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Le Bien et le Mal chez Saint Augustin

Qu'est-ce que le Bien ? C'est la norme idéale qui régit toutes choses. Ce n'est pas un hasard si Platon faisait de l'Idée du Bien son « principe anhypothétique » : le monde des Idées est en effet le modèle de tout ce qui existe dans la réalité et la perfection des choses se mesure à leur proximité par rapport à ce modèle idéal.


La première caractéristique essentielle de cette idée réside dans son universalité : l'idée du Bien (ou : le Bien) est un modèle universel. Autrement dit, elle se fiche des frontières ! La norme morale passe donc au-dessus des statuts, des traditions, des coutumes, des lois politiques. Ce n'est pas parce qu'un homme serait un homme d'affaire qu'il pourrait se croire dispensé d'agir moralement. Ce n'est pas parce qu'il serait un grand artiste qu'il aurait le droit de se croire exempté d'un comportement décent. De même, c'est au nom de cette idée du Bien (idée universelle) qu'il est permis à un homme de critiquer les traditions et les coutumes de sa culture. Lorsque Montaigne critiquait les normes culturelles de l'occident en faisant l'éloge des cannibales, il témoignait qu'un homme peut juger les valeurs de sa culture, parce qu'il dispose d'une norme transcendante (la norme du Bien) en fonction de laquelle il était possible de porter un jugement objectif. De même, enfin, juger les lois d'un pays n'a de sens que si nous pouvons nous réclamer d'une loi supérieure. Autrement dit, avec l'idée du Bien, la morale devient l'arbitre ultime de notre conduite. Rien de ce que nous faisons n'a la moindre valeur si ce que nous faisons est moralement contestable. Parce qu'elle est une norme transcendante, la morale se retrouve placée au dessus de toutes nos normes. Elle est donc une norme souveraine que tout homme est appelé à servir, quelle que soit sa position. Le Bien suprême n'est donc pas le Bonheur ; le Bien suprême, c'est le Bien !


Parce qu'elle est universelle, l'idée du Bien est donc placée au-dessus de toutes les normes collectives. Elle libère donc les individus de toute soumission aux règles d'un groupe social. C'est la deuxième caractéristique attachée à l'idée du Bien. Cette conséquence politique est tellement immense que l'historien Karl Jaspers voyait dans l'apparition de cette idée le plus grand basculement qui se soit jamais produit dans l'histoire intellectuelle de l'humanité. Concentré sur quelques siècles, au premier millénaire avant notre ère, ce changement qu'il nommait « l'âge axial », a en effet vu l'apparition en Chine, en Inde et en Occident de toutes les grandes religions que nous connaissons aujourd'hui. Le trait caractéristique essentiel de ces religions est l'importance nouvelle qu'elles accordent désormais au salut des « individus ». Autrement dit, la religion cesse d'être l'affaire exclusive d'une cité ou d'un peuple. En proposant un Bien placé au-dessus de la patrie ou de l'empire, ces religions ont littéralement « désacralisé » les groupes sociaux. Aussi, toutes ces religions ont-elles le même point commun : elles font valoir l'universalité des normes morales contre le particularisme des « dieux de la cité » : la vie religieuse n'est plus au service de la cité, mais au service d'un Bien transcendant. Cela est vrai dans la religion persane de Zoroastre, qui enseigne l'existence de deux principes coéternels et incréés, le principe du Bien (Ormuzd) et le principe du Mal (Ahriman), qui se partagent l'empire du monde. Cela est vrai aussi de l'enseignement de Confucius, qui promeut une morale plus humaine, sociale et terrestre. Cette préoccupation morale est aussi insistante dans l'enseignement du Christ que dans celui de Socrate. Le Bien suprême ne réside donc plus dans la famille, le clan ou la patrie, mais dans le Bien. Ce qui compte par dessus tout n'est plus de protéger les membres de notre tribu, mais de servir le Bien en devenant un « saint homme ».


Disciple de Platon et chrétien converti, Saint Augustin est un bon représentant de cette perspective morale. Centrée exclusivement sur la quête du Bien, sa vie personnelle est un long cheminement vers la conversion. Dans les confessions, il raconte ce chemin en expliquant comment cette quête du Bien l'a amené jusqu'au baptême. Plus qu'un témoignage personnel, c'est un véritable parcours théorique qu'il propose dans ce texte. Un parcours qui commence, comme il se doit, par une longue méditation à propos du Bien. Qu'est-ce qui fait qu'une chose est « bonne » ? Qu'est-ce qui donne à une chose sa qualité d'être « bonne » ? A cette question, Augustin répond  simplement : « tout ce qui est, est bon ». Autrement dit, le bien n'est rien d'autre que l'être. Bien et être, c'est la même chose. Saint Thomas d'Aquin, des siècles plus tard, formulera cela de la manière suivante : « Le Bien, le Beau, le Vrai, sont convertibles avec l'être ». C'est la définition la plus simple que nous puissions proposer du Bien ! Être bon, c'est être ! Par conséquent, la bonté d'une chose se mesure à sa quantité d'être. Plus elle a d'être, plus elle est bonne.


La conséquence logique de cette définition est que toute chose est bonne, dans la mesure où elle existe. Augustin s'oppose à la vision prétendument platonicienne d'un monde sensible « mauvais » et d'un corps « prison de l'âme ». Cette vision dualiste, qui voit dans le monde sensible le lieu du mal, a été reprise par un courant religieux contre lequel Augustin ne cesse de se battre : le « manichéisme ». Les disciples de Mani considèrent en effet qu'il y a deux dieux, un dieu bon et un dieu mauvais, qui sont en conflit permanent. Et le monde d'ici-bas est tout acquis au dieu mauvais. C'est ce mépris du monde sensible (et aussi le mépris du corps) que critique ouvertement Augustin. Si le Bien et l'être sont convertibles, alors nous n'avons aucun droit de mépriser les réalités terrestres. Contre Platon et tout un mouvement qui encourage les hommes à mépriser le monde sensible (et tout ce qu'il contient), Augustin se sent intellectuellement plus proche de la doctrine chrétienne. Celle-ci défend en effet un point de vue plus bienveillant à l'égard du monde sensible : non seulement la création du monde sensible est bonne (car voulue par Dieu), mais de plus les corps eux-mêmes ne doivent pas être méprisés puisqu'ils sont voués à ressusciter eux aussi au jour du Jugement dernier.


Mais si le Bien et l'Être sont convertibles, alors cela veut dire inversement que le Mal est un manque d'être : « le mal n'est pas une substance, car s'il était une substance il serait bon ». Ainsi, la maladie, la douleur, la mort.... toutes ces choses sont mauvaises parce qu'elles désignent l'absence d'une chose. Ce qui les qualifie n'est pas un être, mais un manque d'être : « Ce qu'on appelle mal, qu'est-ce autre chose que la privation d'un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d'autre que le fait d'être privé de la santé. (…) au lieu d'être une substance, blessure et maladie sont le défaut d'une substance corporelle, puisque le corps est la substance, un bien par conséquent, à laquelle surviennent à titre d'accidents ces maux, qui sont, en réalité, la privation de ce bien qu'on nomme la santé». Augustin s'oppose donc à tous ceux qui voudraient nier la réalité du mal en faisant du mal une simple affaire de perspective. C'est exactement ce que proposaient les stoïciens, lorsqu'ils incitaient leurs disciples à ne plus forcément considérer que la maladie ou la mort étaient des maux. Dans la perspective de la Nature, tous ces maux humains sont des bienfaits. Ne reste plus, dans ce cas, qu'à désirer tout ce qui arrive en apprenant à le contempler du point de vue de la Nature toute entière : c'est ce que les stoïciens nomment « l'amor fati » et Spinoza « l'amour intellectuel de Dieu ». Là encore, Augustin découvre que sa propre position est beaucoup plus proche de la doctrine chrétienne, parce qu'il refuse d'affirmer que le mal est relatif.


Il existe dans la Bible un passage qui raconte l'histoire d'un pauvre homme qui, en quelques années, se retrouve accablé de tous les maux possibles : il perd sa femme, il perd ses enfants, il perd tout son argent et se retrouve atteint d'une terrible maladie de peau. Ce pauvre Job se retrouve assis sur un tas de fumier, à attendre la mort comme une délivrance. Des amis viennent le voir pour le réconforter et ils lui tiennent exactement le discours de stoïciens : « dis-toi que ce qui est un mal pour toi est peut-être un bien pour Dieu. Apprend à considérer les choses avec hauteur ». Mais ce qui de Job une figure atypique, c'est précisément son refus de relativiser le « mal ». Si le mal est la privation d'un être, alors le mal n'est pas un simple point de vue ! La maladie est un mal, car c'est la privation de la santé ; la mort est un mal, car c'est la privation de la vie ; la pauvreté est un mal, car c'est le manque des choses nécessaires à la vie.... et ainsi de suite. Certes, le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres. Par exemple, la maladie d'un homme fait le bonheur du virus ; la mort d'un homme est un bienfait pour son ennemi ; la pauvreté de l'ouvrier est une aubaine pour celui qui le fait travailler. Mais même dans ces cas, ce n'est ni la maladie, ni la mort, ni la pauvreté qui sont des biens ! Car la mort, la maladie et la pauvreté n'ont pas d'être. Ce qui est un bien, pour le virus, c'est la nourriture substantielle dont il dispose pour croître ; ce qui est un bien, pour l'ennemi, c'est le retour substantiel de sa tranquillité une fois mort son ennemi juré : ce qui est un bien, pour la patron, c'est tout l'argent sonnant et trébuchant qu'il gagne en sous-payant ses employés. Bref, un mal peut être parfois l'occasion d'un bien... mais en aucun cas, on a le droit de relativiser le mal en disant qu'il n'est pas un mal ! Job préfère donc continuer à lever le poing au ciel en dénonçant le mal qui l'accable. Et Augustin pense qu'il a raison : contrairement à ce que pense Spinoza, le mal n'est pas une simple « relation ».


Nous venons de parler du « mal de peine » : c'est le mal que l'on subit, le mal dont on souffre. Mais la même définition s'applique aussi pour le « mal moral » : le mal que l'on fait, le mal dont on fait souffrir les autres. Car lui aussi est un manque d'être. Le vice, c'est toujours la marque d'une imperfection, d'un manque, d'un défaut. L'homme vicieux n'est pas pleinement ce qu'il peut être, il est donc un être déficient. Pas seulement déficient parce qu'il lui manque de l'être ; mais déficient aussi parce que -manquant d'être- il ne peut avoir par lui-même aucune efficacité. C'est une très grande vérité morale que découvre ici Saint Augustin : le mal ne peut pas agir par lui-même ; pour agir, il a besoin d'utiliser le bien. « Si la corruption l'anéantit, elle-même ne durera pas, faute d'un être qui lui permette de subsister. Par conséquent, ce qu'on appelle le mal n'existe pas s'il n'existe aucun bien. (…) C'est-à-dire qu'il ne saurait jamais exister aucun mal là où n'existe aucun bien. ». Pour prospérer, la maladie a besoin d'un corps sain à parasiter ; de même, le vice a toujours besoin de la vertu pour prospérer. Pour accomplir son meurtre, le meurtrier a besoin d'avoir de la vigueur et de l'intelligence. Pour tricher, le tricheur a besoin de faire preuve d'une certaine malice. Pour voler, le voleur doit faire preuve d'habileté. Pour trafiquer, un membre de la mafia a besoin d'être d'une fidélité absolue à son clan.... Bref, partout où l'on trouve un mal, on le voit prospérer sur un bien qu'il parasite.


De ce constat, Augustin tire la conséquence suivante : ce n'est jamais le mal qui produit quoi que ce soit ; il n'y a que l'être qui peut produire efficacement de l'être ; donc, il n'y a que le bien qui peut engendrer du bien. Par conséquent, rien ne justifie jamais une action mauvaise. Du mal ne peut jamais sortir aucun bien. Par exemple, si nous reprenons le cas de patron qui sous-paie ses employés, voici ce que dirait Augustin : ce qu'il gagne en volant ses employés, il ne pourrait le gagner si ses employés refusaient de travailler. Ce n'est donc pas le vol qui lui rapporte de l'argent, mais plutôt le travail de ses ouvriers. Or, en volant ses ouvriers, il leur ôte petit à petit le goût de travailler. Comme ils ont le sentiment qu'on fait semblant de les payer, ils finiront bien vite par faire semblant de travailler.... et l'argent que le patron croyait gagner en volant ses ouvriers, il découvrira un jour que son vol en a tari la source ! Bref, contrairement à ce que soutiendra Machiavel, le mal ne paie pas. Non pas parce qu'on sera puni un jour ou l'autre. Mais parce que la seule efficacité dont le mal puisse se vanter, c'est l'efficacité que lui prête le bien... un bien qu'il diminue petit à petit au fur et à mesure qu'il se répand, comme la maladie se répand dans un corps. « La fin ne justifie jamais les moyens », si on veut dire par là qu'une fin bonne peut être obtenue par des moyens mauvais. Car des moyens mauvais finissent par corrompre les fins les plus nobles.

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