DOIT-ON APPRENDRE À AIMER ?
- damienclergetgurna
- 21 oct.
- 34 min de lecture
Pourquoi cette question ?
Peut-être « doit-on » apprendre à aimer comme on doit arrêter de fumer ou comme on doit se brosser le dents. C'est un « impératif hypothétique » : on doit apprendre à aimer parce que cela apporterait quelque chose de positivement essentiel à notre vie. C'est ainsi que nous entendons les choses lorsque nous disons que « sans amour la vie ne mériterait pas d'être vécue ». Est-ce à dire que sans amour, notre vie serait une vie triste et malheureuse et que seule la perspective de trouver l'amour pourrait nous rendre véritablement heureux ? En interprétant la question de cette manière, nous serions donc tributaire d'une perspective éthique, qui nous amène à nous interroger sur la finalité de l'existence et sur le rôle que l'amour joue dans l'accomplissement de cette finalité.
Ou alors, nous pourrions interpréter ce « doit-on » dans un sens fort, au sens que Kant nomme un « impératif catégorique » : « tu dois aimer ton prochain ». Ici, il ne s'agit pas d'un impératif hypothétique (ou conditionnel), en vue de la réalisation d'un but personnel, il s'agit d'une obligation morale. Je devrais apprendre à aimer, non pas parce que cela est susceptible de me rendre heureux, mais parce que c'est mon devoir moral. L'aptitude à aimer mesurerait ma dignité morale, ma capacité à devenir quelque de bon. Le méchant n'a pas de cœur ou bien a un cœur sec. C'est par l'amour que le monde deviendrait meilleur. « Aimez-vous les uns les autres ». En interprétant la question de cette manière, nous serions tributaires d'une perspective morale, qui nous amène à nous interroger sur la morale et sur la place que l'Amour occupe dans cette aptitude à devenir un agent moral.
Mais on peut aussi comprendre la question d'une autre manière, si on accentue cette fois le mot « apprendre » : on ne doit pas « aimer » mais bien « apprendre » à aimer. Il faudrait donc apprendre l'amour, il faudrait en passer par une éducation amoureuse comme il y a une éducation musicale ou une éducation à la sexualité... parce que l'amour demanderait une forme d'apprentissage. Comme s'il y avait un art d'aimer, et que le simple fait d'aimer quelqu'un ne suffisait pas. Il faudrait en ce cas, c'est peut-être ce que suggère la question, considérer le simple fait d'aimer comme une chose qui relèverait d'une technique particulière... avec cette conséquence inévitable qu'en matière d'amour, il y a les amateurs et les "professionnels", ceux qui ont appris.
Si il nous faut apprendre à aimer, c'est dans l'idée que spontanément et naturellement, nous ne savons pas "aimer" comme il faut. Par exemple, nous aimons de façon trop égoïste ou trop fusionnelle. Nous aimons peut-être de façon trop inconstante. Il est vrai que les couples qui se marient par amour ont une fâcheuse tendance à divorcer parce qu'ils ne parviennent pas à s'aimer correctement. Ils ont donc besoin d'aller consulter un conseiller conjugal qui les aide à résoudre leurs problèmes de couple en les aidant à s'aimer mieux.
Cette question offre-t-elle matière à débat ?
1) Si on interprète la question de la première façon, il s'agirait donc de savoir si nous devons apprendre à mettre plus d'amour dans notre vie, parce que cela nous rendrait a) soit plus heureux, b) soit plus estimables moralement.
Commençons par la question du lien entre l'amour et le bonheur : « une vie sans amour ne mériterait pas d'être vécue » ? Doit apprendre à aimer si nous voulons être heureux ? D'un côté, on voit bien ce qui motive cette opinion : l'amour représente une part très importante de ce qui, pour chacun d'entre vous, rend la vie supportable et appréciable. Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote écrivait que « sans ami personne n'accepterait de vivre, eût il par ailleurs tous les autres biens ». On peut à juste titre considérer que celui qui n'a pas eu la chance de connaître l'amour est passé à côté d'une des choses les plus délicieuses de l'existence. Qu'y a-t-il de plus triste et de plus solitaire qu'une vie sans amour ? D'un autre côté, on ne saurait nier que l'amour est une source d'embêtements quotidiens. Il nous plonge souvent dans les affres du désespoir, il nous conduit à faire des choses qui ne sont pas du tout prudentes, il nous fait commettre des folies. Phèdre, l'héroïne malheureuse de Racine, aurait beaucoup à se plaindre de l'amour. En tout cas, on ne peut pas dire que l'amour a fait son bonheur ! S'opposent donc là deux points de vue diamétralement opposés : le point de vue des thuriféraires de l'amour, qui estimeront avoir réussi leur vie et ne rien regretter s'ils peuvent se dire, comme Edith Piaf, qu'ils ont vécu l'amour ("non, rien de rien, je ne regrette rien") ; ou alors le point de vue de ceux qui se méfient de l'amour, car ils considèrent que l'amour a une fâcheuse tendance à plonger notre existence dans la folie et les affres de la déraison. Première aporie.
Envisageons maintenant la question du lien entre l'amour et le devoir moral : d'un côté, il y a l'option : « faites l'amour, pas la guerre ! ». Sous entendu : tout irait mieux dans le monde si les hommes, au lieu de se détester, apprenaient à s'aimer. L'amour semble donc être, de ce point de vue, un remède naturel à tout ce que notre conduite présente d'égoïsme ou d'indifférence. La figure repoussoir, ici, c'est le misanthrope, celui qui est incapable d'aimer et qui se comporte donc comme un "méchant" (par exemple Ebenezer Scrooge, le méchant de la nouvelle de Charles Dickens « un chant de noël », parue en 1843). Mais d'un autre côté, on pourrait tout aussi bien faire valoir une position kantienne : la morale n'a rien à voir avec les bons sentiments. Agir moralement c'est faire son devoir et faire son devoir exige que nous nous montrions bienveillant avec notre prochain, peu importe que nous l'aimions ou pas. La morale est pour chacun une question de devoir, pas une question de sentiment. Deuxième aporie.
2) Maintenant, si on interprète la question de la deuxième façon, il s'agirait surtout de se concentrer sur l'idée qu'il faudrait un apprentissage de l'amour. D'un côté, l'idée qu'il faille apprendre à aimer n'a rien de particulière choquant. Après tout, on apprend bien à aimer la saine nourriture ou la bonne musique. Le principe même d'une éducation sentimentale (Flaubert) ne pose aucune problème particulier. Elle participe d'une éducation à la sensibilité, qui n'a rien à voir avec une éducation théorique. Dans ce cas, l'idée que nous pourrions penser autrement est plus délicate à envisager. Pour quelle (bonne raison) pourrait-on estimer qu'on ne doit pas "apprendre" à aimer, autrement dit que l'amour n'est pas une question d'apprentissage. Envisageons quelques options :
Première option : peut-être ne devrait-on pas apprendre à aimer, parce que l'amour est un sentiment inné. Si l'on veut dire par là que l'amour est une disposition naturelle, qu'on éprouve naturellement ou instinctivement et que personne n'a vraiment besoin de nous apprendre à tomber amoureux, c'est une évidence ! Mais rappeler cette évidence ne sert pas à grand chose : certes, l'amour est un sentiment naturel, et nous n'avons donc pas besoin d'apprendre le fait d'aimer, mais cela ne constitue pas du tout une objection solide à l'idée que nous aurions tout de même besoin d'apprendre la bonne manière d'aimer. On pourrait faire un parallèle : respirer est aussi quelque chose que nous faisons naturellement, et personne n'a besoin d'apprendre à un nouveau-né comment aspirer sa première gorgée d'air. Mais cela n'empêche pas de dire qu'il y a des manières de respirer qui valent mieux que d'autres et que nous pouvons donc apprendre certaines techniques de respiration qui nous aident à mieux respirer. Cette première façon de répondre ne serait donc pas vraiment pertinente, car elle n'offre pas une réelle antithèse.
Une autre option envisageable serait de dire qu'on n'a pas besoin d'apprendre à aimer, parce qu'en matière d'amour chacun doit faire ses propres expériences. Là encore, c'est un constat tout à fait recevable... mais peu pertinent pour la question. Car la nécessité d'apprendre à aimer ne suppose nullement que vous receviez un cours d'éducation amoureuse et que quelqu'un soit là pour vous enseigner comment aimer. La question n'est pas : doit on « enseigner » à aimer, mais : doit on « apprendre » à aimer... et cet apprentissage peut très bien se faire tout seul, au gré de nos déconvenues amoureuses, sans que quelqu'un soit là pour vous faire la leçon ! Donc, là encore, l'antithèse n'était pas très bonne.
Quelle option nous reste-t-il pour envisager une sérieuse antithèse ? Il y en a potentiellement deux : On pourrait d'abord faire valoir qu'on ne doit pas "apprendre" à aimer, parce que l'amour est une passion et qu'une passion ne se laisse pas manipuler. On peut la contrôler, la maîtriser, mais on ne peut pas vraiment -parce qu'on la subit- la modifier au gré de notre volonté. Ensuite, on pourrait encore faire valoir l'argument suivant : apprendre à aimer suppose qu'on devrait faire une distinction entre des manières d'aimer correctes et des manières d'aimer qui ne le sont. Or, cette hypothèse est assez embêtante : prétendre qu'il y aurait une façon « correcte » d'aimer, c'est imposer à l'amour une sorte de norme qui lui impose de prendre une forme convenue. En faisant cela, n'écrase-ton pas la diversité et l'infinie richesse du sentiment amoureux ? Après tout, plutôt que de vouloir leur apprendre la "bonne" façon d'aimer, pourquoi ne laisserait-on pas les gens libres de s'aimer comme ils veulent, même si cela implique des formes d'amour que nous considérerions nous à première vue comme des formes d'amour malsaine ou perverses (par exemple, le libertinage ou le polyamour, ou l'amour tarifé) ?
Où réside le problème ?
Maintenant que nous avons procédé à l'inventaire des apories, essayons de voir, pour chacune d'entre elles, où gît exactement le problème :
Première aporie, sur le lien entre l'Amour et le Devoir.
Concernant la place de l'amour dans une vie épanouie : d'un côté (vision optimiste), l'amour illumine notre vie ; d'un autre côté (vision pessimiste), l'amour nous fait perdre toute prudence et toute sagesse . Les deux points de vue sont tout à fait légitimes, et si on en reste là, on ne peut pas avancer. Mais on voit tout de suite que ce qui pose problème, ici, c'est la place qu'il conviendrait d'accorder au sentiment ou à la raison dans ce que nous considérons comme une vie qui mérite d'être vécue. Certains, disons les adeptes d'une vision romantique, considèrent manifestement qu'on ne peut pas dire qu'on vit vraiment si on ne vit pas intensément. Et vivre intensément, c'est pour eux éprouver tout le feu de la passion. A quoi on peut leur objecter que le feu de la passion est aussi parfaitement susceptible de nous brûler ? L'épreuve de l'amour peut être aussi un très grande douleur, mais ils sont prêt à payer cette douleur si elle leur offre en compensation l'ivresse de la passion. D'autres considèrent plutôt que le bonheur est un état de satisfaction durable. Par conséquent, être ballotté constamment entre la joie immense du transport amoureux et la déception intense du deuil amoureux ne représente pas, pour la plupart des gens, la meilleure façon de se rendre heureux. Pour eux (par exemple Lucrèce) l'amour parce qu'il est passionnel, représente plutôt un danger et un risque. En matière d'amour, comme n'importe où ailleurs, il importe de garder raison pour ne pas faire n'importe quoi et ne pas se retrouver ensuite dans une situation dont on aurait ensuite à se mordre les doigts. Autrement dit, rien ne nous dispense d'agir « prudemment », en évitant de nous laisser bêtement emporter par la passion du transport amoureux. Donc, pour résumer les choses, le problème ici c'est l'importance que nous accordons au sentiment ou à la raison dans la définition que nous nous faisons d'une vie heureuse et épanouie.
Concernant maintenant le rôle de l'amour dans une vie "morale" : d'un côté, il y a l'option chrétienne : « aimez votre prochain, aimez-vous les uns les autres, aime et fais ce que tu veux...» ; D'un autre côté, il y a l'option kantienne : « faites votre devoir, ne faites pas les choses par sentimentalisme, mais par obligation uniquement, en vous soumettant à la loi de votre Raison ». Là encore, le désaccord au sujet du devoir d'apprendre à aimer pointe vers un problème plus fondamental, de nature philosophique, au sujet de ce qui caractérise réellement la moralité d'un acte. Pour certains,la morale est une façon de se soucier des autres, d'être empathique devant leurs malheurs ou d'être capable de faire preuve de sympathie. La qualité morale d'un homme se mesure donc à sa disposition morale à aimer, à avoir bon cœur, comme on dit (comme les héros des romans de Victor Hugo). Pour les autres, la disposition morale est seulement une capacité à nous plier à l'obéissance à une loi : peu importe qu'on ait envie ou non de donner l'argent à un pauvre, peu importe qu'on le fasse volontiers parce qu'on a le cœur sur la main... l'important, c'est qu'on le fasse, même si on n'a aucune envie de le faire. A la limite, il est moralement plus méritant de donner de l'argent alors qu'on n'en a pas du tout envie que de donner cet argent parce que cela nous fait plaisir. Quelle est la bonne position ?
Deuxième aporie, sur le lien entre Amour et apprentissage. D'un côté, l'idée d'un éducation sentimentale ne semble guère poser de problème. De l'autre côté, si l'amour est une passion, il est en principe rétif à toute initiative. On ne choisit ni d'aimer ni la façon dont on aime. Comme pour toute passion, on ne peut pas apprendre à la vivre, mais on peut seulement apprendre à s'en rendre maître, à la contrôler. Tout le problème ici est de savoir si le fait d'aimer doit bel et bien être considéré comme quelque chose qui est du ressort de la passion, donc de quelque chose qui est de l'ordre pour nous de la passivité.
Troisième aporie, sur le fait qu'il existerait des manières correctes d'aimer. D'un côté, on a bien conscience que toutes les formes d'amour ne se valent pas, et qu'il y a des façons d'aimer qui sont pour le moins problématiques. D'un autre côté, cependant, qui a autorité pour définir ce que serait une bonne façon d'aimer par opposition à une mauvaise façon d'aimer ? Cette aporie pose donc le problème de notre capacité à déterminer un critère qui nous autorise à juger la façon dont nous aimons. Où peut-on trouver ce critère ? Qui a autorité pour décider si votre façon d'aimer est convenable ?
Résumons : la question « doit-on apprendre à aimer ? » pose (au moins) quatre problèmes philosophiques : deux problèmes qui sont liés au « doit-on », un problème qui relève de l'éthique (« dans quel mesure l'amour est-il essentiel à notre définition d'une vie heureuse? »), et un problème moral (« la conduite morale doit-elle être définie comme une disposition à aimer? »). Deux problème qui sont liés au fait d' « apprendre » à aimer : l'amour est-il une de ces choses qui se laissent apprendre ? Et deuxièmement, problème d'épistémologie : comment savoir ce qu'est une bonne manière d'aimer ?
L'amour fait-il partie de ces choses que nous sommes susceptibles d'apprendre ?
En principe, il est vrai que la volonté n'a aucune part dans le sentiment amoureux. On ne décide ni de qui on aime, ni de la façon dont on aime. Comme le dit Kant, on ne peut pas décréter qu'on va aimer les hommes. Ce n'est pas là quelque chose dont on peut décider. Dans la mesure où l'amour implique des sentiments, il a naturellement à voir avec une manière de sentir qui relève d''avantage du désir que de la volonté, qui a plus à voir avec le corps qu'avec l'esprit. Ne dit-on pas qu'on a « quelqu'un dans la peau » ? Partant, toute décision d'aimer autrement risque de se heurter au caractère toujours involontaire de notre sensibilité. la façon dont nous aimons ceci ou bien détestons cela ne se contrôle pas, puisque c'est une affaire de goût !
Cette considération, toutefois, ne constitue pas un obstacle insurmontable : car ce qui est vrai ici du sentiment amoureux serait tout aussi vrai de notre sentiment esthétique ou de notre sentiment culinaire. Là aussi, on pourrait dire que nous avons aucune capacité de contrôler ce que nous sentons : on peut bien me dire que ce que j'ai devant moi est un chef d’œuvre, je ne pourrai pas m'empêcher pour autant de le trouver déplaisant ; mes parents auront beau dire que les brocolis où les épinards sont bons, même pour leur faire plaisir je n'arriverai pas à modifier le fait que je trouve ces aliments proprement dégoûtants. Soit. Mais cela n'empêche pas que, tous autant que nous sommes, nous avons bel et bien appris à aimer des aliments que nous n'aimions pas au départ, et nous avons aussi appris à aimer des œuvres qui nous laissaient parfaitement insensibles au départ. On ne décrète pas, par un acte de volonté, qu'on va aimer ce qu'on n'aime pas ou qu'on va cesser du jour au lendemain d'aimer ce qu'on aime... mais on peut à tout le moins éduquer notre sensibilité, pour qu'elle en vienne petit à petit à apprécier ce qu'au départ elle n'appréciait pas.
Dans une de ses lettres, Descartes (lettre à Chanut du 6 juin 1647) raconte une bizarrerie de ses inclinations amoureuses. Il raconte qu'il était attiré par un type de femmes en particulier, qui présentaient une caractéristique assez bizarre. Il éprouvait une attirance pour les femmes louches : « Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge qui était un peu louche, au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir la passion de l'amour que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut, et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela . Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému ». Qu'est-ce donc que présente Descartes sinon un cas manifeste où une personne apprend à aimer, en changeant une préférence amoureuse qui constitue un « défaut » ? En comprenant les mécanismes qui nous mènent à aimer certaines personnes, nous pouvons donc agir dessus et modifier efficacement ces préférences.
Mais l'anecdote de Descartes nous apprend encore autre chose d'intéressant au sujet de cet apprentissage. Pour qu'il soit possible, il faut d'abord comprendre le mécanisme qui régit notre amour et donc prendre une certaine distance avec lui. Pour pouvoir agir efficacement sur le sentiment amoureux, il faut d'abord se libérer de l'emprise qu'il a sur nous et ne pas être sous le joug de cet amour. Apprendre à aimer, c'est donc d'abord apprendre à se libérer de cet amour et de la façon dont cet amour nous fait percevoir les choses. Cette mise à distance est précisément une façon de contrarier en nous la force de la passion.
Tant que l'on reste captif du pouvoir de l'amour, tant donc que nous aimons, il est très difficile d'agir sur cet amour. On ne le peut vraiment qu'en reprenant le contrôle sur cet amour, en agissant sur lui de l'extérieur. De sorte que l'essentiel est moins d'apprendre à aimer que d'apprendre à se distancer de cet amour afin d'avoir sur lui un pouvoir de contrôle. Aimer n'est pas une affaire de volonté, mais apprendre à aimer est bien l'affaire de la volonté. Et pour que notre volonté puisse agir efficacement sur nos sentiments, il faut cesser d'être captif de ces sentiments, il faut être en mesure de s'en libérer. Ce que l'on doit, au final, ce n'est donc pas apprendre à aimer, mais apprendre à se libérer de l'amour. Une femme qui ne peut s'empêcher de tomber toujours amoureuse des mauvaises personnes qui la font souffrir doit certainement apprendre à aimer autrement. Mais elle ne pourra y parvenir qu'à partir du moment où elle cessera d'être perpétuellement la dupe de son amour et qu'elle en comprendra le mécanisme sournois. Plus que d'apprendre à aimer, ce qu'il lui faut apprendre c'est d'abord à mettre cet amour à distance pour pouvoir porter enfin sur lui un jugement objectif et rationnel.
Dans quel mesure l'amour est-il essentiel à notre définition de la vie heureuse ?
Ceci nous amène tout naturellement à un autre problème. Cet idéal de contrôle ne pointe-t-il pas en effet vers un genre de vie qui ferait avant tout dépendre notre bonheur de notre capacité à rester maîtres de la passion et, en particulier, de la passion amoureuse ? Comment quiconque pourrait-il rester lucide, tant qu'il reste esclave du sentiment amoureux ? N'est-ce pas l'amour qui aveugle madame Bovary, l'héroïne du roman de Flaubert, au point de lui faire méconnaître la vulgarité et la médiocrité de son amant Rodolphe ? N'est-ce pas l'amour qui, pour chacun d'entre nous, fixe encore la loi d'un tropisme pour des êtres qui ne nous conviennent pas toujours? Ce que nous voulons donc et ce dont nous avons surtout besoin, c'est de ne pas laisser cet amour devenir le guide de notre existence. Cela ne signifie certes pas que nous devrions éradiquer le sentiment amoureux de notre vie mais plutôt que nous devrions le placer sous la tutelle vigilante de notre raison, afin de vivre l'amour au mieux dans la perspective d'une vie réellement épanouie.
Mais ce qui rend une telle attitude recommandable, qu'est-ce donc sinon le fait que nous aspirions par dessus tout au bonheur ? C'est bien cette aspiration au bonheur qui doit en effet nous inciter à contrôler nos émois amoureux, c'est bien elle qui doit nous motiver à renoncer à certaines histoires d'amour quand rien de bon ne peut en sortir pour nous. Qu'est-ce à dire alors, sinon que l'amour de notre bonheur doit l'emporter finalement sur tout autre objet d'amour ? Ce n'est donc pas tant la raison qui doit prendre le pas sur la passion que la passion elle-même qui doit se rendre maître d'une autre passion antagoniste. La volonté passionnée d'être heureux doit nous amener à subjuguer toutes ces passions qui souvent nous malmènent, tous ces amours qui font obstacle à la poursuite efficace de notre bonheur.
Plus encore : la perspective du bonheur n'est-elle pas au fond le seul et unique motif qui nous pousse toujours à aimer ce que nous aimons ? Pourquoi aimons-nous si passionnément certaines choses et certaines personnes, sinon parce que luit en elles la promesse d'un bonheur espéré ? Qu'y a t-il dans la passion érotique, demande Aristophane (dans le Banquet de Platon), sinon la recherche d'une complétude, le désir ardent de rompre avec le sentiment de notre incomplétude ? Mais qu'y a-t-il d'autre, dans l'amour passionné de l'argent, de la gloire ou des honneurs ? Cette amour passionné n'est-il pas toujours fonction de notre conviction que cela qui est aimé pourrait nous rendre heureux ? Aussi bien, c'est toujours l'amour du bonheur qui nous pousse à aimer certaines choses et toujours ce même amour qui doit nous inciter quelquefois à nous en détourner.
Or cet amour du bonheur, qui est le principe constant de tous nos amours, n'est manifestement pas quelque chose que nous aurions à apprendre, puisqu'il est une constante anthropologique : « Tous les hommes cherchent le bonheur, observait Pascal, même ceux qui vont se pendre ». En définitive, il s'agit donc moins pour nous d'apprendre à aimer que d'apprendre à être heureux. Or, à cela nous ne pourrons jamais prétendre tant que nous ignorerons à quoi nous aspirons au juste, lorsque nous cherchons le bonheur. Comment pourrions-nous jamais présumer avoir trouvé le bonheur, si nous ne savons même pas à quel genre d'état renvoie précisément le fait d'être heureux ?
Or, apprendre à être heureux semble être une tâche impossible, puisqu'il est très difficile de qualifier ce que serait un état de bonheur. Le fait qu'on puisse « avoir tout pour être heureux » et n'être pourtant pas satisfait de notre état prouve que le bonheur n'est pas un état dont on pourrait fixer par avance les ingrédients. Le bonheur est un état proprement indéterminé, parce qu'il est sans doute un « idéal de l'imagination » : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, écrit Kant dans les fondements de la métaphysique des mœurs, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précises et cohérents ce que véritablement il désire et il veut ».
Puisqu'on ne peut définir positivement ce que serait le bonheur, peut-être pouvons nous en proposer une définition toute négative. Une approche purement thérapeutique de la question du bonheur conduirait ainsi à mettre en place en certain nombre de règles prudentielles destinées à empêcher la souffrance et le mal être des individus. Dans cet optique, l'idéal serait alors de réguler les relations amoureuses pour empêcher qu'elles n'induisent en nous des souffrances psychiques ou bien physiques qui affecteraient négativement notre bien être personnel.
Mais cette définition purement négative du bonheur comme absence de souffrance (ataraxie) est-elle vraiment satisfaisante ? Faire tout ce qu'il faut pour ne pas souffrir, n'est-ce pas plutôt un pauvre idéal d'hypocondriaque ? S'abstenir d'aimer trop pour ne pas s'exposer à trop souffrir est une façon assez étrange de prétendre faire son bonheur en se privant volontairement de l'une des plus grandes joies de l'existence. Avec de telles considérations précautionneuses, Roméo et Juliette ne se seraient sans doute jamais aimés. A ce compte aussi, il faudrait qu'un parent s'abstienne de trop aimer ses enfants, parce qu'il risquerait en les aimant de s'exposer à la terrible souffrance de leur ingratitude ou de leur disparition. Cette façon raisonnable de nous rendre heureux n'est sans doute pas la façon la plus efficace de le devenir ! Elle ressemble un peu trop au nihilisme de ce dernier homme dont Nietzsche, dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra, prophétisait la venue à la fin du 19e siècle : « Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ? Qu'est-ce qu'une étoile ? » Ainsi parlera le dernier homme en clignant de l'oeil. La terre sera alors devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus plus longtemps : « nous avons inventé le bonheur », diront les derniers hommes en clignant de l’œil ».
En réalité, nous ne savons pas ce qu'est ce bonheur que nous prétendons atteindre. Mais nous savons très bien, pour en faire quotidiennement l'expérience, ce que c'est qu'aimer. Nous connaissons tous la joie profonde et intense que celui qui aime éprouve devant la simple présence de ce qu'il aime. De sorte que ce que nous appelons bonheur n'est peut-être rien de plus en définitive que le fantasme d'un prolongement indéfini de cette joie intense que nous éprouvons lorsque nous aimons. Autrement dit, ce n'est pas la perspective du bonheur qui fixe la mesure acceptable de nos amours, mais c'est l'inverse : l'amour fixe pour chacun d'entre nous la mesure de notre idéal de bonheur. Ce dernier représente en effet un idéal de plénitude dont nous ne pourrions nous faire la moindre idée si nous n'avions d'abord expérimenté l'ivresse de la passion amoureuse. « Amabo Amare » raconte Augustin dans ses confessions : j'aimais aimer. Car l'amour est en lui-même le vecteur d'une joie que nous tendons spontanément à prolonger ou à renouveler.
Il est donc faux d'affirmer que nous aimons dans l'objectif d'être heureux. Plutôt : nous avons l'idée du bonheur seulement parce que nous avons expérimenté la violence de l'amour. C'est l'amour seul, dans son extase et ses transports, qui nous donne l'idée de ce que serait le bonheur. Il est donc bien vrai que celui qui n'a jamais aimé ne peut être heureux. Faute d'avoir appris à aimer, et donc aussi avoir appris à souffrir, il ne saurait jamais ce que c'est qu'éprouver cette joie intense et profonde dont le bonheur ne serait que la perpétuation fantasmée. Ceci explique sans doute pourquoi, même recluse dans son couvent et abandonnée par l'homme qu'elle a tant aimé, Héloïse oppose à son destin de malheur la fierté obstinée de son amour : « je suis persuadée que s'il y une félicité à espérer ici-bas, ce n'est que par l'union de deux cœurs que la sympathie a joints, et que le mérite et l'amour réciproque rendent heureux. Il n'y a point alors de vide dans leurs cœurs tout y est en repos, parce que tout y est content».
Adopter une telle attitude n'est manifestement pas la meilleure façon pour la jeune femme de se tenir à l'abri de la souffrance, c'est vrai. Mais que vaut une vie sans souffrance si elle est une vie sans bonheur ? Et comment connaître le bonheur si on n'a jamais connu l'amour ? Reste cependant qu'en revendiquant fièrement son amour pour Abelard, Héloïse ne paraît guère vouloir se conformer au modèle de la vie chaste et pieuse que son mari émasculé voudrait lui voir adopter. En prenant si ouvertement le parti d'Eros, Héloïse prétend justifier toutes les fautes commises par elle et son amant sous le coup d'une passion déréglée, comme si moralement il n'y avait pas lieu de se repentir d'une histoire d'amour où le mensonge, la manipulation, la trahison, l'abandon ont eu toute leur part. Pourtant, on peut difficilement trouver belle et admirable une histoire d'amour née sous la contrainte, entretenue dans le mensonge et soldée par l'abandon. Ce n'est pas ici la question du bonheur qui intervient, mais une simple considération morale. Abstraction faite de la perspective du bonheur, l'idée qu'il faille apprendre à aimer ne serait acceptable que si nous avions la conviction que l'amour est respectable moralement. Or, est-ce réellement le cas ?
La conduite morale doit-elle être définie comme une disposition à aimer ?
Ceci nous amène tout naturellement à notre troisième problème : la conduite morale doit-elle être définie comme une disposition à aimer ? Commençons par poser ce qui semble le plus évident à première vue : l'amour n'est en aucune façon la garantie d'une conduite irréprochable. Le fait d'éprouver de l'amour n'est pas forcément moral. L'amour que Humbert Humbert, le narrateur du roman de Vladimir Nabokov (Lolita), éprouve pour sa jeune nymphette, est pour le moins moralement discutable. De la même façon, l'amour que Phèdre éprouve pour Hyppolite dans la pièce éponyme de Racine est vécu comme une faute morale qui précipite la chute de l'héroïne.
Non seulement le fait d'aimer peut être en soi coupable, mais la manière de le faire n'est pas toujours plus estimable : c'est bien par amour que le Pozdychev, dans la nouvelle de Tolstoi (La sonate à Kreutzer), commet son crime. La plupart des violences conjugales ne sont-elles pas pareillement des crimes d'amour ? Qu'il y ait donc des façons d'aimer peu estimables, des amours égoïstes, des amours intéressés, des amours possessifs, des amours pervers, c'est ce dont on ne saurait réellement douter. Par conséquent, vouloir apprendre à aimer comme si c'était là une condition suffisante pour faire advenir sur terre le règne de la paix et de l'harmonie semble une attitude quelque peu étrange. N'en déplaise aux beatniks, l'invitation à « faire l'amour » n'a pas pour conséquence inévitable une renonciation « à faire la guerre ». Toute l'histoire de la guerre de Troie, causée par l'amour d'une femme, en est l'illustration navrante. Bien souvent, c'est l'amour qui conduit à la guerre plutôt qu'il n'en constitue le remède efficace. A quoi bon alors s'imposer comme un devoir d'apprendre à aimer ?
Il conviendrait d'avantage d'apprendre la morale et d'apprendre que les commandements de cette morale ne laissent pas de devoir s'appliquer, même en matière amoureuse. L'amour est un sentiment, certes, mais la morale a d'abord rapport à nos actions. La morale prescrit à chacun une certaine façon d'agir qui est en soi recommandable, abstraction faite de ce que nous éprouvons ou de la façon dont nous l'éprouvons. Sur ce point, nous pouvons suivre sans hésiter la leçon kantienne. Non seulement la morale n'est pas une affaire de sentiment, mais plus encore : l'idée d'un devoir d'aimer serait en soi contradictoire.
La morale n'est pas une affaire de sentiment, puisqu'elle porte sur des actions que nous devons accomplir parce qu'elles sont bonnes en soi et non pas parce que nous aimons les faire. La qualité morale d'une action est plus méritoire lorsque nous nous imposons de la faire par devoir plutôt que, simplement, conformément au devoir. De ce point de vue, un commerçant qui éviterait de voler ses clients parce qu'il les aime ne serait pas foncièrement différent d'un commerçant qui évite de les voler parce qu'il y voit son intérêt personnel. C'est une attitude qui repose uniquement sur son bon plaisir, plutôt que sur le souci de faire ce qui lui paraîtrait juste, que cela lui plaise ou non. Tous les personnages des tragédies classiques de Corneille et de Racine ont bien conscience que la loi du devoir s'oppose souvent à la pente de l'amour, au point que le devoir est souvent le principal motif qui nous pousse à résister au sentiment amoureux. En tuant le père de Chimène, Rodrigue doit faire ce qu'il n'a aucunement envie de faire, mais dont il ne peut se dispenser sans se rendre indigne. De même, en abandonnant Bérénice, Titus accomplit ce qu'exige son devoir d'Etat. Se soustraire à cette obligation pour continuer à vivre son idylle avec la reine de Jérusalem serait tout simplement inenvisageable.
Mais d'autre part, l'idée d'un devoir d'aimer serait en soi contradictoire : « je ne peux, écrit Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois (être forcé à l'amour) ; par conséquent un devoir d'aimer est un non sens ». La prescription chrétienne d' « aimer son prochain comme soi-même » serait donc absurde si elle signifiait quelque chose comme un devoir d'apprendre à éprouver de l'amour pour son prochain. Car là où on agit par devoir, on n'agit plus par amour ; et là où on agit par amour on n'agit plus par devoir. Tel que Kant la comprend, la prescription chrétienne (« aime ton prochain »), ne constitue donc aucunement un devoir d'apprendre à aimer, mais uniquement un devoir d'agir avec « bienveillance ». C'est une règle qui s'adresse à notre volonté et non pas à nos sentiments.
Reste cependant, comme Kant lui-même est forcé de l'admettre, que si la conduite « bienveillante » ne suppose aucun sentiment d'amour, elle est du moins de nature à faire naître cet amour : « La bienfaisance est un devoir. Celui qui la pratique souvent et voit aboutir favorablement son intention bienfaisante en vient finalement pour de bon à aimer réellement celui auquel il fait du bien ». Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque, fait à peu près le même constat : sans doute, observe-t-il, l'amour maternel est-il quelque chose de naturel. Mais cet amour s'accroît par tous les actes bienveillants qui constituent les soins maternels. L'affection ne vient pas au départ, comme une condition, mais elle résulte ordinairement de tous les sacrifices que nous avons fait pour l'autre. L'amour ressenti est finalement à la mesure de cet investissement consenti, non pas comme une cause mais plutôt comme un effet. Ainsi une mère peut-elle ne pas être la mère biologique d'un enfant, sans que cela l'empêche le moins du monde de l'aimer. C'est, pourrait-on dire, par tous les soins qu'elle prodigue à cet enfant qui n'est pas le sien qu'elle apprend à l'aimer... comme si c'était le sien. Il y a donc bien, d'une certaine manière, un apprentissage de l'amour, qui passe par les répétitions des actes bienveillants que nous prescrit le devoir moral.
Mais cette porosité qui existe visiblement entre le devoir moral et le sentiment d'amour serait difficilement explicable si on ne supposait pas une espèce de similitude entre les deux. Pourquoi passerait-on si facilement de l'attitude bienveillante au sentiment d'amour si le sentiment d'amour ne s'accompagnait pas spontanément à nos yeux d'une certaine bienveillance ? N'est-ce pas cette bienveillance que nous attendons ordinairement de ceux qui nous aiment ? N'est-ce pas cette conduite bienveillante qui nous permet en chaque cas de mesurer la qualité de cet amour ? Reprocher à quelqu'un une attitude égoïste ou peu respectueuse revient bien souvent à lui reprocher un manque d'amour. Si, dans L'insoutenable légèreté de l'être, les adultères répétés de Tomas font autant souffrir Téréza, c'est sans doute parce qu'elle voit dans cette tromperie la preuve tragique d'un manque d'amour. Dans les attitudes bienveillantes qu'il induit, le vrai amour serait donc tout à fait similaire à l'attitude morale.
Nous pourrions peut-être même aller plus loin : ce qui est fait par amour n'est-il pas en soi moralement supérieur à toute action accomplie par devoir ? Car agir par simple respect pour la loi morale ne nous amène pas plus loin qu'à suivre un commandement universel qui s'appliquerait à chacun et qui vaudrait pour tous. « Agis de telle manière que la maxime de ton action puisse en même temps valoir comme une loi universelle ». De cela, nous pouvons bien tirer la règle qu'il ne faut pas mentir, pas voler, pas tuer ni trahir... Mais cette façon de considérer la morale hors de toute acception de personnes est-elle vraiment suffisante ? Devrions-nous à l'égard d'un frère ou à l'égard d'une épouse de la même manière que nous devrions agir à l'égard de n'importe quel inconnu ? L'histoire romaine a érigé en modèle de vertu la sévérité du consul Titus Torquatus qui condamna à mort son propre fils parce que celui-ci avait commis une faute. Par là, le consul montrait qu'il voulait appliquer strictement une règle qui valait pour tout le monde et dont son affection paternelle n'était pas supposée l'exempter. Comment ne pas trouver effrayant un tel manque d'humanité ? Ce sens du devoir indifférencié est moralement aussi effrayant que le fanatisme d'Adolf Eichman avouant, lors de son procès à Jérusalem, qu'il aurait tué son père de ses propres mains si ce dernier avait désobéi aux ordres du Führer.
Sans doute la règle universelle de Justice est-elle moralement estimable lorsqu'elle garantit que la loi s'applique à tous et que nul ne saurait s'en croire exempté. Mais elle devient proprement inhumaine lorsqu'elle en vient à prétendre que la loi devrait s'appliquer à tous de la même manière, sans considération de personne. S'il convient moralement d' « appliquer » la loi, on ne saurait faire de cette application un sorte de recette universelle. La loi morale est universelle, mais son application ne peut pas l'être en principe, puisqu'elle concerne des situations qui sont toutes singulières. Par exemple, l'interdiction de tuer vaut universellement, mais l'application strict de cet interdit à des situations singulières (par exemple, dans les cas de légitime défense, ou de l'euthanasie) ne peut se faire d'une façon mécanique. L'interdiction de tuer vaut universellement mais dans certains cas, tout le problème est de savoir si nous avons bien affaire à un meurtre. La faculté de juger consiste, comme dit Kant, à « subsumer » le particulier sous l'universel. Et pour cela, aucune règle universelle ne peut guider notre jugement.
Dans le film Million Dollar Baby, le réalisateur Clint Eastwood incarne un entraîneur de boxe qu'un amour paternel unit à sa championne, Maggie Fitzgerald. Le jour où un accident met brutalement fin à la carrière prometteuse de Maggie, cette dernière se retrouve emprisonnée sur un lit d'hôpital, murée dans la solitude d'un corps paraplégique. Refusant d'abord d'assister la jeune femme dans son désir de mourir, le vieil homme finit par accéder à sa demande en l'étouffant sous un oreiller. Qualifier ainsi de « meurtre » ce qui a été, ultimement, un acte d'amour ne serait-il pas une grave faute de jugement ? Cet exemple ne montre pas seulement que la loi morale n'est pas suffisante, puisqu'elle doit toujours être appliquée en contexte, dans des situations chaque fois singulières. Il montre aussi que l'amour seul permettrait de juger correctement de cette application morale. Lorsque Augustin écrit « Aime et fais ce que tu veux », il ne prétend pas autre chose. Il n'affirme pas que l'amour nous conférerait le droit de faire ce que nous voulons. Car à ce compte un homme qui trompe sa femme pourrait tout à fait s'excuser en faisant valoir qu'il a agi par amour. « Aime et fais ce que tu veux » signifie que l'amour véritable nous donne la lucidité de savoir ce que nous devons faire.
Il ne suffirait pas, pour reprendre l'exemple d'Augustin, d'appliquer mécaniquement une règle universelle, comme celle qui condamne par exemple la violence exercée par un parent sur son enfant. Car en pratique, tout le problème sera de savoir si la baffe qu'un enfant reçoit constitue bel et bien un acte de maltraitance. L'application strictement mécanique d'une proscription qui interdirait ce genre de violence « dans tous les cas de figure » conduirait à méconnaître que la punition en elle-même peut avoir une vertu pédagogique. De la même façon et inversement, une attitude « caressante » n'est pas systématiquement bonne si elle traduit de la part du parent une forme de désinvestissement. En tout état de cause, mieux vaut moralement un parent qui se souciera de corriger son enfant qu'un parent qui s'en désintéressera trop pour avoir seulement envie de l'éduquer : « le père frappe son enfant, rappelle Augustin, et le trafiquant d'esclaves caresse son esclave ». Ce n'est donc pas à l'acte lui-même qu'il faut regarder en définitive (puisque le même acte peut être qualifié de façons très différentes), mais l'intention qui y préside. Or, la bonne intention, celle dans laquelle nous devons apprendre à nous tenir pour agir moralement, c'est l'amour. Aime et fais ce que tu veux.
Nous devons bel et bien apprendre à aimer, parce que l'amour seul nous permet d'apprécier correctement le bien que nous devons faire. La loi morale nous prescrit d'être bienfaisant, mais seul l'amour nous permettra de discerner quel est concrètement ce bien que nous devons faire aux autres. Car l'amour seul, contrairement à la loi, s'intéresse aux personnes. L'amour en effet, est toujours qualifié : on n'aime jamais l'humanité en général, mais l'humanité incarnée dans tel ou tel individu (mon « prochain »). Ce pourquoi l'amour abstrait du philanthrope est toujours un peu suspect. « Tel philosophe, écrivait Rousseau dans l'Emile, aime les Tartares pour se dispenser d'aimer ses voisins ». Nous devons donc apprendre à aimer, parce que l'amour est réellement une aptitude morale.
Comment savoir ce qu'est une bonne manière d'aimer ?
On comprend du même coup pourquoi, au regard de cette norme idéale de l'amour, tous les formes d'amour ne sauraient avoir la même valeur. Si la perfection morale de Dieu nous impose de penser que Dieu est amour, il s'en faut de beaucoup que la réciproque soit vraie : tout amour n'est pas en soi divin. Il n'est donc pas tout à fait absurde de considérer que ce modèle d'amour constitue une référence absolue dans l'idée que nous devons nous faire de l'amour. Il n'est pas seulement une forme d'amour supérieure aux autres, il est l'essence même de l'amour sous sa forme la plus pure. Toutes les autres formes d'amour ne peuvent être considérées comme des « amours » qu'en fonction de leur degré de proximité avec ce modèle-là. Il est l'épicentre autour duquel s'organisent et se répartissent les différentes façons d'aimer.
Aussi bien, apprendre à aimer ne constitue pas vraiment une façon d'apprendre une forme particulière et spécifique de l'amour, à l'exclusion des autres formes possibles que serait susceptible d'emprunter le sentiment amoureux. Apprendre à aimer consiste au contraire à apprendre simplement à aimer, car seul cet « amour véritable » est véritablement de l'amour. Toutes les mauvaises façons d'aimer ne sont à vrai dire que des manques d'amour. Dire : « tu m'aimes mal » revient aussitôt à dire : « tu ne m'aimes pas assez », car l'amour ne peut s'accommoder facilement d'une conduite qui n'aurait pas en vue le bien de la personne aimée. C'est vers cette forme là qu'il nous faudra tendre. C'est elle que nous devons apprendre, si nous voulons aimer correctement. Nous disposons donc bien d'un critère objectif qui nous autorise à départager entre elles les formes d'amour : la bonne façon d'aimer est la « bonne » façon d'aimer parce qu'elle est en somme la « seule » façon d'aimer. Toutes les autres formes ne sont que des approximations imparfaites dont l'amour divin représenterait (réellement ou par projection) le modèle accompli.
Il serait cependant naïf de croire que la messe est dite. Nous ne pouvons pas passer aussi allègrement de l'universalité abstraite de la morale à la singularité concrète de l'amour sans considérer ce qui gît entre les deux : entre l'universel (tous les hommes) et le singulier (Socrate), il y le particulier (L'athénien ou le Romain), domaine des institutions sociales. L'amour, à l'évidence, n'est pas qu'une simple affaire de relations personnelles. Celui ou celle que nous aimons a pour nous un visage qui le rend unique (« ma » voiture, « ma » maison, « ma » femme), mais cette singularité du nom propre s'inscrit toujours sur le fond d'un nom commun : Juliette n'est pas seulement Juliette et Roméo n'est pas seulement Roméo. Dans la fameuse scène du balcon, chacun pressent que ce nom singulier est aussi la marque d'une appartenance familiale : « Oh Roméo, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? ». Ce n'est pas simplement, ce n'est jamais, l'amour de deux individus. Ces individus sont chacun encastrés dans un positionnement social, qui fait de Juliette une Capulet, solidaire par conséquent de cette haine atavique qui dresse l'une contre l'autre les grandes familles de Vérone.
Plus généralement, nous sommes bien obligés de distinguer des formes d'amour en fonction du positionnement social de ceux qui aiment ou bien de ce qu'ils aiment. Par exemple, il y a une manière d'aimer son chien ou son cheval qui, toute personnelle qu'elle soit, ne saurait prendre la même forme que l'amour éprouvé pour un homme ou une femme. De la même façon, aimer une sœur ou un frère répond à d'autres exigences sociales que l'amour qu'on porterait à son enfant. Et l'amour de ce dernier ne pourrait ni ne devrait donner lieu normalement à l'amour qu'on éprouve pour son conjoint sans nous exposer à la monstruosité d'un amour incestueux. Par conséquent, il n'y a qu'un seul vrai amour, c'est vrai, mais cet amour doit nécessairement se décliner différemment selon l'inscription sociale qui nous prescrit un certain genre de rapport.
Dès lors, les choses deviennent un peu plus complexes, car les normes qui définissent la bonne manière d'aimer paraissent alors renvoyer à un état de la culture que nous savons assez variable. Si l'amour érotique pour des enfants nous paraît aujourd'hui une façon d'aimer scandaleuse, nous sommes bien obligés de reconnaître que la pédérastie fût pendant longtemps chez les grecs un pilier de l'éducation (Paideia). A l'inverse, si l'amour homosexuel fût considéré au début du 20e siècle comme une forme pathologique d'amour, ce n'était pas le cas à l'époque de Platon et ce n'est désormais -en général – plus du tout le cas pour nous. Et que dire encore du modèle d'amour des couples, tel qu'il s'est imposé en Occident depuis le 19e siècle ? Depuis que s'est généralisé le mariage d'amour, le « couple » s'est construit sur le modèle marital de la monogamie, excluant de fait comme « inappropriées » les polyamours et les relations extraconjugales. Ce qui, en amour, paraît acceptable ou non, est étroitement solidaire des formes institutionnelles (la famille, le couple, le parent, l'enfant, l'ami...) qui règlent les relations entre individus. Le rôle social que les femmes doivent ainsi jouer dans ces histoire d'amour leur imposerait par avance un style d'amour ajusté à leur statut social et que Rousseau a défini à son époque sur le modèle de la passivité, l'initiative devant nécessairement appartenir à l'homme. Pourquoi ne pourrait-il pas en aller autrement ?
Cette question est légitime puisque de telles normes sont moins des normes naturelles (relevant de la physis) que des normes instituées (relevant du nomos). Elles brident les possibilités d'aimer en imposant des formes statutaires de l'amour que les individus sont supposés respecter s'ils veulent que leur amour soit socialement reconnu comme un amour véritable. La camaraderie sexuelle que Tomas, dans l'insoutenable légèreté de l'être, instaure avec ses nombreuses amantes n'exclut pas une forme de sollicitude ni de bienveillance. A ce titre, elle pourrait valoir comme une forme d'amour. Mais elle ne peut être reconnue pour telle, parce qu'institutionnellement elle ne peut être pensée que négativement : soit comme une amitié bâtarde (puisque comportant une dimension sexuelle), soit comme une union inaccomplie (puisque les amants restent des amis et ne dorment pas ensemble). De la même façon, Téréza se trompe sans doute en considérant que Tomas ne l'aime pas, ou pas assez, du fait qu'il la trompe. Le souci permanent que Tomas a du bien être de Téréza, sa volonté constante de la protéger et de ne pas la blesser témoignent pourtant de cet amour. Mais que cet amour sincère implique, comme le prévoit la norme, un exclusivisme sexuel, c'est là un réquisit que nous pourrions estimer purement conventionnel. Les couples libertins expérimentent une autre façon de s'aimer. Pourquoi cette façon de s'aimer ne serait-elle pas considérée comme tout aussi acceptable qu'une autre ? La souffrance de Téréza s'explique-t-elle autrement que par un conformisme dont elle a du mal à s'affranchir et qu'il l'incite à voir dans le vagabondage sexuel de Tomas une cruelle trahison ?
On comprend donc ce qu'il y aurait finalement de gênant dans cette idée « d'apprendre à aimer ». Cette inculcation des « bonnes façons » d'aimer a des airs fâcheux de police sociale. Il s'agirait ni plus ni moins que de « normaliser » l'amour en fonction de rôles sociaux établis une fois pour toutes. Dans ce cas, la tentation est grande évidemment de rejeter tous ces modèles imposés, purement conventionnels, au profit d'une liberté individuelle qui laisserait chacun décider souverainement de la manière dont il entend vivre l'amour. L'intention est certes généreuse, mais on perçoit rapidement ses limites. Elle conduirait de fait à légitimer n'importe quelle forme d'amour au motif que : « s'ils s'aiment comme ça, en quoi serait-ce mal ? ». La seule clause que nous devrions imposer comme limite à ces expérimentations amoureuses résiderait alors dans le caractère sincère et « véritable » de cet amour, c'est-à-dire dans l'intention bienveillante qui l'anime. Or pareille attitude pose problème à plus d'un titre.
Premièrement, renvoyer la légitimité d'une pratique à la seule intention qui l'anime (il convient que cette intention soit aimante) est moralement justifié mais politiquement inapplicable. Car à moins de pouvoir sonder les reins et les cœurs, comment pourrions nous clairement distinguer entre un individu sincèrement aimant et un vulgaire prédateur ? Non seulement cette distinction est impossible à faire pour les observateurs extérieurs, mais elle n'est souvent guère plus évidente à faire pour celui même qui agit. Comment puis-je jamais être certain que ce que je crois faire par amour ne trouve pas sa raison dans des motifs plus profonds et beaucoup moins nobles ? En toute rigueur, la vie des sentiments est tellement opaque qu'aucune d'entre nous ne peut jamais être certain des motifs véritables qui le poussent à agir comme il agit. Quand l'histoire termine mal, il est toujours possible rétrospectivement de juger, comme on dit, « l'arbre à ses fruits » et de suspecter que les intentions affichées n'avaient rien à voir avec les intentions réelles. Mais sur le moment, on voit mal comment un tel jugement serait possible. Est-ce dire que cette ignorance nous condamne à accepter n'importe quoi en faisant crédit à tous ceux qui, pour justifier leur comportement, pourront exciper de leurs intentions aimantes ?
Deuxièmement, cette volonté de s'affranchir de toute convention sociale repose sur l'idée manifestement fausse que tout ce qui est conventionnel serait nécessairement arbitraire. En l'occurrence, on voit mal comment une convention pourrait durer dans le temps si elle contrariait systématiquement la nature des individus. Tomas lui-même, dans le roman de Kundera, est bien forcé d'admettre que sa façon de penser et de vivre l'amour, sous une forme libertine se heurte à l'inévitable et pénible jalousie qu'il éprouve en voyant Téréza danser avec un collègue de travail. Il est si loin d'ignorer le caractère précaire de son style amoureux qu'il est obligé de prendre des dispositions drastiques (sa « règle de trois ») pour éviter de tomber amoureux des partenaires avec qui il a instauré sa « camaraderie sexuelle ». Toutes ces précautions ne manifestent-elles pas le caractère boiteux car non-naturel de sa façon d'aimer ? Doit-on attribuer sa jalousie ou sa peur de tomber amoureux de ses partenaires sexuelles comme la simple manifestation de préjugés sociaux dont il aurait du mal à se défaire ? N'est-ce pas plutôt la voix véhémente de la nature qui lui signale que l'amour ne saurait être vécu sous une forme aussi schizophrénique ? Pour le coup, son souci de s'affranchir de la convention semble l'avoir conduit à adopter un mode de vie encore plus artificiel que celui dont il prétendait s'émanciper.
Troisièmement, revendiquer un droit individuel à définir par soi-même une façon « correcte » d'aimer revient à accorder à l'individu les mêmes droits exactement que l'on refuse à la convention. Si la position assignée aux femmes dans la relation amoureuse doit apparaître comme une convention injustifiable, un simple préjugé social, alors il nous faudrait pouvoir exhiber une façon plus correcte de concevoir ce rapport amoureux entre les hommes et les femmes. Mais où pourrions-nous trouver cette norme correcte sinon dans la différence naturelle qui sépare biologiquement les femmes et les hommes ? En autorisant les individus à décider par eux-mêmes de la façon dont il importe à présent d'être une femme ou d'être un homme, on agit comme si cette différence sexuelle n'avait en soi plus aucun pouvoir normatif. Elle serait un simple fait biologique dont on pourrait éventuellement s'affranchir, si on le souhaite, afin que plus rien ne limite la liberté des individus à se définir comme ils l'entendent. C'est assez étrange, parce qu'il est intellectuellement acrobatique de dénoncer comme «artificielle » une norme de genre par laquelle les femmes se voient assignées une certaine position dans le rapport amoureux et simultanément de prétendre s'en affranchir au nom d'un droit souverain de l'individu à s'émanciper de toute norme biologique. La critique du préjugé culturel ne saurait, sans contradiction, faire bon ménage avec une profession de foi transhumaniste.
Pour ces trois raisons, nous serions enclins à conclure que les conventions sociales qui définissent pour chacun d'entre nous la façon « correcte » d'aimer sont suffisamment anciennes et solides pour n'être amendées qu'avec circonspection. Qu'il faille apprendre à aimer et que cet apprentissage prenne pour chacun l'allure d'un processus de socialisation primaire qui l'amène à intérioriser très tôt des normes affectives est de toute manière un processus inévitable. Tôt ou tard, les libertés acquises par les individus engendrent un nouveau processus de normalisation qui agit exactement de la même manière que l'ancien. Que les petites filles apprennent à jouer à la poupée dans une préparation sociale au rôle de future mère, ou qu'elles apprennent au contraire à jouer à des jeux « non-genrés » afin d'échapper à ce déterminisme social, ne change -au final -pas grand chose. Dans un cas comme dans l'autre, les jeux auxquels on l'invite à jouer remplissent exactement la même fonction normalisatrice : ils sont destinés à lui faire intérioriser un comportement qui lui paraîtra normal et qui aura pour elle la force d'une convention sociale. La question pertinente n'est pas de savoir si nous pourrions échapper à cette contrainte normalisatrice, mais uniquement de savoir ce que valent ces normes sociales au regard des dispositions naturelles des individus.




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