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Georges Canguilhem : La question de la monstruosité

  • damienclergetgurna
  • il y a 11 heures
  • 7 min de lecture

« I'am not an animal, I'am a human being ». Ce cri déchirant est lancé par. John, le personnage principal du film Elephant Man réalisé par David Lynch et sorti en 1980... Non, Jon n'est pas un animal. Pour tous les curieux qui lancent sur lui un regard fasciné, il n'est pas non plus cela, pas un animal.... mais un monstre. Pour lui, évidemment, cela ne vaut pas mieux, car un animal attirerait moins le regard de la foule. Il ne susciterait pas en tout cas ce mélange étrange d'attraction et de répulsion que provoque immanquablement le spectacle de la difformité physique. Monstrueux, voilà ce qu'est le pauvre John. Et c'est pour lui bien pire que d'être un animal.


Notre rapport à la monstruosité va bien au-delà de cet exemple anecdotique. A vrai dire, la représentation de la monstruosité est tellement présente, tellement envahissante dans notre culture, que si nous entreprenions sérieusement une bonne fois de ne plus faire des monstres un objet de notre fascination, il faudrait supprimer du même coup tous les monstres enfantés par notre prodigue imagination. Alors, il faudrait se résoudre à marteler tous les bas-reliefs figurant au tympan de nos cathédrales, il faudrait arracher toutes les pages d'enluminures religieuses conservées pieusement dans nos bibliothèques, brûler tous les tableaux de Jérome Bosch, poser un drap noir sur les spectacles effrayants de Goya, faire disparaître tous les récits de notre mythologie, envoyer enfin au bûcher tous les histoires que l'on se raconte pour frémir d'effroi.


Si nous voulions réellement renoncer à notre fascination pour la monstruosité, il ne suffirait pas d'empêcher que le pauvre John du film de David Lynch, soit exhibé comme un bête de foire. Car en tant que spectateurs de ce film nous sommes déjà complices de ce complaisant voyeurisme. Le cinéma est lui même ce théâtre de la cruauté où sont en permanence affichés, pour notre plus grand plaisir, toutes les créatures infernales échappées d'un gigantesque pandémonium : hommes à tête de chien, chiens à trois têtes, mutants diaboliques, créatures affreuses tirées des ténèbres de l'espace... tout un bestiaire de la monstruosité qu'on ne pourrait voir disparaître que si nous renoncions aux franchises les plus rentables de l'industrie hollywoodiennes. Si les monstres ne nous fascinaient pas autant, nous n'aurions plus autant besoin d'eux et ils finiraient bientôt par s'effacer de notre existence en cessant de hanter nos cauchemars d'enfants.


Mais la rentable entreprise de "Monstres et Compagnie" n'a cependant pas trop d'inquiétude à se faire. Les monstres nous font peur, et s'ils le font ce n'est pas sans une bonne raison. C'est du moins ce que l'on peut comprendre à la lecture de l'excellent article publié par Georges Canguilhem dans son ouvrage la connaissance de la vie. Cet article s'intitule : « la monstruosité et le monstrueux ». Le philosophe s'y livre à une vaste enquête historique et philosophique pour comprendre ce qui se joue derrière cet intérêt obsessionnel porté à la figure du monstre. Il éclaire pour nous les raisons qui ont participé à faire du monstre une figure aussi importante de notre imaginaire collectif.


La monstruosité, observe Canguilhem, hante comme un spectre notre expérience ordinaire de la Nature. A lui seul le monstre a le pouvoir de faire vaciller la rassurante régularité d'un ordre naturel où les chiens font des chiens et les humains font des humains, où les canards ont deux pâtes et où les chevaux hennissent de façon prévisible dans des prairies où l'herbe est invariablement verte. Tout se passe comme si, à travers la monstruosité, la Nature s'amusait à défaire elle-même ce qu'elle avait si bien fait, à créer du difforme là où elle avait mis si patiemment des formes, à susciter du chaos là où régnait l'ordre, à défaire les lignes, à brouiller les frontières. Avec le monstre, la nature produit un être qui est, à tous égards, une insulte à la nature, un être aberrant qui -en toute logique -ne devrait pas exister. Voilà ce qui effraie autant dans la simple existence du monstre. Canguilhem écrit : « Ce qui fait la valeur des êtres vivants, ou plus exactement ce qui fait des vivants des êtres valorisés par rapport au mode d'être de leur milieu physique, c'est leur consistance spécifique, tranchant sur les vicissitudes de l'environnement matériel, consistance qui s'exprime par la résistance à la déformation, par la lutte pour l'intégrité de la forme : régénération et reproduction. Or le monstre n'est pas seulement un vivant de valeur diminuée, c'est un vivant dont la valeur est de repoussoir. En révélant précaire la stabilité à laquelle la vie nous avait habitués, le monstre confère à la répétition spécifique, à la régularité morphologique, à la réussite de la structuration une valeur d'autant plus éminente qu'on en saisit maintenant la contingence. ». L'existence de la monstruosité ébranle notre expérience de la Nature comme elle ébranle la confiance que nous plaçons ordinairement dans son impeccable régularité.


Alors, parce que le monstre ne devrait pas être là, parce que son existence viole l'ordre naturel des choses, il faut impérativement lui trouver une cause qui dissiperait le mystère de sa naissance. C'est ainsi, raconte George Canguilhem, que très rapidement le monstre est devenu pour nous doublement monstrueux. A cette difformité morphologique est venue en effet s'ajouter une difformité morale. L'extrême laideur du monstre trouverait ainsi, sa raison dans cette féroce méchanceté qui le caractérise. La monstruosité que l'on voit nous fait pressentir maintenant la présence d'une monstruosité cachée, : « La monstruosité zoomorphe, (…) doit être tenue pour la suite d'une tentative délibérée d'infraction à l'ordre des choses (...), la suite d'un abandon à la fascination vertigineuse de l'indéfini, du chaos, de l'anti-cosmos ».. On peut dire que le monstre tel que nous le connaissons aujourd'hui, à la fois vilain et méchant, est né véritablement à ce moment là. Et comme le foyer de sa monstruosité réside dans son âme ténébreuse, le monstre n'est plus aussi concret qu'auparavant. Comme sa monstruosité est devenue spirituelle, c'est par conséquent au pouvoir de l'esprit que l'on demandera désormais de révéler les monstres. Née d'une expérience de la nature, la monstruosité bascule d'un bloc dans le royaume de l'imaginaire. Les moutons à cinq pattes, petits monstres de rien du tout, laissent place au fabuleux bestiaire des monstres terrifiants.


Pendant très longtemps les monstres sont restés pour nous ces êtres doublement dénaturés, physiquement et moralement. Il faudra donc attendre le développement de la biologie expérimentale, au 19e siècle, pour qu'ils cessent d'être considérés comme des aberrations. La tératologie, l'étude des monstres, devient alors réellement une science, fondée par Camille Dareste au milieu du 19e siècle. Devenu objet d'expérience, le monstre cesse finalement d'apparaître comme un être moralement dégradé. Mieux encore, sa monstruosité cesse d'apparaître comme un défi à l'ordre de la nature. Bien au contraire, c'est en comprenant mieux ces processus naturels que l'existence du monstre devient compréhensible : « La monstruosité, c'est la fixation du développement d'un organe à un stade dépassé par les autres. C'est la survivance d'une forme embryonnaire transitoire. Pour un organisme d'espèce donnée, la monstruosité d'aujourd'hui c'est l'état normal d'avant-hier. » . On peut dire que, grâce à la science expérimentale, la monstruosité a réintégré le giron de la Nature. Le scandale qu'elle constituait est devenu donc d'abord une pathologie, dont l'étiologie n'a plus rien de mystérieux.


Mais ; progressivement, la monstruosité est devenue encore quelque chose d'autre le symbole d'une expérience de la nature totalement inédite, où l'ordre fixe des espèces et la régularité des processus biologiques a laissé place à la constante inventivité, à la création perpétuelle de nouvelles formes. S'il y a bien un ordre de la nature, nous admettons aujourd'hui que c'est un ordre qui n'est jamais inscrit d'avance mais qui s'invente en permanence ; s'il y a bien des normes naturelles, nous ne voyons plus maintenant ces normes que comme des anomalies qui ont réussi. Notre expérience de la nature s'est radicalement modifiée, au point que le monstre en est presque venu à incarner dans nos fantasmes l'idéal positif d'une nature qui s'amuserait sans cesse à expérimenter de nouvelles formes, à créer des espèces inédites, des mutants dotés de pouvoirs étonnants, ou des espèces incroyables venues du fond de la galaxie. Dans notre imaginaire, la monstruosité est moins un repoussoir que le témoin d'un dynamique évolutive qui ne s'arrête jamais. Quelle belle revanche pour les monstres !


On aimerait que l'histoire finisse sur cette note positive, sur cette nouvelle expérience de la Nature où la monstruosité n'est plus un scandale. Mais Georges Canguillhem termine son article sur une mise en garde assez refroidissante En effet, si la science expérimentale a beaucoup contribué à la réhabilitation morale des monstres, elle pourrait bien aussi, si nous ne faisons pas attention, donner naissance à une espèce inédite de monstres effrayants. « Que dirons-nous le jour où nous apprendrons qu'on a tenté sur l'homme des expériences de tératogénie ? Du curieux au scabreux et du scabreux au monstrueux, l a route est droite sinon courte. Si l'essai de tous les possibles en vue de révéler le réel est inscrit dans le code de l'expérimentation, il y a risque que la frontière entre l'expérimental et le monstrueux ne soit pas aperçue du premier coup. Car le monstrueux est l'un des possibles. ». Bien sûr, le monstres créés par le docteur Frankenstein demeure encore un simple fantasme. Mais Canguilhem a raison : le jour n'est sans doute pas si éloigné où l'expérimentation scientifique sur le vivant permettra de produire des monstres, qu'aucune imagination humaine n'espérait voir sortir des laboratoires scientifiques. Les criminels comprachicos inventés par Victor Hugo auront l'air, en comparaison, d'aimables gribouilleurs : « Les Comprachicos travaillaient l'homme comme les chinois travaillaient l'arbre. Ils avaient des secrets, nous l'avons dit. Ils avaient des trucs. Art perdu. Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. C'était ridicule et profond. Ils touchaient à un petit être avec tant d'esprit que le père ne l'eût pas reconnu. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir » (L'homme qui rit).

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