La question du jugement dans Alice au pays des merveilles
- damienclergetgurna
- il y a 1 jour
- 9 min de lecture
« A l'âge où je suis, et n'ayant éprouvé ni augmentation ni diminution, je suis dans l'espace d'une année d'abord plus grand, ensuite plus petit que toi, qui es jeune, non parce que le volume de mon corps est diminué, mais parce que celui du tien est augmenté. Car je suis dans la suite ce que je n'étais point auparavant, sans être devenu ; puisqu'il est impossible que je sois devenu tel sans que je le devinsse, et que n'ayant rien perdu du volume de mon corps, je n'ai pu devenir plus petit ». Cette remarque assez énigmatique est tirée du Théétète de Platon. Socrate s'adresse au jeune Thééthète en lui faisant remarquer simplement que l'enfant qu'il est deviendra grand. Pour l'instant, Thééthète est plus petit que Socrate, mais un jour viendra inévitablement où Thééthète sera grand et c'est alors Socrate qui paraîtra petit auprès de lui. Quoi d'étonnant ? Les enfants grandissent il est tout à fait dans l'ordre des choses qu'ils finissent par dépasser en taille les adultes qui les regardaient de haut. Ce qui est étonnant dans la remarque de Socrate est que Socrate paraisse tellement étonné d'un phénomène aussi naturel et ordinaire. Qu'y a-t-il de si étonnant à ce que Socrate paraisse un jour « petit » auprès d'un Thééthète devenu adulte ? Ça ne semble pas être un problème de taille, digne de figurer dans un traité ardu de philosophie consacré au thème de la connaissance. Ou plutôt si : c'est rigoureusement un problème de taille, un problème qui concerne la taille de Socrate. Oh, je ne sais plus !
On a l'impression d'être tombé d'un seul coup dans le terrier du lapin. Alice aussi a un problème de taille, c'est le moins qu'on puisse dire. Au début du roman de Lewis Caroll, la petite fille tombe dans le puit du sommeil et atterrit inopinément dans un monde tellement invraisemblable que plus rien n'y semble impossible. Tout au long du roman, elle ne cesse de rapetisser ou de grandir. De petite, elle devient grande, de grande elle devient toute petite, sans arrêt dans une direction puis dans l'autre. Elle boit d'abord la bouteille où est inscrite l'étiquette « BOIS-MOI » et elle devient toute petite. Puis ensuite, « son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l'ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s'il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s'il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d'une façon comme de l'autre j'irai dans le jardin, et , ensuite, advienne que pourra ». Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec anxiété : « vers le haut ou vers le bas ? » en tendant sa main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou descendre . ». A ce moment, Alice devient très grande, au point de perdre de vue ses « pauvres petits pieds ». Ses pieds ont-ils grandi avec le reste de son corps ? Faut-il comprendre qu'ils lui paraissent petits parce qu'elle les voit maintenant de très loin et de très haut ? Ah, c'est compliqué. Mais la petite Alice qui, comme tous les enfants n'arrête pas de grandir, se trouve rapidement trop grande et au milieu d'un torrent de larmes elle agite mécaniquement l'éventail abandonné en toute hâte par le lapin pressé, sans s'apercevoir que ce geste la fait à nouveau rapetisser, tellement que l'expression « torrent de larmes » cesse bientôt d'être une hyperbole poétique pour devenir réellement et au sens propre « un torrent » qui l'emporte. Un peu plus tard, dans la maison du lapin, Alice dévore des petits cailloux transformés en petits gâteaux, qui la font grandir inopinément. On ne peut décidément pas se fier aux gâteaux : tantôt ils vous transforment en quelqu'un de tout petit, tantôt ils vous transforment en un véritable géant. On ne peut pas non plus se fier aux champignons, car le même champignon d'un côté aura la vertu de la faire grandir, d'un autre côté la rendra plus petite. On n'y comprend décidément plus rien. Alice a bel et bien un problème avec sa taille et c'est pour elle, sans contestation possible, un problème de taille : « C'était bien plus agréable à la maison, pensa la pauvre Alice ; on ne grandissait pas et on ne rapetissait pas à tout bout de champ ! ».
Se pourrait-il alors que l'l'énigmatique remarque de Socrate nous aide à comprendre un peu mieux les problèmes de croissance de la « pauvre » Alice ? Revenons à ce que nous dit Socrate. Ce dernier s'étonne, donc,lui qui est plus grand actuellement que le jeune Thééthète, d'être un jour plus petit que lui sans avoir pourtant personnellement changé de taille. Rigoureusement, le même Socrate qui est maintenant plus grand que son élève sera un jour plus petit que lui, mais cette transformation se produira, pour Socrate du moins, à taille constante. Dans l'intervalle, sa taille n'aura pas changé d'un pouce, mais lui qui avait auparavant la propriété d'être un grand aura maintenant énigmatiquement la qualité d'être petit.. D'un simple point de vue logique, il est difficile que le même individu ou la même chose puisse changer ainsi de propriété en demeurant strictement égale à elle-même, sans subir aucune modification : « jamais aucune chose ne devient ni plus grande, ni plus petite, soit pour la masse, soit pour le nombre, tant qu'elle demeure égale à elle-même ». Si donc Socrate peut devenir plus petit sans changer de taille, c'est uniquement parce que la propriété « petit » ou « grand » est une propriété purement relative. La propriété « petit » ne désigne pas la taille de Socrate, mais seulement de la taille de Socrate avec celle de Thééthète. C'est relativement à l'enfant Thééthète que Socrate est « grand » et c'est relativement à l'adulte Thééthète que Socrate deviendra « petit ».
Cette idée n'a rien de révolutionnaire en soi ; mais elle représente déjà un sérieux motif de consolation pour la jeune Alice. Car tout enfant a naturellement le désir de grandir. A force de s'entendre répéter qu'elle est trop petite pour faire ceci ou cela, à force de se voir continuellement traitée comme une « petite », Alice projette spontanément dans son rêve cette question d'importance : « suis je une petite ? Suis-je une grande ? ». Et la réponse que son rêve lui apporte est qu'elle n'est en réalité ni l'une ni l'autre ou plutôt qu'elle est à la fois grande et petite. Tout est une question de rapport, de perception. Elle est trop grande, assurément, parce qu'elle se retrouve coincée dans un univers peuplé d'animaux petits et de cartes à jouets qui sont les compagnons familiers, réels ou imaginaires, de sa chambre d'enfant. Coincée dans la maison du lapin, elle pense logiquement qu'on pourrait l'en délivrer en ôtant simplement le toit de la maison comme s'il s'agissait là d'une simple maison de poupée. Mais d'un autre côté, elle devient aussi sans cesse trop petite car son rêve ne cesse de l'ajuster à la taille des protagonistes de ses aventures, à la faire rentrer dans un espace de jeu dimensionné à la taille d'une souris, d'une chenille ou d'un lézard. Pour s'adapter à l'espace de ses aventures et pour pouvoir entrer en rapport avec les différents personnages, elle doit donc sans cesse établir le juste rapport, c'est-à-dire trouver le bon rapport de taille. Trop grande, elle ne peut pénétrer dans le jardin. Trop petite, elle ne saurait entrer dans la maison de la duchesse.
Mais l'intérêt cette histoire n'est pas simplement de nous faire comprendre l'obsession des enfants pour les rapports de taille. Lewis Caroll, en plus d'être un merveilleux écrivain, était professeur de logique au Christ Church College, à Oxford. En plus d'écrire des histoires pleines de dialogues et d'images illustrées, il lisait donc aussi -comme la sœur d'Alice au début du roman- des ouvrages très sérieux, par exemple le Thééthète de Platon, où Socrate se demande avec embarras comment il pourrait bien devenir petit sans subir aucune espèce de modification. Un homme aussi érudit que Lewis Caroll n'ignorait probablement pas que cette question posée par Socrate, sous son apparence anecdotique, avait en réalité pour but d'interroger rien de moins que la structure logique de nos jugements. Juger, en logique, c'est nier ou affirmer le rapport entre deux termes. Cette mise en rapport prend invariablement la forme d'une proposition, qui se présente sous l'apparence d'un énoncé du type : « les chats mangent les chauve-souris » ou « les chauve-souris mangent les chats ». Pour le dire simplement, une proposition, par le moyen de laquelle on juge, affirme ou nie quelque chose à propos de quelque chose. « C'est peut-être une illusion, mais il me paraît que l'âme, quand elle pense, ne fait autre chose que s'entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant : et que quand elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins promptement, quand elle sort du doute et qu'elle prononce, c'est cela que nous appelons juger. Ainsi, juger, selon moi, c'est parler, et le jugement est un discours prononcé, non à un autre, ni de vive voix, mais en silence et à soi-même. (…) Juger qu'une chose est une autre, c'est donc se dire à soi-même, ce me semble, que telle chose est telle autre ». Or, voilà le problème : lorsque je pose que « Alice est petite » j'énonce bien une proposition qui a l'air de dire quelque chose à propos d'Alice, mais qui en réalité renvoie à une simple perception subjective. C'est pour moi, qui suis un adulte, que Alice est petite. Mais elle paraît évidemment gigantesque au lapin, la première fois qu'il tombe sur elle. Ne pourrait-on pas suspecter, dans ce cas, que toutes les propriétés que nous attribuons aux choses, lorsque nous énonçons des jugements, sont pareillement relatives à notre perception ? De sorte qu'il n'y aurait pas vraiment de propriétés objectives, des propriétés inhérente à l'objet en lui-même, mais seulement des propriétés perçues subjectivement ?
Si cette hypothèse était confirmée, qu'en résulterait-il ? Il serait alors impossible d'assigner un sens fixe aux mots dont nous nous servons dans nos propositions. Le sens propre ne serait au fond pas plus légitime que le sens figuré, et le sens figuré ne serait pas plus impropre que le sens propre. Tous les mots de notre langage seraient alors emportés dans une circulation incessante, une fabuleuse métamorphose qui transformerait continuellement les choses les unes dans les autres, les cartes à jouer en soldats et les soldats en arceaux mobiles pour un jeu de croquet. Il n'y aurait plus rien de fixe, même pas les règles du jeu. Dans ce flux continuel où les propriétés changent de sens au gré des perceptions de chacun, aucun être ne pourrait jamais se flatter d'avoir une identité fixe. Dans ce monde, la distinction même entre le rêve et la réalité commencerait dangereusement à vaciller. Ce serait vraiment un monde étrange, un monde de fou : « Mais je ne veux pas aller parmi les fous, fit remarquer Alice. -Impossible de faire autrement, dit le Chat ; nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle. -Comment savez-vous que je suis folle ? Demanda Alice. -Tu dois l'être, répondit le Chat, autrement tu ne serais pas venue ici. »
Morale de l'histoire ? Il n'y en a pas, justement. C'est la tentation de tirer une morale de l'histoire qui caractérise, dans le roman, le personnage de la duchesse, un personnage fort antipathique, comme au demeurant la plupart des personnages que rencontre Alice au cours de ses folles aventures. Les seuls protagonistes tant soit peu mignons sont le petit chien et le lézard qui ont tous deux en commun de ne pas parler ou fort peu. Tous les autres personnages du roman, en revanche, parlent et cette propension à parler les rend systématiquement enclins à « juger » : très rapudement, Alice n'en peut plus de toutes ces créatures sentencieuses qui lui font la leçon comme si elle était à l'école. Tout ce qu'elles savent faire, c'est affirmer ou nier, affirmer ceci et nier cela. Elles ne voient pas que si le sens de mots aussi simples que « petit » et « grand » n'est pas clair, alors l'acte de juger en énonçant une proposition, aussi simple fût-elle, devient d'un seul coup extrêmement risqué. Alice est dans tout le pays des merveilles la seule à prendre le temps de douter sincèrement, la seule qui se pose vraiment et honnêtement des questions et qui assume de s'interroger, sans certitude ni volonté d'affirmer quoi que ce soit immédiatement. La seule qui place des points d'interrogation à la fin de ses phrases. Mais elle est une exception. Comme tous les autres protagonistes sont enclins à juger, il n'est pas très étonnant que le roman se termine sur une scène de tribunal. N'est-ce pas là , finalement, que l'urgence de juger, dans le royaume du lapin pressé, trouve sa cause secrète ? « Il me semble, Thééthète, que les hommes élevés dès leur jeunesse dans les tribunaux et les affaires, comparés à ceux qui ont été nourris dans la philosophie, sont comme des esclaves vis-à-vis d'hommes libres. (…) ils n'ont jamais de temps à perdre lorsqu'ils parlent ; car l'eau qui coule les oblige à se hâter et ne leur permet pas de parler de ce qu'ils aimeraient le mieux ; la partie adverse est là qui leur fait la loi, en faisant lire la formule d'accusation du contenu de laquelle il est défendu de s'écarter. »
Comments