UNE ANALYSE DE LA "SOCIÉTÉ" DANS LA LITTÉRATURE: L'EXEMPLE DE EDITH WHARTON
- damienclergetgurna
- 9 mai
- 25 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 oct.
Le grand et beau roman (Le temps de l'innocence) de l'écrivaine américaine Edith Wharton nous parle de la société, ou plus précisément, de la bonne société new-yorkaise. Il ne s'agit donc pas du tout ici d'une communauté politique. Chez Wharton, la communauté ne signifie pas la communauté politique. Chez elle, la communauté n'a rien à voir avec l'Assemblée des citoyens. On le voit tout de suite à un indice : la question politique est tout à fait absente de son roman. Deux passages témoignent particulièrement de cette absence. Le premier se situe, chapitre 14, lorsque Archer, le personnage masculin principal, discute avec son ami Winsett. Winsett lui dit à ce moment-là qu'il faudrait qu'il fasse de la politique, et Archer lui répond qu'il n'en ressent absolument aucun besoin et que même ce serait mauvais goût pour un homme de sa classe sociale de se livrer à une telle activité. Le membre éminent de la société civile qu'est Archet ne se définit pas du tout comme citoyen. « Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett. Je ne tiens qu'un article et il n'a pas cours ici. Mais vous, vous êtes libre, vous êtes riche. Pourquoi renoncer ? Il n'y a qu'un avenir, c'est la la politique. » Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett. En Amérique, un gentleman n'entre pas dans la politique. ». Cette manière de définir la société, en ne la traitant plus comme une société "politique" est historiquement tout à fait remarquable. Dans l'histoire de la pensée philosophique est illustre une rupture majeure dans notre façon de considérer l'existence du social. Qu'est-ce donc, qu'une société si cette dernière n'est plus définie comme une communauté des citoyens ? Le roman de Wharton permet de répondre de façon très précise à cette question terriblement actuelle.
Le rôle structurant de l'Oïkos
Premier point : qu'est-ce qui organise une société comme celle de New York ? Manifestement, ce principe organisateur, on ne le trouve plus ni dans l'action collective ni dans l'unité d'un pouvoir politique souverain. Qu'est-ce qui fournit alors le principe organisateur de la société new-yorkaise ? Chapitre 13 : "Tout pliait devant Beaufort, tout New York défilait dans ses salons. Il y avait 20 ans qu'on disait : "je vais chez les Beaufort" sur le même ton de sécurité qu'on aurait pu dire : "je vais chez Mrs. Minson-Mingott et on avait de plus l'agréable perspective d'y être traité avec des plats et des vins de choix, au lieu d'un insipide champagne de l'année et de croquettes réchauffées. Mrs. Beaufort avait donc selon l'usage fait son apparition dans sa loge, juste avant l'air des bijoux. Selon l'usage elle s'était levée à la fin du troisième acte…" Ce qui crée le lien, ici, c'est visiblement la fortune, c'est l'argent. C'est lui le principe organisateur qui unit les différents individus de cette société et qui fait qu'ils se reconnaissent tous fièrement dans les salons dorés de Julius Beaufort. Cela va nous permettre de comprendre ce qui différencie la société d'une communauté politique.
Avant qu'une société ne s'organise politiquement, elle existe déjà naturellement comme un phénomène naturel d'interdépendance. Les individus ont tout simplement besoin les uns des autres pour survivre. Autrement dit, le fait social, avant de renvoyer à une réalité "politique", renvoie d'abord à un réalité d'ordre "économique". Le lien qui permet de faire exister les individus, c'est d'abord un lien de nature économique. On a besoin de vivre ensemble simplement parce que nous avons besoin les uns des autres pour survivre, et la société est d'abord une organisation qui repose sur la division du travail. Quand Platon, dans la République, cherche à comprendre la genèse des sociétés humaines, il commence d'abord par là : la vie sociale naît d'un impératif économique d'organisation des tâches. Avant qu'une société ne se donne des institutions politiques, cette société existe d'abord spontanément sur le principe économique d'une division du travail, qui permet à chacun de subvenir à ses besoins grâce à la collaboration des autres. On a besoin les uns des autres et ça veut dire logiquement que le sang qui circule dans cette société est coulé dans les échanges mutuels. voilà la base, le fondement et le grain qui permet d'unir la société.
Voilà donc pourquoi toute cette société new-yorkaise se reconnaît dans la richesse d'un de ses membres, Julius Beaufort. La réussite sociale de Beaufort, qui est le seul à avoir installé une salle de bal dans sa maison, incarne la fierté de toute cette société qui se reconnaît dans ce symbole de la réussite économique. On est très loin ici de la communauté politique où la communauté doit se reconnaître dans la figure exemplaire du chef. C'est parce que Beaufort est symboliquement l'incarnation de cette richesse collective qu'il la fait vaciller lorsqu'il fera brutalement faillite : ils ont tous leur argent chez lui ! C'est aussi pourquoi Beaufort réussit si bien à se faire accepter par cette bonne société, alors qu'il est socialement un parvenu.
La disqualification des activités non économiques
Deuxième point : chez les Grecs, cette société civile existait, mais elle était contenue et enfermée dans les limites étroites de la sphère privée. En effet, la sphère de l'oïkos, chez les Grecs, c'est la sphère de la domesticité. Une sphère qui est jugée de bien moindre valeur que la sphère "publique", celle de la Cité. L'important n'est pas d'être riche, mais d'être un citoyen libre. L'honneur qui est attaché à un individu va à ce qui fait de lui un grand citoyen, un citoyen exemplaire, plutôt qu'à ce qui fait de lui un particulier aisé. Les Grecs d'ailleurs avaient une façon de critiquer les régimes politiques où l'organisation du pouvoir était fondée sur la richesse, au dépend de la vertu. Ils appelaient ce régime une "oligarchie", régime politique dévoyé, parce qu'il subordonne l'intérêt commun de la Polis à l'intérêt privé de la richesse. Dans ce cadre, par conséquent, les problèmes de richesse, les problèmes économiques sont toujours subordonnés par rapport à des réalités politiques qui viennent en premier. La richesse était tenue essentielle pour mener une politique de grandeur, et non pas comme une fin en soi. Les problèmes économiques étaient trivialement considérés comme des problèmes d'intendance.
L'inflation de la société civile et le privilège qu'elle prend par rapport à la communauté politique se mesure à l'importance accrue que prennent progressivement en elle les questions économiques. Or, ce triomphe historique de la société civile, on le voit très nettement marqué chez Wharton, par la disqualification des activités qui étaient jusque là tenues pour des activités "nobles". C'est le cas bien sûr de l'activité politique, que Archer juge maintenant indigne d'un gentleman. Mais c'est aussi les cas de ces activités qui ont toujours été considérées comme nobles, quoique économiquement peu rentables : à savoir les activités qui concernent la vie spirituelle des individus : l'art, la culture, le savoir. Archer est le seul personnage (avec l'héroïne du roman : la comtesse Olenska) qui éprouve encore une aspiration sincère pour le monde de la culture, et qui conserve un certain respect pour les artistes et pour tous ceux qui représentent la classe intellectuelle. C'est cette aspiration au monde de la culture qui le pousse à fréquenter, contre les usages de la bonne société, des individus que les autres refusent de fréquenter parce qu'ils sont économiquement des êtres dévalorisés.
Un premier exemple se trouve chapitre 14, quand Archer se promène avec Winsett dans les rues de New York : "Winsett lui offrait un stimulant intellectuel et dès qu'il apercevait sa figure maigre et barbue aux yeux mélancoliques, il engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que Winsett était journaliste. Né malencontreusement dans un monde fermé aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir publié un petit livre exquis de critiques littéraires dont 120 exemplaires seulement avaient été vendus et 30 donnés, il avait abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de robe, aux romans d'amour et aux affiches de boissons anti-alcooliques". Comme ce passage est intéressant ! Il illustre un certain devenir du monde de la culture dans la société civile, qui consiste à inclure le monde de la culture dans l'ensemble des activités de divertissement. Winsett est un écrivain qui a une vocation d'artiste; il publie un bel ouvrage qui, naturellement, n'est pas assez "divertissant" pour plaire au grand public. Comme il ne peut pas vivre de son art, il est obligé d'écrire des articles dans un magazine de mode féminine ! Ce sont ces magazines qui, dans la société dépeinte par Wharton, permettent de faire vivre les littérateurs, parce que seule cette industrie du divertissement leur permet d'obtenir une situation économiquement avantageuse.
Le deuxième exemple, qui est aussi assez parlant nous est fourni par le personnage de monsieur Rivière, l'ancien secrétaire de madame Olenska. Rivière incarne cette souffrance de l'homme de lettres, socialement déclassé. Il fait d'abord de sa marginalité sociale le signe de sa grandeur propre : "Garder intacte, sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, c'est cela monsieur qui prime tout, c'est pour cette indépendance que j'ai abandonné le journalisme et que j'ai accepté de devenir précepteur. Le métier est quelquefois bien aride mais on a la liberté de son esprit. On peut écouter, réfléchir, on peut causer. Ah ! la conversation, il n'y a rien de tel ! N'est-ce pas l'air qui circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux formes différentes d'abdication". On croirait littéralement entendre le discours d'un artiste bohême, qui fait de sa condition pauvre la marque de sa volonté personnelle de rompre avec les complaisances du monde bourgeois ! Par rapport à Winsett, Rivière incarne en effet une forme de radicalité, puisqu'il refuse quant à lui de se livrer à l'activité journalistique. Il ne veut pas prostituer son art en écrivain des articles racoleurs pour des magazines de mode. Rivière se fait une véritable fierté de sa marginalité sociale, parce qu'elle est pour lui le signe d'une grandeur personnelle qui se joue loin des sordides calculs économiques.
Mais cette marginalité sociale est aussi, immanquablement, le signe d'une exclusion sociale qu'il éprouve comme une insulte : "Il fixait sur Archer des yeux ardents et il continua ainsi : "voyez-vous monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde et j'avoue que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir chargé d'affaires à Bucarest. Je me dis quelquefois que je devrais faire un grand plongeon. Croyez-vous par exemple qu'il y aurait une place pour moi à New York ?". Là, brutal changement de ton ! Toute cette sublimité, fièrement revendiquée, se brise devant la conscience aigue et douloureuse d'une disqualification sociale qui le pousse à mendier une position auprès de Archer. On voit par là que la limite est très fine entre celui qui se tient à la lisière de la société parce qu'il refuse sa logique "bourgeoise" et celui qui se tient à la lisière de la société parce qu'il en est le déchet. Ce que montre fort bien Edith Wharton est l'impossibilité, pour celui qui tient le discours de la marginalité sociale, de vouloir assumer cette marginalité sans la subir en même temps sous la forme d'un "déclassement social". L'artiste génial et la figure du raté qui n'arrive à rien sont des figures jumelles.
La société civile ne favorise donc guère les activités qui, autrefois, étaient entourées d'une certaine considération. Elle ne favorise pas plus, dans sa logique économique, la haute spiritualité de la croyance religieuse. Manifestement cette religion, qui joue un rôle si important au niveau politique, joue un rôle purement cosmétique au niveau social. Elle n'est plus principe d'unité, mais marqueur d'appartenance sociale. Elle apparaît peu dans le roman et lorsqu'elle apparaît, c'est surtout comme une simple convention sociale (le mariage à l'église).
La disparition de l'opposition public/privé
Troisième point. Cette invasion du social au détriment du politique amène inexorablement à rendre inopérante la distinction constitutive de toute communauté politique : la distinction entre l'espace public et l'espace privé, la distinction entre la sphère de la vie civique, où l'individu est défini comme citoyen, et la sphère de la vie privée, où il est défini comme simple particulier. Ce partage est clairement indissociable de l'organisation politique de la communauté. Mais dès qu'on parle de la vie sociale, cette distinction entre privé et public perd toute pertinence, car l'espace privé est tout autant un espace social que l'est l'espace politique. Ce que font en effet les individus, lorsqu'ils ne font pas de politique, ne cesse pas pour autant d'être une activité éminemment sociale. Par exemple, la façon dont un mari se comporte avec sa femme est certainement une affaire privée; mais dans la mesure même où cette relation familiale a une dimension sociale, elle constitue de soi un problème "social" dont la société peut légitimement se saisir. Tout n'est pas politique, mais tout est susceptible d'être social !
Voilà donc ce qui explique pourquoi, dans le roman d'Edith Wharton, tous les personnages sont en permanence exposés au regard, à l'observation méticuleuse des autres, peu importe que ce qu'ils fassent concerne leur vie publique ou leur vie privée. La scène qui manifeste le mieux cette exhibition permanente de l'individu au jugement social est la première scène de l'opéra. La configuration même de l'espace est faite pour permettre aux individus de se voir les uns les autres et de s'observer mutuellement. La vie sociale génère inévitablement ces commérages, ces ragots, ces rumeurs et ces médisances dont la figure de Sillerton Jakson est la parfaite incarnation. A lui seul, ce personnage représente la société, dont on peut dire que rien de ce qui est social ne lui est étranger : "Sillerton Jakson appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de collectionneur et une science de naturaliste" (chapitre 5). Il n'est guère étonnant alors, dans ces conditions, qu'une affaire aussi privée que des fiançailles prenne inévitablement l'allure d'un événement social, qui engage toute la bonne société : "Archer s'arrêta un moment. C'était sur son désir formel que la nouvelle de ses fiançailles était annoncée et cependant il répugnait à faire connaître son bonheur de cette façon, le proclamer dans la cohue d'une salle de bal. C'était lui ravir le charme de l'intimité qui convient aux sentiments profonds, le proclamer dans la cohue d'une salle de bal. La joie du jeune homme était si sincère que cette superficielle profanation en laissait l'essence intact mais il aurait voulu que la surface même demeura sans ombre". on voit que vraiment, le fonctionnement de la société chevauche allègrement la ligne de partage entre le public et le privé. Si Archer en éprouve quelque gêne, ce n'est pas du tout le cas de May qui a parfaitement intériorisé ce fonctionnement social : en voyage de noces, et dans l'espace privée d'une réception informelle chez des amies de sa mère, elle ne cesse pas d'accorder le plus grand soin à sa toilette, comme si elle demeurait exposée au jugement de la société : "Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au prestige de la toilette" (chapitre 20).
Le triomphe de la famille
Quatrième point :cet avènement de la société civile, donc de cette sphère de l'oïkos, il faut s'attendre à ce qu'il coïncide également avec la promotion de cette communauté singulière qui incarnait précisément cette sphère de l'Oïkos : la communauté familiale. Cette dernière occupe une place centrale dans le roman de Wharton. Et c'est bien normal : si l'avènement de la société civile consacre le triomphe de la dimension économique, alors elle consacre aussi le triomphe de la communauté familiale, puisque cette dernière est la toute première communauté à être entièrement fondée sur une répartition des tâches à des strictes fins de production (travailler pour gagner sa vie) et de reproduction (le travail de l'accouchement). La vie domestique, c'est par excellence la sphère de l'Oïkos, celle des nécessités matérielles, de la gestion du quotidien, des dépenses à gérer, des factures à payer, du budget à tenir, du capital à économiser… La famille est la toute première communauté fondée sur un principe d'organisation du travail, principe qui est à la base de la distinction des genres (l'homme part chasser/ la femme s'occuper des travaux ménagers). Le foyer est bel et bien une unité de production et l'est même doublement, parce qu'il s'agit non seulement d'entretenir la vie des individus par le travail mais aussi d'assurer la survie de l'espèce par la reproduction. Il n'est donc pas étonnant que la famille, comme communauté particulière, prenne de plus en plus d'importance dans la vie des individus à mesure que la société civile prend de l'ampleur.
Le triomphe de la société civile c'est donc aussi la consécration de la communauté familiale : "Tant qu'une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on doit considérer la question comme résolue", tranche sentencieusement Van der Luyden au chapitre 7. Autrement dit, derrière les individus, ce qu'il y a d'abord ce sont des familles, des réseaux de solidarité économiques. C'est parce qu'elle fait partie du clan Mingott que Hélène Olenska peut compter sur l'appui financier de la vieille Mrs Mingott. De même, lorsque la femme de Beaufort vient rendre visite à la matriarche après la faillite de son mari, elle cherche à activer ce réseau de solidarité en s'appuyant sur les liens de famille. Et sa tante lui fait alors remarquer qu'elle a cessé d'être une Mingott le jour où elle a changé de nom : "Et quand Régina Beaufort a dit : "Mais mon nom, ma tante, mon nom est Regina Dallas", j'ai dit : "Ton nom était Beaufort quand il t'a couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a couverte de honte."
On comprend du même coup pourquoi, étant donné l'importance de la relation familiale, les mariages sont une affaire aussi importante : il y s'agit moins d'amour que d'alliances. C'est grâce à un bon mariage que Mrs Mingott a connu une fulgurante ascension sociale : "elle n'était que Catherine Spicer, sans fortune ni position sociale suffisante pour faire oublier que son père était publiquement déshonoré". Cette même Mrs Mingott fait prospérer sa famille en mariant bien ses filles. Archer a tout fait conscience du rôle central de cette solidarité familiale, à la grande satisfaction de sa mère : "Bien entendu un tel mariage n'apportait à Newland que ce qu'il était en droit d'espérer; mais les jeunes gens sont si sots et si déconcertants, et certaines femmes tellement séduisantes et dénuées de scrupules, que c'était un miracle de voir son fils doubler victorieusement le cap de sirènes pour entrer dans le port d'un mariage irréprochable"
La visibilité sociale des femmes
Cinquième point : Corrélativement à cette importance prise par la communauté familiale, on comprend aussi pourquoi dans le roman de Wharton, les figures féminines sont si nombreuses. Le règne de la société civile, avons-nous dit, c'est le règne de l'oïkos; et le règne de l'oïkos c'est aussi simultanément le triomphe de la vie domestique… et par là, inévitablement, le triomphe de celles qui -depuis l'Antiquité -sont le centre de cette vie domestique : les femmes.
Il suffit de voir le nombre de personnages et de protagonistes féminins qui sont présents dans le roman et qui ont des rôle de premier plan.Chez Edith Wharton, les femmes occupent le devant de la scène. C'est par elles que se manifeste le plus clairement ce triomphe de la domesticité au détriment de la vie politique. Raison pour laquelle la question de la "toilette", c'est-à-dire de la mode féminine, y prend autant d'importance.
Toutefois, si l'avènement de la société civile participe de la mise en lumière de la figure féminine, elle le fait en fait en même temps sous un mode assez ambigu : en effet, si la société reconnaît bien l'importance des femmes, c'est uniquement en tant qu'épouses ou mères. Centre de la vie domestique, la femme est vouée à n'être jamais définie que par elle. La femme artiste qu'était Edith Wharton, ne pouvait se satisfaire d'un tel rôle social. May incarne de ce point de vue le prototype de la femme, telle que les membres de la haute société l'estiment désirable : toute son éducation la voue à s'enfermer dans son rôle de mère et d'épouse : "Evidemment, elle comprendrait toujours : elle dirait toujours ce qu'il faudrait. Cette découverte fit déborder la coupe de sa félicité". Tout à l'inverse, dès le début du roman, Ellen, parce qu'elle a quitté son mari, fait au contraire figure de paria; ce dont Archer s'indigne, devant sa mère et sa sœur : "Pourquoi se dissimulerait-elle comme une femme déshonorée ? Elle est la "pauvre Ellen", parce qu'elle a eu la mauvaise chance de faire un détestable mariage; mais je ne vois pas que ce soit une raison pour se couvrir la tête de cendres, comme si c'était elle qui fût coupable". Ellen Olenska est condamnée à exister par elle-même, puisque c'est la femme qui ne trouve plus à justifier sa propre existence dans et par le couple.
Une société en permanente mutation
Sixième point : Dans la mesure où on a affaire à une société civile, et non plus à une société politique l'opposition qui est structurelle dans cette communauté n'est plus l'opposition entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ligne de partage classique dans la structuration d'une société politique. Dans le roman de Wharton, nous avons affaire à une communauté où la question de la gouvernance se pose absolument pas. La question qui se pose et qui structure cette société, c'est la question de la classe sociale. Qui est riche ? Qui ne l'est pas ?Il ne s'agit pas d'occuper une position qui serait la position de celui qui commande. Il s'agit uniquement d'être du côté de ceux qui ont de l'argent et qui, pour cette raison, appartiennent à la "bonne société".
Mais cette distinction classique entre riches et pauvres prend, dans le roman de Wharton, une allure assez nouvelle, parce que les rapports économiques y sont sourdement travaillés par la logique du capitalisme. Le capitalisme est un mode d'organisation du travail et de la production qui modifie assez drastiquement la façon dont se définit ordinairement la richesse. Il nous suffit de comparer la richesse des Van der Luyden et celle des Beaufort, des "vieux riches" et des "nouveaux riches", pour prendre la mesure de cet écart : les Van der Luyden sont des personnages assez fades qui occupent de moins en moins de place sur la scène New Yorkaise, alors qu'ils incarnent normalement le sommet de cette petite communauté de gens fortunés. Leur absence symbolise l'effacement d'un certain modèle de la richesse au profit d'un autre modèle incarné par le banquier Beaufort. Quelle différence entre les deux ? Les Van der Luyden sont des héritiers, c'est à dire que leur richesse demeure encore liée à une forme d'économie précapitaliste, au sens où la richesse est un héritage. Ils sont les descendants de vieilles familles européennes (leur cousin est un duc, qui vient leur rendre visite). Leur richesse consiste donc en propriétés foncières, en terrains et en domaines, où ils passent le plus clair de leur temps. Autrement dit, ce sont des propriétaires. Or, ce qui caractérise le capitalisme est la transformation progressive de cette richesse en quelque chose de profondément mobile : Beaufort est un banquier, et sa richesse est d'abord celle de l'argent et de la spéculation. Pourquoi cette différence est-elle intéressante ? Parce que, dès le début du roman, s'instaure le sentiment qu'un ancien monde est en train de disparaître et qu'un nouveau est en train d'apparaître.
Le premier chapitre et le dernier chapitre du roman se répondent parfaitement. Dès l'Incipit, on voit les nouveaux riches commencer à prendre le pouvoir au détriment de la vieille classe riche de New York. Ces derniers, en particulier la mère d'Archer, vit douloureusement cette évolution, avec le sentiment de vivre une époque de décadence. A la fin du roman, l'évolution est consommée : les nouveaux riches ont pris le pouvoir. Tout le roman peut se lire comme une évolution dynamique de la structure économique de cette société, qui passe d'un régime de la richesse traditionnel à une nouvelle économie de la richesse beaucoup plus mobile. Et comme elle est plus mobile, elle est aussi très instable : le pouvoir de l'argent est un pouvoir disruptif qui introduit dans la société un facteur d'instabilité. Julius Beaufort, rappelons le, va faire faillite. Par conséquent, on voit apparaître non seulement une nouvelle classe sociale parasitant l'ancienne classe sociale qui représentait les riches, mais en plus de cela cette économie capitaliste fait que la société du même coup devient profondément instable dans sa structure. Le temps s'accélère sous la forme d'une disparition des vieux usages. Le temps de l'innocence est le temps dans lequel a vécu May, temps qu'elle n'a pas vu disparaître, au point que sa famille, raconte la narratrice, lui aura soigneusement caché les évolutions du nouveau monde.
Le pouvoir normatif des usages
Septième point : Cette société, comment se comporte-t-elle vis-à-vis des individus qui en sont les membres ? Quel type de pression exerce la communauté sur les individus ? Eh bien elle exerce une pression qui est très forte, mais totalement différente de la pression qu'une société politique exerce sur les individus. La société politique exerce sur les individus une pression que nous pourrions dire classique, parce qu'elle est celle de la loi. En effet, l'instrument politique par excellence, au moyen duquel la communauté politique soumet les individus, c'est l'autorité de la loi. Désobéir à la loi revient immédiatement à se placer au ban de la société et s'exposer à une véritable répression. Peu importe en somme que cette loi soit la "loi positive" (édictée par le souverain) ou bien la "loi naturelle" (garantie par les dieux). Mais dans le roman de Wharton, la communauté est manifestement tenue par autre chose que la "loi". Le seul moment où l'on voit apparaître la présence de la loi dans le roman, c'est lorsqu'une question juridique se pose à propos du divorce de madame Olenska. Or, de façon significative, la loi n'interdit pas à Ellenn de divorcer. Ce qui l'empêche de le faire, c'est autre chose : les usages de la bonne société. Les individus de cette communauté sont soumis à une forme de "normalisation" que Edith Wharton invoque systématiquement en utilisant le mot d' "usages". Quelle différence y a-t-il entre la "loi" et l'"usage" ? On peut les opposer sous quatre aspects :
1) premier aspect : la loi est explicite, elle vous dit clairement ce que vous avez le droit de faire ou de ne pas faire. La loi est toujours formulée, là où au contraire l'usage est toujours obscur et impénétrable. On sait toujours ce que la loi recommande de faire ou ce qu'elle interdit de faire, on ne sait jamais exactement ce que l'usage nous prescrit de faire. La première fois qu'elle rencontre Archer chez elle, dans sa petite maison, Madame Olenska lui fait remarquer que New York est un véritable labyrinthe et qu'elle a besoin de quelqu'un pour la guider dans ce labyrinthe. Ici, évidemment, il ne s'agit pas de ce qu'elle a le droit de faire ou de ne pas faire au regard de la loi, mais de ce qu'il est d'usage de faire ou de ne pas faire. Nous sommes au chapitre 9 du roman : "Il y a assez de monde pour vous dire ici ce que vous devez faire reprit Archer avec une certaine envie. -Mes tantes et ma chère vieille grand-mère, répondit Elenn, elles m'en veulent un peu de m'être émancipée. Ma pauvre grand-mère surtout. Elle aurait voulu me garder avec elle mais j'avais besoin d'être libre. Archer fut abasourdi par cette façon légère de s'exprimer sur la formidable Catherine et émue à la pensée de ce qui avait pu donner à madame Olenska cette soif d'une liberté qui comportait tant de solitude. Je crois comprendre ce que vous éprouvez, dit-il, votre famille vous conseillera vous expliquera les différences vous montrera la voie. Elle releva ses fins sourcils. "New York est-il un tel labyrinthe ? Je le croyais tout droit d'un bout à l'autre comme la 5ème avenue et avec toutes ses rues numérotées". Contrairement à ce qu'il se passe dans la topographie des rues new yorkaises, les "usages" de la communauté sont un dédale où l'on se perd facilement. Maîtriser ces usages, c'est maîtriser ce que Archer considère comme le bon ton ou le bon gout. Ce terme de "ton" ou de "goût" est intéressant par ce qu'il montre que les usages relèvent moins de la connaissance que d'une forme de sensibilité esthétique. Les arbitres du bon ton, comme Schivers dans le roman, savent ce qu'ils convient de faire et comment il convient de s'habiller parce qu'ils possèdent une certaine habileté, une certaine sensibilité que n'ont pas les autres. Ils codifient les usages pour toute la communauté.
2) Deuxième aspect : la loi, dans son domaine d'application, est beaucoup plus restrictive que ne l'est l'usage. La loi ne concerne que certains comportements qui sont licites ou illicites. L'application de la loi est peut-être très ferme au sens où celui qui désobéit s'expose à une peine physique (que l'on songe à la condamnation d'Antigone, pour avoir désobéi au décret interdisant l'enterrement de Polynice). Mais en même temps l'application de la loi est très restrictive, parce qu'il ne peut pas y avoir une loi pour tout… là où au contraire les usages sociaux sont envahissants. Celui qui contrevient à ces usages ne risque pas une peine d'emprisonnement, mais il s'expose à une forme de disqualification et d'exclusion sociale. Or, cette exclusion est d'autant plus facile que l'usage gouverne à peu près tout, de la manière dont on doit s'exprimer à la manière dont on doit s'habiller. Exemple, au chapitre 5 : la mère d'Archer a invité Silerter Jackson avec sa sœur. Cette réunion donne lieu à un scène de potins mondains : Miséricorde murmura Mrs. Archer, s'apercevant évidemment qu'il était vain d'expliquer par de la délicatesse les faits et gestes des étrangers. "Portait-elle un chapeau rond ou une capeline dans l'après-midi ? demanda Janey. Je sais qu'à l'opéra elle avait une robe de velours foncée sans garniture et tout à fait plate comme une chemise de nuit".
3) Troisième aspect : Dans la loi, il y a une asymétrie entre ceux qui sont chargés de faire respecter la loi (quelques uns) et ceux qui doivent obéir à la loi (tous). La société politique surgit lorsque chacun renonce à son propre pouvoir de se venger. Or, personne n'est particulièrement chargé de faire respecter les usages sociaux. C'est à chacun de respecter les usages sociaux et de les faire respecter. De là vient que, dans la société New yorkaise, chacun devient le juge des autres : la médisance y règne comme un principe de surveillance généralisée de chacun par chacun. La responsabilité y est diffuse, car c'est la responsabilité d'un "on" anonyme qui est tout le monde et personne en particulier. Monsieur Jackson incarne cette toute puissance du "on" : il n'a aucun droit, aucun badge qui l'autorise à s'immiscer dans la vie des gens. Mais il surveille et épie constamment les autres. Wharton écrit de lui : "il appliquait à l'investigation des affaires d'autrui une passion de collectionneur et une science de naturaliste".
4) Quatrième aspect : La loi est seulement un pouvoir d'interdire, de proscrire certains comportements… alors que la norme agit comme un pouvoir prescriptif. La loi vous dit ce qu'il vous est interdit de faire; l'usage vous dit ce qu'il convient que vous fassiez. Par exemple, tant qu'il n'y a pas de loi pour vous interdire la pratique du sport, vous êtes libres de faire du sport. La où la loi ne dit rien, vous êtes libres de faire ce que vous voulez. En revanche, l'usage vous prescrit d'aller faire du sport pour maigrir ou vous maintenir en bonne santé.
L'individuation par la distinction sociale
Huitième point : Dans cette société civile, alors, comment est-ce que les individus peuvent revendiquer leur individualité ? Comment peuvent-il échapper au sentiment d'anonymat ? Ils le font au moyen d'un principe de distinction sociale. Dans cette société ultra normalisée, chaque individu parvient à échapper à l'indifférenciation, en introduisant un jeu de petites différences qui lui permet de se sentir original. Ces petites différences sont le moyen par lequel, au sein de la même société, les individus se rassemblent en petites communautés d'appartenances, en clans. Toute tentative d'individuation prend l'allure d'une revendication d'appartenance à une micro-communauté, qui se distingue des autres par quelques usages singuliers.
Si on y réfléchit bien, on a toujours à peu près le même comportement : chacun d'entre nous a besoin de se faire valoir par contraste avec ceux qu'il tient pour des "beaufs". Le "beauf" sert de repoussoir universel. Dans le roman d'Edith Wharton, il est frappant qu'il n'y ait aucun des personnages, mêmes les plus conformistes, qui se disent qu'ils sont "conformistes". Tous sont persuadé de n'être pas comme les autres. Or, ce principe d'individuation, ils vont le chercher dans l'appartenance à une petite communauté très sélective, qui leur confère cette valeur individuelle. Exemple de cette manière bien particulière de marquer sa différence : le principe de sélection, qui consiste, pour la bonne société new-yorkaise, à préférer être mal assise dans les fauteuils de l'ancienne académie de musique plutôt que d'oser se compromettre avec les nouveaux riches dans les fauteuils confortables du nouvel opéra (Chapitre 1) . Autre exemple, chapitre 20 : Archer est en voyage de noces avec May. May incarne le conformisme social sous sa forme la plus aboutie. Et pourtant, cette absence complète de personnalité propre, d'individualité, n'apparaît pas du tout à May. Elle n'a pas l'impression d'être "n'importe qui", justement parce qu'elle peut fièrement se reposer sur un principe de distinction qui la convainc qu'elle appartient à la toute petite classe des gens comme il faut. Quand Archer lui propose d'inviter Monsieur Rivière, May réagit aussitôt : "May sortit d'un de ces silences rêveurs auquel Archer avait prêté une signification d'abord mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale ne lui en eussent démontré le vide : " ce petit français ? Il est bien commun !" répondit-elle froidement.". Pour May, monsieur Rivière est un "beauf". le "plouc", qui sert de repoussoir.
Mais il y a une autre figure que le plouc, et qui remplit exactement la même fonction : l'étranger. Parce qu'il repose sur des usages implicites, le fonctionnement social est par nature foncièrement xénophobe. On voyait déjà cette xénophobie à l'oeuvre lorsque Danaos, dans les Suppliantes, engageait ses filles à ne pas se faire remarquer par les habitants d'Argos. On la retrouve dans le roman de Wharton, où la figure de l'étranger sert presque systématiquement de repoussoir. Combien de fois est-il précisé dans le roman que Elenn est à New York dans la position d'une "étrangère" ? Chapitre 4, par exemple : "Dans la voiture, en descendant la 5ème avenue, ils parlèrent de Mrs. Mingot, de son âge, de son esprit, de toutes ses étonnantes originalités. Mais personne ne fit allusion à madame Olenska. Archer savait cependant ce que Miss Weelland pensait : "c'est une erreur qu'elle a commise de se promener le lendemain de son arrivée avec Julius Beaufort dans la 5ème avenue, à l'heure de la foule élégante". Et le jeune homme lui-même ajoutait mentalement : "elle devrait savoir qu'un fiancé ne passe pas son temps chez les dames. Mais c'est probablement l'usage dans le monde où elle a vécu et où on n'a pas autre chose à faire". Et en dépit des goûts cosmopolites dont Archer se piquait, il remercia le ciel d'être un citoyen de New York et sur le point de s'allier à une jeune fille de son espèce une jeune fille de son espèce". L'expression "jeune fille de son espèce" est riche de sens : elle signifie d'abord une jeune fille de son milieu, de sa classe sociale (premier principe de distinction); mais elle signifie aussi une jeune fille qui est une parfaite new yorkaise, contrairement à Olenska l'étrangère, qui ne maîtrise pas les usages.
Société et civilité
Neuvième point : ça va presque sans dire, mais il faut quand-même le préciser : la "bonne" société New yorkaise, celle qui donne sa mesure à toute la société, celle à laquelle Archer a le bonheur d'appartenir, cette "bonne" société se définit comme une société de gens hautement "civilisés". Cette uper society, qui est le modèle de référence de toute la société, puisqu'elle est la communauté des gens riches, elle a des usages qui convergent tous vers un idéal de civilité. C'est ce qui fait que Beaufort, comme Mrs Mingott, à cause de la brusquerie de leurs manières, sont mal intégrés. C'est cette marginalité qui unit les deux personnages; c'est elle qui explique pourquoi Mrs. Mingott apprécie Beaufort. Ces deux-là n'ont pas totalement perdus leurs habitudes de "plouc", ce qui trahit leur appartenance sociale d'origine. Par règles de civilité, il faut entendre des règles de politesse, des règles de raffinement, donc il nous faut à présent rendre raison. Pourquoi sont-elles aussi importantes ?
Chapitre 3 : Archer pense à May, sa fiancée : "Rien ne lui était plus agréable chez sa fiancée que la volonté de porter à la dernière limite ce principe fondamental de leur éducation à tous deux :l'obligation rituelle d'ignorer ce qui est déplaisant." Chapitre 9 : Elenn parle avec Archer : "elle se libéra et leva sur lui des yeux encore pleins de larmes :" ici on ne pleure pas. Au paradis il n'y a pas de raison de pleurer" dit-elle en rajustant cette mèche et en se penchant déjà souriante au-dessus de la bouilloire". Chapitre 10 : Archer discute avec sa mère : "Je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire nous regarde. Le duc a mené madame Olenska chez madame Struthers. Le fait est qu'il était venu voir madame Olenska avec mrs Struther. J'étais là. Si les van der Luyden veulent se disputer avec quelqu'un, le véritable coupable est sous leur toit, c'est-à-dire le duc qui a sorti Hélène Olenska". -"Se disputer ? répondit sa mère. Newland, quelle expression !Notre cousin, se disputer ! Et puis le duc est un étranger et les étrangers ne connaissent pas nos habitudes. Comment les connaîtraient-ils. Tandis que la comtesse Olenska est bien une new-yorkaise; elle devrait avoir égard au sentiment de New-York"... On pourrait encore trouver d'autres nombreux exemples. A chaque fois, les règles de civilité sont là pour empêcher l'expression de ce qui pourrait rendre les relations déplaisantes et potentiellement violentes. Or, cette insistance mise à empêcher tout ce qui pourrait donner une allure conflictuelle aux relations sociales, est vraiment très intéressante.
Parce qu'elle nous permet de faire la jonction avec l'état de nature, tel qu'il est posé à l'orée du 17e siècle. Souvenez-vous de ce qui précède l'avènement du contrat social, chez les théoriciens du 17ième siècle : un état de nature qui se caractérise par une très grande violence collective et une très grande vulnérabilité des individus. Or, c'est manifestement pour éviter de revenir à une situation de ce genre, donc une situation telle qu'elle existe en l'absence de toute organisation politique, que sont instaurées les règles de la civilité. Surtout, ne pas se disputer ! Surtout conjurer la violence sociale ! C'est à l'aide d'une discipline personnelle très forte que les individus conjurent le spectre de la violence, l'ensauvagement de la société. Toute leur éducation ne vise qu'à cela : pas un mot plus haut que l'autre. Lorsque Archer aura envie d'étrangler Silerston Jakson, il se rappellera à point nommé qu'un maître de maison doit traiter son invité avec courtoisie...




Commentaires