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Y A-T-Il UNE VÉRITÉ DE L'HISTOIRE ?

Les instructions du bulletin officiel de 2019 concernant l'enseignement de l'histoire et de la géographie au lycée mettent un point d'honneur à ne pas prononcer le mot de "vérité" : "[l'histoire et la géographie] aident à acquérir des repères temporels et spatiaux ; elles leur permettent de discerner l'évolution des société, des cultures, des politiques, les différentes phases de leur histoire ainsi que les actions et décisions des acteurs ; elles les confrontent à l'altérité par la connaissance d'expériences humaines antérieures et de territoires variés. Partant, elles leur donnent les moyens d'une compréhension éclairée du monde d'hier et d'aujourd'hui, qu'ils appréhendent ainsi de manière plus distanciée et réfléchie". Tout se passe donc comme si l'enseignement de l'Histoire servait avant tout à montrer la relativité de nos positions, en montrant le caractère éminemment situé de nos manières d'être et de nos manières de penser. Il s'agit bien, par cet enseignement, de faire l'épreuve d'un décentrement, de découvrir l'impermanence et l'"altérité".


Lorsque l'enseignement de l'Histoire fût institué en 1863, les instructions données par le ministre Victor Duruy étaient toutefois bien différentes : "Il faut que ce cours soit une école de moralité, de respect et de modération ; la vérité sur toutes les choses ; partout et en tout une haine vigoureuse pour le mal et pour ceux qui l'ont accompli sciemment, mais des égards pour ceux qui n'ont fait que se tromper et qui ont servi leur pays avec de l'erreur quand ils croyaient servir avec de la vérité". L'intention est ici bien différente. L'enseignement de l'histoire ne visait pas à former les esprits à la relativité de leurs jugements, mais il visait au contraire à inculquer "la vérité sur toute chose". L'enseignement de l'histoire se voulait une école de moralité. C'est là une exigence bien différente, qui laisse entendre que l'étude historique pourrait mettre à jour et révéler un certain nombre de vérités universelles. Est-ce le cas ?



L'histoire selon Thucydide

Que l'Histoire fût le moyen d'accéder à des vérités importantes pour les hommes, c'est là une conviction présente dès l'origine de la discipline. La notion d'Histoire, signifiant "enquête" (Historia) en grec, fût inventée par Hérodote au 5ème siècle av J-C mais Thucydide est réellement considéré comme le premier historien, au vue de sa rigueur de travail et le premier à se proposer de vérifier les sources de ce qu'il affirmait.


Il est aussi celui

qui a commencé à se questionner sur le genre de vérité auquel cette enquête était dévolue : "Si l'on veut voir clair dans les évènements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, comportent des similitudes ou des analogies, alors qu'on les juge utiles, ils constituent un trésor pour toujours plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment". Loin de nous astreindre à faire le récit des événements du passé, le récit historique dégage donc une vérité universelle, liée au caractère lui-même immuable de la nature humaine.


Ainsi, le fameux "piège de Thucydide" apparaît-il comme un concept toujours opératoire, permettant de penser les relations internationales et l'inévitabilité du conflit entre deux puissances concurrentes : "C'est le développement de la puissance athénienne qui, inspirant des craintes à Sparte, rendit la guerre inévitable". Utilisé initialement pour expliquer les origines de la Guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte, ce principe explicatif fût repris récemment par Graham Allison à propos de la situation contemporaine entre les Etats-Unis et la Chine.


La thèse de Thucydide [l'Histoire met à jour des vérités universelles] est en outre une réponse à la critique que fait Aristote de l'enquête historique dans la Poétique. Ce dernier expliquait ainsi que l'histoire était "moins philosophique" que la poésie. En effet, l'histoire fait le récit d'événements singuliers et contingents ; de sorte que ne valent en histoire que des vérités factuelles et strictement singulières. Au contraire, l'art poétique, parce qu'il est soumis à la nécessité de produire un récit "vraisemblable", porte en lui une dimension générale que le récit historique ne possède pas. On peut tous s'identifier aux personnages

d'un roman ou d'une pièce de théâtre, et cette identification est même souhaitée : "La différence, écrit Aristote, est que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu ; c'est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que l'histoire. La poésie traite plutôt du général, l'histoire du particulier. Le "général", c'est le type de chose qu'un certain type d'homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C'est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le "particulier", c'est ce qu'a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé" (La poétique, 9).


En affirmant que le récit de la guerre du Péloponnèse était porteur d'une vérité générale, " en vertu du caractère humain", Thucydide entendait donc défendre la dignité du savoir historique contre les attaques d'Aristote.


La vision kantienne d'un sens de l'Histoire

Cependant, au 18e siècle le statut de l'enquête historique n'est plus le même que celui que lui assignait Thucydide. Il ne s'agit plus alors de mettre à jour une vérité universelle et atemporelle, mais de révéler au contraire le sens d'un devenir, la logique immanente d'une trajectoire. Telle est, par exemple, la perspective qu'adopte Kant dans l'Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784), neuvième proposition.


Considérer que l'on peut se servir du savoir historique pour mettre à jour la logique d'un progrès (d'un "plan de la nature") inéluctable qui amènerait l'espèce humaine à accomplir sa destinée la plus haute, dans des sociétés cosmopolites aux institutions républicaines, est un geste audacieux qui prête facilement le flanc à la critique des historiens. Une telle perspective, jetée sur les faits de l'histoire, ne ressemble-t-elle pas, se demande Kant, à un véritable "roman" ? Une enquête historique, qui s'occupe à établir les faits et qui prétend s'en tenir rigoureusement aux faits peut-elle s'autoriser une perspective aussi ample ? Prétendre tirer des faits historiques le sens d'une trajectoire universelle "d'un point de vue cosmopolitique" (donc l'idée d'un "Sens" de l'Histoire), est-ce vraiment acceptable ? C'est pour répondre à cette objection, qu'il énonce lui-même au début du texte, que Kant avance trois arguments.


Premier argument : "composer une histoire d'après l'idée de la marche que le monde devrait suivre, s'il était adapté à des buts raisonnables certains" offre d'abord un avantage heuristique. En grec, "heurískô " signifie "trouver" ; ainsi un gain heuristique représente ce qui est lié à la découverte. Refuser de suivre l'histoire en présupposant l'existence d'un fil conducteur (d'un "sens" du devenir) nous condamnerait immanquablement à ne voir jamais dans les actions historiques qu'un agrégat sans aucune cohérence ni raison. Le devenir historique n'est absurde ("une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien", écrivait Shakespeare) que pour l'observateur qui s'abandonne à l'aveugle succession des faits, sans jamais chercher à comprendre la raison interne qui préside à l'enchaînement de ces faits.


Deuxième argument : ce fil conducteur joue aussi, du point de vue de l'action, un rôle moral qui n'est pas négligeable. En dessinant la perspective d'un progrès futur qui va dans le sens de l'histoire, l'histoire universelle ouvre "une perspective consolante sur l'avenir où l'espèce humaine nous sera représentée dans une ère très lointaine sous l'aspect qu'elle cherche de toutes ses forces à revêtir". Ce fil directeur représente donc pour chacun un puissant mobile

d'action, puisqu'il ne sert en principe à rien d'entreprendre une action qui n'offre aucune perspective d'avenir. C'est cette croyance en une caution de l'histoire qui nourrissait le courage des militants politiques jusqu'à la chute du Mur de Berlin en 1989. La fin des "grands récits historiques" (par exemple la fin de la croyance en l'avènement inéluctable d'une société sans classe) a aussi entraîné la fin de l'investissement et de la mobilisation politique. L'engagement communiste, pour ceux qui en étaient, représentaient un combat enthousiasmant pour un avenir meilleur. À titre de comparaison, l'engagement écologique, aujourd'hui, représente non pas un combat pour un avenir radieux et espéré, mais un combat livré afin qu'il existe simplement quelque chose de tel qu'un avenir Perspective nettement plus déprimante, qui peine logiquement à mobiliser les foules.


Troisième argument : du point de vue même de l'historien, dans son travail d'historien, la présupposition d'un fil directeur offre aussi un considérable avantage méthodologique. En effet, observe Kant, si l'historien doit collectionner et établir des faits, alors il ne peut lui non plus se passer d'une certaine croyance en un sens de l'Histoire. Et pour cause : de deux choses l'une. Ou bien il aura affaire, comme les historiens des générations futures, à une masse considérable de données et d'archives qui feront peser sur ses épaules un véritable "fardeau". Comment pourra-t-il porter ce fardeau s'il n'opère pas un tri dans tout ce matériau ? Et au nom de quoi pourrait-il procéder à un tel tri, si ce n'est en fonction d'un fil narratif qui lui permettra de trier entre des faits qu'il estime pertinents et des faits qui ne le sont pas.


Ou bien au contraire, l'historien est confronté à des données très parcellaires. C'est ce qui se passe quand cet historien doit étudier des époques très reculées dans le temps, où les sources factuelles sont rares. Là, le problème n'est pas de trier le matériau, mais d'extrapoler à partir de faits connus d'autres faits qui ne le sont pas. Là encore, à moins de supposer une cohérence historique qui agit, dans son travail de recherche, comme la trame implicite d'un récit, il ne saurait jamais comment compléter les lacunes de ses documents.


Conclusion, même si l'hypothèse d'une fin de l'histoire est une simple hypothèse, c'est une hypothèse qui remplit un rôle heuristique, méthodologique et moral majeur.

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