JUGER : LES CINQ DIMENSIONS DE CET ACTE
- damienclergetgurna
- 2 mai
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Dernière mise à jour : 17 oct.
Nous ne parlons pas du jugement mais de l'acte de "juger", à l'infinitif. Ça signifie qu'on ne s'interroge pas tellement sur cet objet qu'on appelle le jugement, mais qu'on s'interroge sur l'acte qui permet de poser un jugement. Pourquoi est-ce que cette nuance est importante ? Tout simplement parce que ça signifie que ce sur quoi on va insister, c'est sur la dimension pratique du jugement. A savoir, l'acte de juger tel que, par exemple, un juge au tribunal est amené à le faire. Comment est-ce qu'on peut juger correctement ? Qui a le droit de juger ? Donc ça nous oriente tout de suite vers un type de préoccupations qui sont, on pourrait dire, plus proches de la philosophie morale et politique que de la logique, plus proche de la philosophie pratique que de la philosophie théorique. Donc parler de "juger" plutôt que de "jugement", on peut penser que ce n'est pas indifférent.
Cette remarque faite, en combien de sens faut-il prendre le terme "juger" ? Le terme de juger conjoint cinq dimensions fondamentales que je vais prendre par ordre, de simplicité, du plus simple au plus complexe. Le plus "simple", ça ne veut pas dire que c'est le plus "facile" à traiter. Ça veut dire seulement que c'est le niveau le plus élémentaire, celui qui suppose les autres. Ensuite, on s'élèvera progressivement vers d'autres dimensions de l'acte de juger, qui se présupposent les unes les autres.
Premier niveau : Juger c'est proposer
Le premier niveau le plus élémentaire, c'est le sens logique du terme. Juger, de ce point de vue, c'est "proposer". Proposer au sens, non pas de "faire" une proposition, mais au sens où j'"énonce" une proposition. Juger, c'est d'abord un terme de la logique, qui a rapport à la "proposition".
La proposition, c'est un énoncé affirmatif ou négatif, qui dit quelque chose à propos de quelque chose. Par exemple : "Tous les B sont des C", "tous les chats sont des mammifères". Quand vous dites : « le chat est sur le tapis » d'un point de vue logique, vous énoncez une proposition, une proposition qui affirme quelque chose à propos du chat. Et cette proposition, dans la mesure où elle énonce quelque chose à propos de quelque chose, possède la caractéristique d'être vraie ou fausse. "Le chat est sur le tapis", "le soleil est au centre de l'univers", ou "la terre tourne autour du soleil"... Tout ça, ce sont des propositions.
En revanche, on ne "juge" pas quand on pose une question, par exemple : "Est-ce que tu pourrais me passer le sel ?" "Est-ce qu'il va faire beau demain ?". On ne juge pas non plus lorsqu'on se contente d'utiliser des phrases à l'impératif : "Passe-moi le sel", ce n'est pas un jugement, c'est un ordre. Toutes les propositions entrent dans une économie qui est celle de la connaissance, puisque le propre d'une proposition, c'est qu'elle peut être vraie ou fausse. Il y a par conséquent un critère très simple pour savoir quand il y a jugement : il y a jugement chaque fois qu'un énoncé est susceptible de recevoir la caractéristique d'être soit vrai, soit faux. Cela exclut les énoncés de type interrogatif ou de type impératif, et cela exclut également tout ce qui ne peut pas être vrai ou faux, parce que ce ne sont pas des phrases, mais seulement des mots ou des groupes de mot."C'est seulement par une combinaison de ces termes les uns avec les autres, écrit Aristote dans Les Catégories, que se forment l'affirmation et la négation. Toute affirmation, en effet, toute négation, doit être vraie ou fausse. Les mots au contraire, qui ne sont pas combinés avec d'autres mots n'expriment ni vérité ni erreur; ainsi "homme", "blancheur", "court", "triomphe"".
Deuxième niveau : Juger, c'est affirmer ou nier
Le deuxième niveau ne correspond pas du tout à une autre façon de définir l'acte de juger, mais à une façon d'en enrichir le sens premier. En effet, juger n'est pas simplement "proposer", mais c'est "affirmer" ou "nier" cette proposition. C'est ainsi que Platon, dans le Théétète, définit l'acte de "juger" : "Il me parait que l'âme, quand elle pense, ne fait autre chose que s'entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant : et que quand elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins promptement, quand elle sort du doute et qu'elle prononce, c'est cela que nous appelons juger. Ainsi, juger, selon moi, c'est parler, et le jugement est un discours prononcé non à un autre, ni de vive voix, mais en silence et à soi-même. (...) Juger qu'une chose est une autre, c'est donc se dire à soi-même, ce me semble, que telle chose est telle autre". On voit bien que, dans cette définition, Platon unit la dimension "discursive" du jugement (juger s'est se dire que telle chose est telle autre) et la dimension d'affirmation (ou de négation) de ce discours (l'âme sort du doute, se décide, prononce). Juger consiste donc, pour celui qui juge, à s'engager derrière sa proposition. Par exemple, dire que "Les chats mangent les chauve-souris" (exemple pris dans Alice au pays des merveilles), c'est non seulement énoncer une proposition mais c'est aussi, implicitement, affirmer que cette proposition est vraie. On dépasse ici le niveau de la simple analyse logique, parce que le domaine de la logique se limite à la forme de notre jugement lorsque l'on juge. Là , il s'agit bien de l'acte de juger en lui-même : "J'affirme que la Terre tourne autour du soleil". L'aspect logique du jugement nous amène à nous interroger sur la nature de la proposition; avec son caractère affirmation, nous rentrons plutôt dans le domaine de l'épistémologie, c'est-à -dire dans le domaine de l'étude des conditions de possibilité de la connaissance. Qu'est-ce qu'il faut, concrètement, pour qu'on puisse "nier" ou "affirmer" une proposition ? Quel genre de choses avez-vous le droit d'affirmer ou de nier catégoriquement ? A ce niveau, nous serons donc amenés à nous poser la question de la vérité et de la fausseté de nos jugements.
Troisième niveau : Juger, c'est apprécier
Troisième niveau : cette affirmation, ou cette négation, elle est toujours plus ou moins indiscernable aussi d'une forme d'appréciation. C'est le sens peut-être le plus intuitif pour nous, cette idée que, juger, fondamentalement, c'est toujours apprécier une chose, en la trouvant bonne ou mauvaise, utile ou inutile, belle ou laide… Par exemple, lorsque j'énonce la proposition "La Terre est ronde", j'affirme en même temps que je tiens cette proposition pour vraie. Et en faisant cela, je pose bien une appréciation de valeur, car tenir pour "vraie" une proposition c'est apprécier ce que les logiciens nomment sa "valeur de vérité". Mais plus globalement, on apprécie aussi quelqu'un quand on juge qu'il est sympathique. Ou au contraire lorsqu'on a des "préjugés" contre lui et qu'on le juge antipathique.
Là , on déborde complètement le domaine de l'épistémologique. Parce qu'on voit qu'on a affaire ici au rapport entre les jugements et la valeur. Juger, de ce point de vue, revient à se prononcer sur la valeur d'une chose. Ce qui va nous poser d'autres genres de problèmes : quand je juge que quelqu'un est un sale type, au nom de quoi un tel jugement peut-il être énoncé ? Et si toute valeur est relative, est-ce que ça ne rend pas tout acte de juger illégitime ? Est-ce que je ne suis pas amené dans ce cas-là à dire que je ne dois pas juger et qu'il ne faut pas juger, justement, en appliquant une forme de principe de tolérance ? Ici, on est évidemment dans le domaine de tout ce qui concerne les valeurs, ce qui inclut un vaste ensemble qui va de la morale (la valeur du Bien) à l'esthétique (la valeur du Beau).
Quatrième niveau : Juger, c'est délibérer
Lorsque j'énonce une proposition (par exemple, lorsque je dis : "le chat est un mammifère"), je place un concept (ici celui du "chat") sous l'extension d'un autre concept (ici celui de "mammifère"). On peut toujours figurer une proposition sous la forme d'un diagramme de Venn, avec des cercles qui représentent des ensembles qui s'incluent les uns les autres ou qui sont en intersection les uns avec les autres. "Dans tout jugement, écrit Kant, il y a un concept qui en embrasse une pluralité d'autres et qui, parmi eux, comprend aussi une représentation donnée, laquelle enfin se rapporte immédiatement à l'objet. Ainsi dans ce jugement : "tous les corps sont divisibles", le concept du divisible se rapporte à divers autres concepts; mais entre eux, il se rapporte particulièrement à celui de corps, lequel, à son tour, se rapporte à certains phénomènes qui se présentent en nous." (Critique de la Raison pure, "De l'usage logique de l'entendement en général"). Juger revient donc à placer certains termes (par exemple l'ensemble des "corps") sous l'extension de certains termes plus inclusifs (par exemple l'ensemble des "divisibles"). Et de loin en loin, remarque Kant, cette "subsomption" (sub-sumer : littéralement, "placer sous") vise le terme ultime, le plus singulier. Si j'affirme en effet que "tous les hommes sont mortels"(proposition 1) et que j'affirme en même temps que "Socrate est un homme" (Proposition 2), alors j'ai trois cercles concentriques : le premier, le plus large, est l'ensemble des "mortels"; sous celui-ci est subsumé l'ensemble des "hommes"; et sous ce deuxième ensemble, je place l'individu Socrate. Conclusion : Socrate est mortel !
Tout acte de juger consiste donc ultimement à se prononcer sur une chose singulière (un individu, une chose ou un état de fait) en plaçant cette chose sous l'extension d'un prédicat général. C'est ce, qu'en bon français, on appellerait une délibération, car le propre d'une délibération est de porter sur une situation singulière. Je délibère quand je me demande si tel tableau est un "beau" tableau. Ou je délibère lorsque je me demande si, dans la circonstance présente, telle décision est la meilleure décision à prendre. Une délibération est toujours une façon de chercher à qualifier une situation singulière en trouvant le bon ensemble sous laquelle la placer (la "subsumer"). Quel domaine de la philosophie est impliqué par cette quatrième dimension de la "subsomption" ? Celui de la pratique : de l'action (domaine de la "praxis") et de la production (domaine de la "poièsis"). L'homme d'action, ou l'homme de l'art (l'artisan), c'est en principe celui qui délibère bien, qui est capable de reconnaître rapidement "de quoi il s'agit", c'est-à -dire qui est capable de placer un cas particulier sous la catégorie d'une loi générale.
Cinquième niveau : Juger, c'est rendre justice
Je vais prendre un exemple vraiment très idiot. Mettons que je dise de l'un d'entre vous : "Lui, c'est un véritable crétin". On voit bien qu'il y a, dans cette simple énonciation, toutes les dimensions de l'acte de juger que nous avons croisées jusque là : d'abord, j'énonce une proposition; ensuite, cette proposition, je l'affirme catégoriquement; et en faisant cela, troisièmement, j'émets un jugement de valeur à la fois sur la vérité de ma proposition mais aussi sur la valeur intellectuelle de celui que je tiens pour un crétin… et enfin, quatrième dimension, mon jugement consiste à placer cette personne singulière ("Lui") sous la catégorie générale des "crétins". Ce jugement est peut-être un "pré-jugé", au sens où le préjugé consiste à placer telle personne, telle chose ou tel ensemble de choses dans telle catégorie (par exemple : "Tous les arabes sont des délinquants") sans avoir pris la peine d'examiner la question, sans avoir pris la peine d'une "délibération". Préjugé, c'est juger "par avance", avant tout examen.
Reste alors la cinquième dimension, qui parait rassembler en elle toutes les autres dimensions : Juger, c'est rendre justice. L'étymologie même du terme "juger" fait immédiatement référence à cette notion de justice, que nous avions jusqu'ici laissé de côté. Et ici, nous nous retrouvons plongés dans le domaine de la philosophie politique, nous sommes amenés à nous interroger sur la question de la justice et plus précisément sur le "judiciaire". Le "juge" quand il juge, énonce la "sentence". Or, le terme "sentence", en anglais, ce n'est rien d'autre que la phrase, la "proposition". Et cette proposition (cette "sentence"), le juge ne se contente pas de l'énoncer. Au moment où il rend son jugement, il met toute son autorité dans la balance pour faire que cette proposition ait force de loi. C'est donc dans le fait que cette sentence soit affirmée catégoriquement par le juge qu'elle prend force de soi. On voit donc que la deuxième dimension est bien présente. Et la troisième l'est aussi, bien évidemment, puisque cette sentence consiste en un jugement de valeur qui affirme l'innocence ou la culpabilité d'un individu. Enfin, ce jugement suppose toujours une délibération par laquelle on s'efforce de savoir si le cas singulier qu'il faut juger peut être placé sous une espèce générale codifiée par la loi. Le juge ou le jury doit "délibérer" avant de prononcer ce jugement. Mais à terme, et ça c'est la cinquième et dernière dimension, il s'agit -en énonçant cette sentence -de produire un effet très concret : une peine de prison, ou au contraire une libération. C'est en ce sens que Dieu, dans la théologie, est le juge suprême car Dieu rend justice à chacun et Dieu condamne ou sauve selon nos mérites. A ce niveau, on rencontre un problème qui est particulièrement délicat: qu'est-ce que c'est que rendre justice ? Et qui a qualité pour le faire ?
