes de sa culture. De même, enfin, juger les lois d'un pays n'a de sens que si nous pouvons nous réclamer d'une loi supérieure. Autrement dit, avec l'idée du Bien, la morale devient l'arbitre ultime de notre conduite. Rien de ce que nous faisons n'a la moindre valeur si ce que nous faisons est moralement contestable. Parce qu'elle est une norme transcendante, l'idée du Bien est placée au dessus de toutes nos normes. Elle est donc une norme souveraine que tout homme est appelé à servir, quelle que soit sa position. Le Bien suprême n'est donc pas le Bonheur ; le Bien suprême, c'est le Bien !


Parce qu'elle est universelle, l'idée du Bien est donc placée au-dessus de toutes les normes collectives. Elle libère donc les individus de toute soumission aux règles d'un groupe social. Cette conséquence politique est tellement immense que l'historien Karl Jaspers voyait dans l'apparition de cette idée le plus grand basculement qui se soit jamais produit dans l'histoire intellectuelle de l'humanité. Concentré sur quelques siècles, au premier millénaire avant notre ère, ce changement qu'il nommait « l'âge axial », a en effet vu l'apparition en Chine, en Inde et en Occident de toutes les grandes religions que nous connaissons aujourd'hui. Le trait caractéristique essentiel de ces religions est l'importance nouvelle qu'elles accordent désormais au salut des « individus ». Autrement dit, la religion cesse d'être l'affaire exclusive d'une cité ou d'un peuple. En proposant un Bien placé au-dessus de la patrie ou de l'empire, ces religions ont littéralement « désacralisé » les groupes sociaux, et élevé la morale au-dessus de la politique. Aussi, toutes ces religions ont-elles le même point commun : elles font valoir l'universalité des normes morales contre le particularisme des « dieux de la cité » : la vie religieuse n'est plus au service de la cité, mais au service d'un Bien transcendant. Cela est vrai dans la religion persane de Zoroastre, qui enseigne l'existence de deux principes coéternels et incréés, le principe du Bien (Ormuzd) et le principe du Mal (Ahriman), qui se partagent l'empire du monde. Cela est vrai aussi de l'enseignement de Confucius, qui promeut une morale plus humaine, sociale et terrestre. Cette préoccupation morale est aussi insistante dans l'enseignement du Christ que dans celui de Socrate. Le Bien suprême ne réside donc plus dans la famille, le clan ou la patrie, mais dans le Bien. Ce qui compte par dessus tout n'est plus de protéger les membres de notre tribu, mais de servir le Bien en devenant un « saint homme ».


Bien et Mal : être et manque d'être


Disciple de Platon et chrétien converti, Saint Augustin est un bon représentant de cette perspective morale. Centrée exclusivement sur la quête du Bien, sa vie personnelle est un long cheminement vers la conversion. Dans les confessions, il raconte ce chemin en expliquant comment cette quête du Bien l'a amené jusqu'au baptême. Plus qu'un témoignage personnel, c'est un véritable parcours théorique qu'il propose dans ce texte. Un parcours qui commence, comme il se doit, par une longue méditation à propos du Bien. Qu'est-ce qui fait qu'une chose est « bonne » ? Qu'est-ce qui donne à une chose sa qualité d'être « bonne » ? A cette question, Augustin répond  simplement : « tout ce qui est, est bon ». Autrement dit, le bien n'est rien d'autre que l'être. Bien et être, c'est la même chose. Saint Thomas d'Aquin, des siècles plus tard, formulera cela de la manière suivante : « Le Bien, le Beau, le Vrai, sont convertibles avec l'être ». C'est la définition la plus simple que nous puissions proposer du Bien ! Être bon, c'est être ! Par conséquent, la bonté d'une chose se mesure à sa quantité d'être. Plus elle a d'être, plus elle est bonne.


La conséquence logique de cette définition est que toute chose est bonne, dans la mesure où elle existe. Augustin s'oppose à la vision platonicienne d'un monde sensible « mauvais » et d'un corps « prison de l'âme ». Cette vision dualiste, qui voit dans le monde sensible le lieu du mal, a été reprise par un courant religieux contre lequel Augustin ne cesse de se battre : le « manichéisme ». Les disciples de Mani considèrent en effet qu'il y a deux dieux, un dieu bon et un dieu mauvais, qui sont en conflit permanent. Et le monde d'ici-bas est tout acquis au dieu mauvais. C'est ce mépris du monde sensible (et aussi le mépris du corps) que critique ouvertement Augustin. Si le Bien et l'être sont convertibles, alors nous n'avons aucun droit de mépriser les réalités terrestres. Contre Platon et tout un mouvement qui encourage les hommes à mépriser le monde sensible (et tout ce qu'il contient), Augustin défend une perspective proprement chrétienne. Celle-ci défend en effet un point de vue plus bienveillant à l'égard du monde sensible : non seulement la création du monde sensible est bonne (car voulue par Dieu), mais de plus les corps eux-mêmes ne doivent pas être méprisés puisqu'ils sont voués à ressusciter eux aussi au jour du Jugement dernier.


Mais si le Bien et l'Être sont convertibles, alors cela veut dire inversement que le Mal est un manque d'être : « le mal n'est pas une substance, car s'il était une substance il serait bon ». Ainsi, la maladie, la douleur, la mort.... toutes ces choses sont mauvaises parce qu'elles désignent l'absence d'une chose. Ce qui les qualifie n'est pas un être, mais un manque d'être : « Ce qu'on appelle mal, qu'est-ce autre chose que la privation d'un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d'autre que le fait d'être privé de la santé. (…) au lieu d'être une substance, blessure et maladie sont le défaut d'une substance corporelle, puisque le corps est la substance, un bien par conséquent, à laquelle surviennent à titre d'accidents ces maux, qui sont, en réalité, la privation de ce bien qu'on nomme la santé». Augustin s'oppose donc à tous ceux qui voudraient nier la réalité du mal en faisant du mal une simple affaire de perspective. Nous venons de parler du « mal de peine » : c'est le mal que l'on subit, le mal dont on souffre. Mais la même définition s'applique aussi pour le « mal moral » : le mal que l'on fait, le mal dont on fait souffrir les autres. Car lui aussi est un manque d'être. Le vice, c'est toujours la marque d'une imperfection, d'un manque, d'un défaut. L'homme vicieux n'est pas pleinement ce qu'il peut être, il est donc un être déficient. Pas seulement déficient parce qu'il lui manque de l'être ; mais déficient aussi parce que -manquant d'être- il ne peut avoir par lui-même aucune efficacité.


C'est une très grande vérité morale que découvre ici Saint Augustin : le mal ne peut pas agir par lui-même ; pour agir, il a besoin d'utiliser le bien. « Si la corruption l'anéantit, elle-même ne durera pas, faute d'un être qui lui permette de subsister. Par conséquent, ce qu'on appelle le mal n'existe pas s'il n'existe aucun bien. (…) C'est-à-dire qu'il ne saurait jamais exister aucun mal là où n'existe aucun bien. ». Pour prospérer, la maladie a besoin d'un corps sain à parasiter ; de même, le vice a toujours besoin de la vertu pour prospérer. Pour accomplir son meurtre, le meurtrier a besoin d'avoir de la vigueur et de l'intelligence. Pour tricher, le tricheur a besoin de faire preuve d'une certaine malice. Pour voler, le voleur doit faire preuve d'habileté. Pour trafiquer, un membre de la mafia a besoin d'être d'une fidélité absolue à son clan.... Bref, partout où l'on trouve un mal, on le voit prospérer sur un bien qu'il parasite. De ce constat, Augustin tire la conséquence suivante : ce n'est jamais le mal qui produit quoi que ce soit ; il n'y a que l'être qui peut produire efficacement de l'être ; donc, il n'y a que le bien qui peut engendrer du bien. Par conséquent, rien ne justifie jamais une action mauvaise. Du mal ne peut jamais sortir aucun bien. Par exemple, si nous reprenons le cas de patron qui sous-paie ses employés, voici ce que dirait Augustin : ce qu'il gagne en volant ses employés, il ne pourrait le gagner si ses employés refusaient de travailler. Ce n'est donc pas le vol qui lui rapporte de l'argent, mais plutôt le travail de ses ouvriers. Or, en volant ses ouvriers, il leur ôte petit à petit le goût de travailler. Comme ils ont le sentiment qu'on fait semblant de les payer, ils finiront bien vite par faire semblant de travailler.... et l'argent que le patron croyait gagner en volant ses ouvriers, il découvrira un jour que son vol en a tari la source ! Bref, contrairement à ce que soutiendra Machiavel, le mal ne paie pas. Non pas parce qu'on sera puni un jour ou l'autre. Mais parce que la seule efficacité dont le mal puisse se vanter, c'est l'efficacité que lui prête le bien... un bien qu'il diminue petit à petit au fur et à mesure qu'il se répand, comme la maladie se répand dans un corps. « La fin ne justifie jamais les moyens », si on veut dire par là qu'une fin bonne peut être obtenue par des moyens mauvais. Car des moyens mauvais finissent par corrompre les fins les plus nobles.


Cette vision du Bien et du Mal se laisse merveilleusement représenter par la façon dont le christianisme envisage la relation de Dieu et du Diable. Dieu, c'est le Bien parce qu'il est l'être parfait, l' « ens perfectissimus ». Vivre pour le Bien, subordonner sa propre existence à la recherche du Bien, ce n'est donc pas chercher égoïstement son petit bien personnel (le Bonheur), c'est vivre pour Dieu (« fiat voluntas tua » : que ta volonté soit faite, et non la mienne). Au contraire, le Diable -contrairement à ce que supposait le manichéisme -n'est pas un dieu méchant. C'est un ange déchu, c'est-à-dire une créature subordonnée qui doit son existence à Dieu. Manière de dire que le Mal n'existe que par le Bien, tandis que le Bien n'a pas besoin du Mal pour exister. De là procède l'optimisme ontologique du christianisme : le Mal ne peut pas vaincre, le Mal est condamné à être terrassé. Car il n'existe qu'en parasitant le Bien. Satan n'existe que par la grâce de Dieu.


L'importance de la figure de l'Ange


Mais il y a aussi un autre élément très intéressant dans la représentation que le christianisme se fait du Mal. Le Mal, avons-nous dit, c'est Satan. Et Satan n'est rien d'autre qu'un ange déchu. Le modèle heuristique du Mal, c'est donc la figure de l'Ange. En quoi cette figure est-elle intéressante et riche de sens ? Parce qu'elle sert de contrepoint à une autre façon traditionnelle d'expliquer le Mal, en prenant pour modèle une tout autre figure : celle de l'Animal.


En effet, dans la tradition socratique, le mal que nous commettons n'est jamais un mal désiré : « nul n'est méchant volontairement ». Cette affirmation peut s'entendre en trois sens : 1) Celui qui fait le mal se trompe et croit faire quelque chose de bien ; 2) Celui qui fait le mal le fait par distraction, sans se représenter le mal qu'il fait ; 3) Celui qui fait le mal voit que ce qu'il fait est mal, mais croit qu'il est obligé de le faire pour obtenir un bien : il ne prend pas plaisir au mal qu'il fait, il ne désire pas ce mal pour lui-même, mais uniquement pour le bien qu'il lui permet d'obtenir. Par exemple, le tricheur ne triche pas pour le plaisir de tricher, mais uniquement pour avoir une bonne note. Autre exemple, proposé par Augustin : « il a été homicide. Pourquoi ? Il convoitait la femme ou l'héritage de son frère, il a voulu le voler pour vivre ou se mettre en garde contre ses larcins ; il brûlait de venger un offense. Aurait-il tué pour le plaisir même du meurtre ? Est-ce croyable ? ». Dans la mesure où la volonté est un désir rationnel, c'est à dire un désir orienté par la raison, on voit mal comment cette volonté pourrait jamais être « mauvaise ». Elle peut être mal orientée, certes, vouloir des biens qui ne sont pas réellement des biens... mais elle ne saurait sans contradiction désirer ce que la raison lui présente comme mauvais.


Pour expliquer alors nos mauvaises actions, Platon recourrait à une explication commode qui connaît encore aujourd'hui une belle postérité : à quoi pourrait être due notre incapacité à nous conduire raisonnablement, sinon à la présence de désirs puissants (épithumia), que nous ne contrôlons pas tout à fait parce qu'il sont en nous la marque d'une vie animale ? De ce point de vue, l'homme mauvais est toujours un être qui fait ressortir son fond bestial, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus bas et de moins rationnel en lui. Il est assez commode de pouvoir nous convaincre que notre incapacité à nous conduire raisonnablement est due ainsi à la présence de pulsions animales, profondément et solidement ancrées en nous. Ainsi conçue, la vie morale de l'Homme se résume à un conflit entre la voix de la Raison (ou de la volonté) et des pulsions sauvages qui ne cessent de le tirer vers un comportement bestial. C'est l'animal en nous, la bête que chacun porte en soi, qui est responsable de nos inconduites. Cette manière de voir, qui fait porter à l'animalité le poids de nos mauvaises actions, est suffisamment populaire encore pour expliquer les insultes dont nous nous servons si spontanément pour dénoncer des comportements que nous jugeons moralement inacceptables : “#Balancetonporc”... et tant pis pour le porc, qui n'y peut mais !


Une autre conséquence de cette façon coutumière de rendre compte de l'origine de nos mauvaises actions est de voir dans ces mauvaises actions rien de plus qu'un manque de mesure. Car ces désirs animaux ne sont pas mauvais en eux-mêmes : dans la mesure où ils sont naturels, ils ne sont pas en principe condamnables. Mais échappant au pouvoir de la raison, ils peuvent facilement devenir démesurés. C'est ce qui explique que, pour Platon comme pour Aristote, tout vice se laisse ramener à une incapacité à résister à l'appel du plaisir. Dans tous les cas, c'est l'excès (hybris) qui est condamné, plus que le désir lui-même. D'où l'importance du thème de la pléonexie, ce désir sans limite, véritable « tonneau des Danaïdes » (Platon). Être raisonnable, cela signifie rigoureusement : garder la juste mesure, faire ce qu'il faut, ni plus ni moins, là où il faut, quand il faut. S'il convient de ne pas trop lâcher la bride à nos désirs, c'est uniquement parce que -livrés à eux-mêmes- ces derniers ne manqueraient pas de devenir excessifs. Au contraire, tant qu'ils demeurent dans les limites du raisonnable, ces désirs sont sains et légitimes. La manière dont Platon et Epicure classifient les désirs (désirs nécessaires VS désirs vains ou superflus) témoigne que leur unique préoccupation est bien de fixer la juste mesure.


Mais cette explication ne convient pas du tout pour Augustin. L'idée que tous nos désordres proviendraient en nous de désirs incontrôlable n'est pas une explication satisfaisante. Ne serait-ce que pour cette raison simple qu'on ne voit pas les animaux se comporter aussi mal que les hommes. Aucun porc ne se comporte avec le raffinement de vice que nous voyons chez ceux qui sont supposés se comporter comme des “porcs”. Dans la tradition morale héritée de Socrate, il n'y a pas vraiment de place pour d'authentiques “salauds”. Pas de place pour ceux (et nous sommes tous de ce nombre) qui cherchent à humilier pour le plaisir d'humilier, qui veulent salir pour le plaisir de salir, qui veulent corrompre pour le plaisir de corrompre, et mentir pour la joie perverse de mentir. A la place, il n'y a que hommes qui font le mal par distraction, parce qu'ils ignorent où est le Bien. Ou alors des impuissants, qui veulent le Bien mais sont incapables de résister à la puissance de leurs désirs.


Or, c'est cette thèse que vient contredire frontalement la figure de l'ange déchu. Car ce dernier, est un pur esprit qui n'a aucun défaut d'intelligence. Il sait où est le Bien et il sait que ce Bien est Dieu. Etant un pur esprit, il n'est pas non plus travaillé par des pulsions physiques qu'il arriverait difficilement à contrôler. Lorsqu'il choisit de se rebeller contre Dieu, il le fait donc en parfaite connaissance de cause et “volontairement”. La question n'est pas de savoir si nous devons croire ou non en l'existence des anges, mais de comprendre l'importance conceptuelle inouïe que cette figure de l'ange assume dans la philosophie morale d'Augustin. Car ce changement de figure (l'ange déchu plutôt que la bête) opère un déplacement décisif : la possibilité enfin ouverte de penser l'existence d'une “volonté mauvaise”. Pour comprendre le mystère du mal, il faut regarder plutôt ce que font les anges que font les bêtes. Ce sont les anges qui nous apprennent le mystère du péché. Et ce mystère tient en peu de mots : pourquoi le diable, cet ange fait pour Dieu, a-t-il sciemment rejeté Dieu ?



La figure d'Autrui


Et la réponse à cette question n'est pas non plus mystérieuse : si le diable a rejeté Dieu, s'il s'est éloigné de lui, c'est -dit-on-par « orgueil ». Et l'orgueil, dans la tradition augustinienne, est le père de tous les péchés. Mais qu'est-ce donc que l'orgueil ?


Dans un fameux passage du livre II des confessions, Augustin raconte un épisode de sa jeunesse qui lui permet de montrer en acte cette volonté perverse : « Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n'avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu'à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois nous y goûtâmes, mais ne fut-ce que pour les jeter aux pourceaux ; simple plaisir de faire ce qui était défendu ». La valeur de cet exemple tient à son extraordinaire banalité. La force de l'exemple que prend Augustin, c'est qu'il ne s'agit pas d'une exception, d'une situation extrême qui montrerait les limites d'une loi générale (le « nul n'est méchant volontairement »), mais du cas le plus ordinaire qui soit : des adolescents s'ennuient un soir dans leur petite ville de province, ils traînent ensemble et font des bêtises pour passer le temps. Quoi de plus banal ? Et pourtant : cette aventure incroyablement banale, on ne peut plus ordinaire... fait mentir le précepte Socratique. Car le mal commis ici ne doit rien à l'attrait d'un bien qui le rendrait nécessaire : les poires volées n'étaient pas objet de désir. La preuve : les chenapans se sont amusés à les jeter. De même, le mal commis ne doit rien à une prétendue ignorance : au contraire, c'est parce que ces adolescents savaient parfaitement que ce qu'ils faisaient était mal qu'ils avaient envie de le faire, excités par le fruit défendu. Augustin, se remémorant cet épisode de son passé, l'exprime sans complaisance : « J'ai aimé ma difformité ; non l'objet qui me rendait difforme ; mais ma difformité même, je l'ai aimée ! ».


Mais ce constat n'est pas encore une explication. D'où vient un tel désir ? Qu'est-ce qui l'explique ? Pourquoi éprouvons nous une volonté spontanée pour tout ce qui est défendu, justement parce que c'est défendu ? N'est-ce pas là l'origine même de la faute d'Adam et Eve, le tout premier péché de l'humanité : d'avoir porté leur désir sur le seul arbre qu'il leur était interdit de désirer ? Or, cela demande une explication, que Augustin se charge de fournir aussitôt après avoir raconté l'épisode de son larcin. D'abord, à un premier niveau, ce vol de poire n'aurait jamais été possible sans la présence des camarades devant qui le jeune Augustin cherchait à se faire valoir : « Si j'aimai ces fruits, si je les désirai, que ne les volais je seul ? Ne suffisait-il pas à ma convoitise de commettre l'iniquité sans envenimer par le frottement de la complicité les démangeaisons de mon désir ? Mais ce plaisir que ces fruits ne me donnaient pas, je ne le trouvais dans le péché que par cette association de pécheurs (…) Seul, je n'eusse trouvé aucun plaisir à le faire, je ne l'eusse point fait. ». On voit ici comment la figure d'autrui pèse lourdement sur l'explication de la faute : c'est le désir d'impressionner ses camarades, le désir orgueilleux de se faire mousser auprès d'eux, qui provoque l'action délictueuse.


Ensuite, à un niveau plus profond, ce vol de poire serait inexplicable sans l'attraction irrésistible qu'exerce spontanément sur nous l'objet interdit. Ce n'est pas par ses qualités propres, mais uniquement par le fait qu'il est interdit que cet objet tend à devenir désirable. Pourquoi ? Là encore, ce phénomène ne peut s'expliquer si on ne fait pas intervenir une deuxième fois la figure d'Autrui. En effet, derrière la volonté de braver l'interdit gît le désir masqué de s'affranchir de notre dépendance à l'auteur de la loi. Notre révolte est dirigée obscurément contre la figure d'autorité qui prétend contraindre et diriger notre volonté. L'orgueilleuse tentation de se libérer de toute dépendance et de devenir ainsi l'unique maître de soi-même, voilà le mobile caché que Augustin expose au grand jour : « sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la toute-puissance ? C'est l'esclave qui fuit son maître et n'atteint qu'une ombre ! Ô corruption ! Ô monstre de vie ! Ô abîme de mort ! Ce qui était illicite a-t-il pu me plaire, et par cela seul qu'il était illicite ? »


Tel est donc l'orgueil : une volonté perverse qui est intimement liée à l'importance centrale de la figure de l'Autre. La mise en évidence de cette figure centrale d'Autrui passe par la découverte que fait Augustin de la subjectivité. Chez les grecs, c'est en tant qu'Homme (Anthropos) et non en tant que Sujet ou Personne que se définissait l'individu. Du coup, le problème des relations entre individus s'y posait comme le problème de la relation d'un homme avec un autre homme, et non pas comme le problème particulier de la relation d'un « Je » à un « Tu ». On considère en général que c'est Descartes qui, avec son cogito, opéra le passage de l'individu-Homme à l'individu-Sujet : « je pense, je suis ». En fait, c'est Saint Augustin qui a formulé le premier ce fameux cogito  : « Puisque donc je suis, moi qui me trompe, comment me puis-je tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain que je suis si je me trompe ? Ainsi, puisque ce serait toujours moi qui serait trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne puis me tromper lorsque je crois que je suis » (Cité de Dieu, XI) ! Cette découverte de la conscience (ce que Augustin nomme « l'homme intérieur ») est fondamentale. Car elle fait apparaître, logée au cœur de mon intimité, la présence dissimulée d'une altérité. Il n'y a de « moi » que pour un « autre » et par un autre. Il n'y a un « Je » que en face d'un « Tu ». Autrement dit, il y a toujours plus en moi que moi-même. Et Dieu est évidemment le modèle de cette altérité. « Mais quoi ! Vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même ; et c'est au dehors que je vous cherchais ; vous étiez avec moi et je n'étais pas avec vous ».


Faute de n'avoir pas bien compris le rôle central de cette altérité dans l'économie de notre vie, la philosophie grecque est donc passée complètement à côté de ce qui représente, pour Augustin, le principal danger. Tandis que l'intempérance représentait jusqu'ici la grande menace qui planait sur notre existence, Augustin nous invite à porter plutôt nos regards sur une autre menace : l'orgueil, cet amour immodéré de soi qui nous pousse à nous préférer à tout autre. « « L'orgueil est le commencement du péché » Et qu'est ce que l'orgueil, sinon l'appétit d'une fausse grandeur ? » Reprenant Saint Jean, Augustin distingue trois formes sous lesquelles se décline cet appétit de la fausse grandeur : la libido sciendi (désir de voir), la libido sentiendi (désir des sens) et la libido dominandi (désir de dominer).


Dans le cas de la libido dominandi, l'importance de la relation à autrui ne pose guère de difficulté. Le désir de gloire est en effet celui où la présence de l'autre dans l'économie de notre désir est la plus évidente. Platon remarquait que la passion de colère était toujours causée par le sentiment d'une injustice subie. Il y a colère lorsqu'il y a sentiment d'une offense. C'est ce qui motivait Platon, à réserver une place privilégiée à cette passion, dans laquelle il voyait un allié potentiel de la raison. Derrière tout homme en colère, il y a la révolte généreuse d'une âme qui se cabre contre l'injustice. Mais ce sur quoi Platon n'insiste pas, et qui est pourtant nécessairement impliqué dans la colère, c'est le fait que la colère a toujours rapport à un autrui. Contrairement au désir de richesse, qui est dirigé vers des choses, le désir de gloire, lui, est dirigé centralement vers la figure d'autrui. On se met en colère contre quelqu'un et non pas contre une chose. Dès lors, le désir de gloire peut tout aussi bien manifester l'amour de la justice que le désir de subjuguer les autres. Et la colère peut tout aussi bien être la révolte généreuse de celui qui se dresse contre l'injustice que l'horrible passion du tyran qui ne supporte pas de n'être pas admiré. Telle est la libido dominandi, et ses formes apparentées : l'envie, la jalousie, la haine impuissante...


Du même coup, on comprend qu'avec Augustin (et plus généralement avec le christianisme), la morale change profondément de signification : l'éthique de la vertu était centrée sur l'individu. Elle avait pour but de réaliser le bonheur de cet individu par le moyen de la vertu. La morale que nous avons hérité du christianisme est au contraire devenue une morale entièrement centrée sur la figure d'autrui. Le modèle de l'homme vertueux, c'est pour Aristote le « magnanime » : celui qui sait ce qu'il vaut et qui s'apprécie à sa juste valeur. Mais c'est que l'importance d'Autrui n'est pas vraiment reconnue par Aristote. Aussi ne parle-t-il jamais de l'envie, de la jalousie, du ressentiment, du sadisme.... Les vices qui l'occupent ne sont pas vraiment ceux que le christianisme nous a appris à voir. C'est pourquoi le modèle de l'homme vertueux, pour Augustin, c'est l'homme « bon », celui qui se soucie d'autrui, celui qui pense à autrui, celui qui évite de faire de mal à autrui. Le centre de gravité de la perspective morale s'est donc complètement déplacé ! Pour nous, désormais, être moral ne signifie plus être vertueux à la manière d'Aristote (c'est-à-dire atteindre un certain degré d'excellence qui manifeste notre accomplissement personnel) ; cela signifie être moral au sens d'Augustin : faire attention aux autres, être serviable, secourable... bref, faire preuve de charité et aimer son prochain. Rien ne saurait être plus éloigné de cette morale de l'amour du prochain que l'égoïsme aristocratique de la vertu. A l'une, la recherche du Bonheur. A l'autre, l'amour du seul Bien.



Eros et Agapè


Dans le cas de la « libido sentiendi » (la convoitise des biens du corps), où réside donc l'orgueil ? Cela est moins évident à comprendre. Le problème, en l'occurrence, ne réside pas du tout dans le fait d'aimer les biens du corps. Au contraire, Augustin ne cesse de se battre contre les appels ascétiques à rejeter le corps. Appels ascétiques qui découlent directement de la philosophie platonicienne. En effet, dans la théorie platonicienne, la poursuite du plaisir physique (l'épithumia) avait seulement besoin d'être limitée, contenue par la raison. Il ne s'agissait donc pas du tout de prétendre que la recherche du plaisir était en soi mauvaise. Mais en même temps, comparé au désir métaphysique d'éternité (la fameuse analyse d'Eros dans le Banquet), tout désir lié au corps devenait en même temps un désir voué à être dépassé. A quoi aspirons-nous, au fond, si ce n'est pas à la résorption de ce manque à être fondamental, lié à notre condition temporelle ? C'est cet aspect là de la théorie Platonicienne qui peut éventuellement conduire à rejeter le corps (« corps-prison (sôma-sèma) » dans le Phédon) et par là à considérer tout désir charnel comme intrinsèquement mauvais. Si « philosopher est apprendre à mourir », on doit alors comprendre que la vraie vie passe par une mort au corps. La dynamique d'Eros le conduit naturellement à partir de la beauté des corps pour rejoindre ensuite la vraie beauté, purement idéale. Lié au départ à la vie du corps et au désir sexuel, le vrai amour doit tendre-à l'image de Socrate face à Alcibiade -à s'en défaire complètement pour devenir chaste.


C'est contre cette conception que Augustin rappelle la bonté du corps. Il n'y a rien de répréhensible dans le désir charnel : « Prétendre que la chair est cause de l'immoralité et de tout vice quel qu'il soit, que l'âme vivant ainsi n'obéit qu'aux impulsions de la chair, c'est ne pas méditer sérieusement sur toute la nature de l'homme. (…) Quiconque attribue au corps l'origine de tous les maux de l'âme est dans l'erreur. En vain Virgile traduit les sentiments de Platon dans ces beaux vers de l'Enéide : « Originaires du ciel, un feu divin pénètre ces substances ; mais le faix de ce corps les appesantit : ces grossiers organes, ces membres envahis par la mort émoussent leur activité » ». Plus que Platon, c'est la doctrine des manichéens que critique ici Augustin, manichéens pour qui tout désir charnel était en soi considéré comme mauvais. Mais cette tentation manichéenne est d'autant plus perverse qu'elle ne prend pas forcément le visage austère d'une pudibonderie tatillonne, obsédée par le péché de chair. En fait, le manichéisme prend souvent une forme beaucoup plus captieuse, qui lui assure encore de nos jours un fabuleux succès : le culte de la passion amoureuse, issu du fameux éloge d'Eros chez Platon. Dans l'histoire de l'Occident, le succès de l'amour-passion doit beaucoup à sa réactualisation au 12e et 13e par le roman courtois. Selon Denis de Rougemont (in L'amour en Occident, 1956), la glorification de la passion amoureuse dans les sociétés occidentales est un lointain héritage du catharisme, hérésie médiévale issue elle-même du manichéisme :


« On sait assez, écrit de Rougemont, que pour les Grecs et les Romains, l'amour est une maladie dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C'est une « frénésie » dit Plutarque. «Aucuns ont pensé que c'était une rage... Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades ... » D'où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman courtois de Tristan et Iseult ? (…) Tel est l'amour platonicien : « délire divin », transport de l'âme, folie et suprême raison. Et l'amant est auprès de l'être « comme dans le ciel », car l'amour est la voie qui monte par degrés d'extase vers l'origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d'être soi et d'être deux dans l'amour même. L'Eros, c'est le désir total, c'est l'Aspiration lumineuse, l'élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l'extrême exigence de pureté qui est l'extrême exigence d'unité. Mais l'unité dernière est négation de l'être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l'élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d'Eros introduit dans la vie quelque chose de toute étranger aux rythmes de l'attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s'accomplir dans notre monde, parce qu'il ne veut embrasser que le Tout. C'est le dépassement infini, l'ascension de l'homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour. (…) Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d'être né, la réintégration dans l'Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente l'ascèse (aspect négatif de l'illumination), nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin de l'esprit, son but, c'est aussi la fin de la vie limitée, obscurcie par la multiplicité immédiate. Eros, notre Désir suprême, n'exalte nos désirs que pour les sacrifier. L'accomplissement de l'Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. »


On peut donc bien croire, par commodité, que nous aurions laissé derrière nous, définitivement, les illusions métaphysique du manichéisme, tendu vers un dépassement du monde physique. En réalité, il n'en est rien. C'est ce dont témoigne la survivance tenace du mythe de l'amour romantique dans nos sociétés. Il n'est, en somme, que l'autre nom de cette « pulsion de mort » dont Freud en son temps reconnaîtra la place fondamentale dans notre économie libidinale. Or, la promotion de l'amour chrétien opère une véritable inversion de ce modèle. A l'amour Eros, Augustin substitue l'amour Agapè, la charité. Le principe de cet amour consiste à trouver dans la tension vers le divin une raison supplémentaire d'aimer le monde physique plutôt que de s'en détourner et de le rejeter. Dans la doctrine chrétienne, la charité désigne l'amour de Dieu, justifiant en retour l'amour de sa Création. Car le monde physique, le monde crée, est un monde bien organisé. Sa bonté même est un témoignage en faveur de la bonté du créateur. Réciproquement, la supposition d'un Dieu d'amour (qui, par l'incarnation, se serait lui-même fait chair) est un puissant encouragement à aimer la création. Aimer ce monde physique, avec tout ce qu'il contient (en particulier les autres hommes), est donc une façon d'aimer aussi Dieu : « Heureux qui vous aime, écrit Augustin, et son ami en vous, et son ennemi pour vous ! Celui-là seul ne perd aucun être cher à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel et la terre ? ». Aimer Dieu, c'est aimer aussi l'amour de Dieu pour ses créatures, c'est participer à cette charité divine : « Quand nous avons de la dilection pour notre frère selon la dilection, nous avons pour lui de la dilection selon Dieu ; et il ne se peut pas que nous n'en ayons pas d'abord pour cette dilection même dont nous aimons notre frère » (De la Trinité, VIII)


Dans L'amour en Occident, Rougemont résume en quelques lignes remarquables la différence essentielle qui sépare Eros et Agapè : « L'incarnation de la Parole dans le monde -de la Lumière dans les Ténèbres -tel est l'événement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l'amour chrétien que l'Ecriture nomme agapè. (…) Toutes les religions connues tendent à sublimer l'homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Eros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c'est la non-vie, la mort du corps. La nuit et le Jour sont incompatibles, l'homme crée qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu'en cessant d'être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l'incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble. Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l'Evangile appelle « mort à soi-même », c'est le début d'une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n'est pas la fuite de l'esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! (…) Désormais, l'amour n'est plus fuite et perpétuel refus de l'acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l'amour fait apparaître le prochain. Pour l'Eros, la créature n'était qu'un prétexte illusoire, une occasion de s'enflammer ; et il fallait aussitôt s'en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu'à en mourir ! L'être particulier n'était guère qu'un défaut et un obscurcissement de l'être unique. Comment l'aimer vraiment, tel qu'il était ? Le salut n'étant qu'au-delà, l'homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens -et lui seul, parmi tous les dieux que l'on connaît- ne s'est pas détourné, au contraire : « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu'à les revêtir. Et revêtant la condition de l'homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l'Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n'était que fuite illusoire au-delà du concret de la vie. Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Eros cherchait le dépassement à l'infini. L'amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c'est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autre. (…) Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens. L'amour humain lui-même s'en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu'à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage. Un tel amour, étant conçu à l'image de l'amour du Christ pour son Eglise, peut être vraiment réciproque. Car il aime l'autre tel qu'il est, au lieu d'aimer l'idée de l'amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure (« Il vaut mieux se marier que de brûler », écrit Saint Paul aux Corinthiens). De plus, c'est un amour heureux -malgré les entraves du péché -puisqu'il connaît dès ici-bas, dans l'obéissance, la plénitude de son ordre ».


On voit par là comment le même principe commande, dans l'ordre de la charité, d'honorer à la fois les désirs de la chair et de lutter contre la libido dominandi. Dans les deux cas, il ne s'agit en somme que d’obéir à une nouvelle économie : celle d'Agapè et non plus celle d'Eros. A une pulsion de mort, substituer une pulsion de vie. A la haine de la chair, l'amour des corps. A la haine des autres hommes, l'amour du prochain...


La libido sentiendi


Toutefois, l'analyse d'Augustin au livre XIV de la Cité de Dieu ne s'arrête pas là. Si le désir des choses du corps n'a rien, en lui-même, de répréhensible, si l'amour des hommes ne nous éloigne aucunement de l'amour de Dieu, il n'en demeure pas moins que cet amour est susceptible de poser tout de même problème. Car dans l'obsession pour les choses de ce monde, il y a souvent bien autre chose qu'un simple amour pour le corps. Par exemple, la fascination que le sexe exerce sur les sociétés contemporaines n'a rien à voir, à l'évidence, avec une reconnaissance tardive de la valeur d'une sexualité épanouie. Elle a plutôt à voir avec une fascination malsaine qui tend à transformer le sexe en enjeu eschatologique, sésame pour une vie enfin réconciliée. Aussi bien, le corps n'est pas aimé pour lui-même, pour ce qu'il nous donne vraiment, mais il est idéalisé, fétichisé comme une idole. A ce titre, la sexualité occupe une place assez similaire aujourd'hui à celle qu'elle occupait jadis dans de vieux cultes païens (par exemple, le culte du dieu Priape), où l'on voyait en elle une façon de communier avec le divin1. La même chose vaut pour la richesse, dont le culte était déjà considéré par les hébreux de l'ancien Testament comme une attitude idolâtre : le culte du dieu Mammon. .


Qu'est-ce que l'idolâtrie ? C'est est une façon de diviniser la créature, de lui prêter les attributs de la divinité et d'escompter d'elle les bénéfices que l'on attend ordinairement d'une divinité. : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. (…) Et les sages de la première cité, vivant selon l'homme, n'ont recherché le bien qu'en eux-mêmes ; bien du corps, bien de l'âme, bien du corps et de l'âme  (…) Et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible, à des figures de bêtes, oiseaux ou reptiles » ; car ils ont entraîné ou suivi les peuples aux autels de l’idolâtrie ; « et ils ont préféré rendre à la créature le culte et l'hommage dus au Créateur, qui est béni dans tous les siècles » ».


Que signifie concrètement cette divinisation de la créature ? Pour exprimer cela plus clairement, nous pouvons laisser de côté un instant le langage religieux d'Augustin et formuler les choses en nous servant du vocabulaire philosophique : il y a deux façons pour une chose d'exister ; ou bien elle trouve son être en elle-même, par elle-même ; ou bien elle trouve son être dans un autre, qui lui donne d'exister. Par définition, tout ce qui a commencé d'exister dans un temps déterminé ne peut pas se donner à lui-même l'existence. Car il y a un temps où cette chose n'existait pas ; elle a donc reçu l'existence. Ce qui fait donc d'elle une « créature ». Seul ce qui n'a pas reçu l'existence parce que son essence même est d'exister (définition traditionnelle de Dieu : « ce dont l'essence enveloppe l'existence ») peut donner aux autres choses l'existence qu'elles n'ont pas d'elles-mêmes. Dans un registre plus trivial, on peut exprimer cette thèse métaphysique d'un point de vue sobrement biologique en disant : aucun d'entre nous ne peut se vanter de s'être à lui-même donné la vie. La vie, nous l'avons reçue, nous ne nous la sommes pas donnée. Or, derrière toute idole, il y a la volonté première d'ignorer ce don. Ce pourquoi Augustin y voit l'expression manifeste de l'orgueil : « c'est une fausse grandeur qui, délaissant celui à qui l'âme doit demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en quelque sorte son principe à soi-même ; et cela, quand l'âme se complaît trop en soi. Elle se complaît en soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait être préférablement à elle-même l'unique objet de ses complaisances. »


La libido sciendi


Ce même orgueil se manifeste enfin au niveau du désir de connaissance, cette tension qui définit le le philosophe. En effet, qu'est-ce d'autre que la philosophie sinon l'amour de la Vérité ? Mais ce qu'on nomme ainsi, ce n'est pas seulement une vérité (une parmi d'autres), mais le tout de la vérité, le point ultime vers lequel tend naturellement la connaissance : l'Idée du Bien. A ce titre, notait Platon, le désir philosophique était fortement apparenté au désir érotique. Certes, le philosophe n'est pas « sage », mais il tend à la sagesse et ne peut trouver son repos que dans la contemplation de l'unique Vérité. C'est dire que l'effort même de la raison, dans ce qu'il a de plus ambitieux, doit être compris lui aussi sous l'horizon d'un désir proprement métaphysique (ou « eschatologique »).


Mais l'image que propose Platon de ce désir philosophique est encore celle d'une ascension courageuse, par les moyens exclusifs de la raison, et sans aucun secours extérieur. Eros-philosophe, dans le Banquet, est assez justement comparé à un « chasseur habile, toujours ourdissant des ruses, aussi avide de savoir que fertile en idées ; passant toute sa vie à philosopher ». On ne saurait mieux présenter l'orgueilleuse ambition du philosophe : celle d'un titan qui s'élève, par la seule puissance de son esprit, à la contemplation ultime. La Vérité est une proie qu'il faut débusquer, et non pas ce qu'il faudrait attendre humblement. En cela, la Vérité platonicienne cesse d'être l'élément actif de la connaissance, contrairement à l'étymologie grecque du mot, que Heidegger rappelle souvent : Aletheia, c'est La Vérité considérée comme ce qui sort de l'ombre, ce qui se dévoile. Autrement dit, le terme « aletheia » définit la vérité comme ce qui se donne et non pas comme ce qui se « chasse ». Or, c'est exactement ainsi que l'entend encore Augustin. Au livre VI des Confessions, il raconte ainsi comment il a échappé à la tentation « gnostique », ce mouvement de pensée qui a accompagné les premiers temps de l'Eglise et qui faisait de la Vérité ultime un mystère auquel on pouvait parvenir au moyen d'une initiation plus ou moins codée : « Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, puissent s'arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans éclipse. (…) Toutefois, je préférais dès lors la doctrine catholique, jugeant qu'elle commande avec plus de modestie et entière sincérité de croire ce qui n'est point démontré (soit qu'on ait affaire à qui ne peut porter la démonstration, soit qu'il n'y ait point de démonstration possible), tandis que leurs téméraires promesses de sciences [celle des gnostiques], appât dérisoire à la crédulité, ne sont qu'un ramassis de fables et d'absurdités qu'ils ne peuvent soutenir et dont ensuite ils imposent la créance. Et votre main miséricordieuse et douce, « Seigneur ! » prenant et façonnant mon cœur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je croyais, dont je n'avait été ni témoin, ni contemporain ; tant d'événements dans l'histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d'actions, contés par des amis, des médecins, par tous les hommes qu'il faut admettre sous peine de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne m'assurait-elle pas des auteurs de ma naissance ? Et que pouvais-je en savoir, si je ne croyais au témoignage ? »  Ce passage est très intéressant, parce qu'il dénonce l'arrogance de la Libido sciendi (« téméraires promesses de sciences, appât dérisoire à la crédulité ») tout en justifiant l'attitude inverse de la foi accordée à une vérité « révélée ». Après tout, observe-t-il, l'essentiel de nos connaissances ne vient-il pas de la confiance que nous accordons à ceux qui nous instruisent et qui sont pour nous des témoins de vérité ? Qu'y a-t-il là de différent avec le principe de la foi religieuse ? On croit, parce qu'on estime que les témoins sont dignes de foi. Mais on ne peut prétendre, à proprement parler, « savoir ». Augustin préfère finalement la doctrine catholique aux promesses du gnosticisme, parce qu'il voit dans cette doctrine une invitation réaliste à ne pas prétendre connaître ce qu'on ne peut, tout au plus, que croire.


Mais là encore, comme dans les rapports du monde idéal et du monde sensible, il ne s'agit nullement d'abdiquer l'un pour l'autre. Pas plus que le monde physique n'est méprisable, la raison ne doit être abandonnée au profit d'un mysticisme d'illuminés. Tout au contraire : de même que le monde physique est d'autant mieux assumé que nous partons du monde idéal ; de même la raison est d'autant mieux assurée d'elle-même que nous la faisons dépendre de la foi en une Vérité révélée : « Et maintenant, ravivez votre attention. Tout homme veut comprendre ; personne qui n’ait ce désir. Mais tous nous ne voulons pas croire. On me dit : « Je veux comprendre pour croire. » Je réponds : « Crois pour comprendre. » ; voici donc une discussion qui s’élève entre nous et qui va porter tout entière sur ce point : « Je veux comprendre avant de croire », me dit l’adversaire ; et moi je lui dis : « Crois d’abord et tu comprendras. » (…) Moi qui vous parle, en ce moment, si je parle, c’est pour amener aussi à la foi ceux qui ne croient pas encore. Donc, en un sens, cet homme a dit vrai quand il a dit : « Je veux comprendre pour croire » ; et moi également je suis dans le vrai quand j’affirme avec le prophète : « Crois d’abord pour comprendre. » Nous disons vrai tous les deux : donnons-nous donc la main ; comprends donc pour croire et crois pour comprendre ; voici en peu de mots comment nous pouvons accepter l’une et l’autre ces deux maximes : comprends ma parole pour arriver à croire, et crois à la parole de Dieu pour arriver à la comprendre ».


Ce petit texte, tiré d'un sermon de Saint Augustin (le Sermon 43) résume de manière simple et limpide la complémentarité qu'il suppose entre la foi et la raison. Loin d'être une offense à la raison, l'acte de foi est au contraire ce que présuppose la raison, comme ce vers quoi elle tend. L'évidence de ce que dit Augustin est observable même au niveau des connaissances les plus triviales : pour comprendre ce que me dit un professeur, je dois d'abord commencer à lui faire confiance et croire qu'il y a en son discours une vérité à comprendre. Inversement, si la confiance n'est pas là, si je ne crois pas en lui, je m'arrêterai rapidement de chercher à le comprendre si j'ai du mal à le faire. A quoi bon m'obstiner à comprendre si tout cela est sans réel intérêt ? Il faut une foi profonde pour motiver la raison. Cette loi générale, observe Augustin, vaut pour tous, également pour ceux qui prétendent se passer de la foi. En réalité, ils prétendent s'en passer parce qu'il ont une foi immodérée en leurs propres capacités. Autrement dit, c'est moins de la vérité dont ils sont amoureux que des ressources formidables de leur esprit. Amour de soi donc, plutôt qu'amour de cette vérité qui n'est pas nous et, parce qu'elle n'est pas nous, peut tout aussi bien nous éclairer que nous confondre. Celui qui désire réellement la vérité ne peut conditionner son acceptation de la vérité à sa convenance personnelle, en rejetant par principe toute vérité qui serait pour lui humiliante. Or, tel est l'effet direct de la libido sciendi, qu'elle conduit à « refuser d'être trompés », tout en refusant cependant « d'être convaincus d'erreur » : « De l'amour de ce qu'ils prennent pour la vérité vient leur haine de la vérité même. Ils aiment sa lumière et haïssent son regard. Voulant tromper sans l'être, ils l'aiment quand elle se manifeste, et la haïssent quand elle les découvre »


La désobéissance, salaire de la désobéissance


L'amour immodéré de soi (l'orgeuil) n'est pas seulement mensonger dans son principe. Il est aussi catastrophique dans ses effets. Augustin résume, dans un passage célèbre du livre XIV de la Cité de Dieux, ce qu'il perçoit comme un remarquable mécanisme d'inversion : « L'homme qui, fidèle, fût devenu spirituel dans sa chair, devient charnel dans son esprit ; l'homme qui, dans son orgueil, s'est plu à lui-même, Dieu, dans sa justice, le laisse à lui-même ; et toutefois l'homme n'est pas destiné à l'indépendance ; mais, en désaccord avec soi, c'est sous le joug de celui dont il s'est fait le complice que, au lieu de cette liberté si désirée, il va trouver un dur et misérable esclavage ; mort spirituellement par sa volonté, la mort corporelle l'attend contre sa volonté (…) Enfin, pour trancher le mot, quelle autre peine est infligée à la désobéissance que la désobéissance même ? Car est-il pour l'homme une autre misère que la révolte de lui-même contre lui-même ? Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait ; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fût pas possible, il ne voulait que ce qu'il pouvait ; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant, et tel qu'à l'origine l’Écriture nous le montre : « l'homme n'est que vanité ». qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'est-à-dire sa volonté ; à l'esprit la chair esclave ? » 


Le fait est qu'on ne peut prétendre échapper à notre dépendance à l'égard d'Autrui qu'en retombant aussitôt dans une dépendance plus cruelle encore. Ainsi en va-t-il pour la libido dominandi : la prétention de s'affranchir de l'autorité morale conduit immanquablement à tomber sous la férule tyrannique des autres. De ce point de vue, l'épisode du vol des poires est éloquent : c'est simultanément que le jeune Augustin se libère de la loi et qu'il se retrouve en même temps captif de l'influence de ses camarades.


Il en va rigoureusement de même dans le cas de la libido sciendi : le désir, comme l'on dit aujourd'hui, de « penser par soi-même » plutôt que de se soumettre humblement à un « maître de vérité », ne conduit pas davantage à exercer librement son propre jugement. Au contraire, elle amène à se soumettre à l'autorité tyrannique d'un « maître à penser » qui -loin de libérer la raison- l'étouffe. Il importe peu que ce « maître à penser » soit un gourou (dans la terminologie chrétienne : « un faux prophète ») ou l'opinion publique tout entière. Ce qui compte est que la vérité, considérée comme idéal transcendant et donc inaccessible au pouvoir de la seule raison, se change aussitôt en savoir prétendu. Non pas objet de croyance, mais objet putatif de connaissance. Intellectuellement, la foi religieuse laisse libre qui s'y soumet car elle ne prétend jamais être un savoir auquel nous serions contraints d'adhérer. Il faut croire, faute de savoir ; et croire « pour » savoir. Mais on échappe beaucoup plus difficilement à la contrainte d'une idéologie qui se prétend d'entrée de jeu « scientifique » (par exemple, l'idéologie marxiste, l'idéologie nazie...) , précisément parce qu'elle se présente pour un authentique savoir. Évoquant les esprits orgueilleux qui cèdent à la libido sciendi, Augustin conclut : « par une jute rémunération, les dévoilant malgré eux, la vérité leur reste voilée ». Que veut-il dire ? La libido sciendi nous porte à ne pas vouloir être trompé, mais à ne pas vouloir non plus être convaincu d'erreur. Telle est la façon dont l'orgueilleux aime la vérité, non pour elle-même mais seulement pour lui-même. Il veut bien que la vérité l'éclaire, mais surtout pas que la vérité le confonde. Or, le résultat final est exactement l'inverse du but escompté : non seulement l'orgueilleux est trompé (parce que ce qu'il prend pour « la vérité » n'est jamais rien de plus au final que la conviction de certains hommes), mais en plus il est convaincu d'erreur  (parce qu'il n'en devient que plus facile de montrer alors que sa pensée obéit à un déterminisme, à des influences cachées qu'il ignore).


Mais c'est sans doute dans le cas de la libido sentiendi que ce mécanisme d'inversion (la désobéissance comme salaire de la désobéissance) est le plus spectaculaire. Rappelons ce qu'est, pour Augustin, la signification philosophique de cette libido : en se rabattant sur la convoitise exclusive des biens de ce monde, l'homme orgueilleux prétend s'affranchir de toute dépendance à l'égard d'un Être transcendant à qui il devrait sa vie. Par sa volonté de couper le lien ombilical qui le tenait uni à son principe, il s'autonomise donc en prétendant devenir l'unique maître de son existence. Mais, observe Augustin, cet acte de libération entraîne rapidement une servitude encore pire que celle à laquelle on voulait échapper. A la soumission à Dieu succède aussitôt la tyrannie exercée par le corps. Une tyrannie qui peut s'entendre à deux niveaux. Premier niveau : l'homme qui s'est émancipé d'un Dieu sur-humain n'a conquis sa liberté que pour se soumettre à la pression d'un monde devenu in-humain. Libéré de la présence de Dieu, le monde ne devient pas plus humain, mais il tend au contraire à devenir inhumain. L'ordre que l'homme engendre, le monde qu'il aménage pour son bénéfice exclusif (et non pour la gloire de Dieu), tend immanquablement à devenir un ordre qui lui échappe, un monde d'objets et de machines qui échappe à son contrôle. Prétendant occuper la position du créateur souverain, l'homme est rattrapé par les créatures qu'il a lui même engendré. Destinée initialement à le servir, la technique fait ainsi de lui son docile serviteur. On n'arrête pas le progrès, parce que littéralement on ne « peut » plus l'arrêter. Le mythe moderne de Frankenstein n'est, de ce point de vue, que la prise de conscience tardive de ce mécanisme d'inversion, qui transforme le monde des hommes (un monde sans Dieu) en un monde déshumanisé. Ajoutons que ce caractère « inhumain » est aussi, selon Augustin, l'un des attributs caratéristiques de l'idole. La première idole, parce qu'elle est celle qui crée les autres, c'est bien sûr l'homme lui-même, être créé qui prétend se faire son propre créateur. Mais rapidement, remarque Augustin, l'idole devient simple objet, ou animal (les dieux antiques sont souvent figurés comme des animaux), ou la Nature elle-même (le dieu Pan)... puis, plus tard encore : la Nation, la Race, le Progrès.... tous êtres formidables qui ont pour point commun de n'être pas placés au-dessus de l'Humanité, mais hors d'elle. Moralité de l'histoire : commençant par se vouer un culte à lui-même, l'homme en vient inévitablement à vouer un culte aux forces anonymes qui le dominent.


bottom of page