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LE SCIENTISME

Dernière mise à jour : 20 oct.

Grâce à l'avènement de la science physique au 17e siècle, notre connaissance du Monde a énormément progressé. Nous connaissons beaucoup mieux la structure des choses ainsi que les lois physiques qui régissent les relations entre ces choses. Gloire à la science ! Grâce à elle, nous disposons aujourd’hui d’une compréhension générale du monde qui n’a plus rien à voir avec celle de nos prédécesseurs. Notre image du monde a beaucoup évolué, et le mérite en revient entièrement à la science plutôt qu’à la philosophie. De sorte que la Science constitue aujourd’hui une autorité qui est à peu près la seule autorité intellectuelle dont nous acceptions le jugement les yeux fermés. Celui qui conteste les conclusions de « la science » risque fort de se voir traité d’obscurantiste ou de sectaire. A l’inverse, celui qui a la science de son côté peut être assuré de son bon droit. Raison pour laquelle l'Union soviétique fit, pendant la guerre froide, autant de battage autour des prétendues découvertes génétiques de Lyssenko. Pourquoi alors ne pas attendre en même temps de la science qu’elle nous livre cette vision globale dont nous avons tant besoin pour nous orienter dans l’existence ?


L'idéologie

Répondre positivement à cette question reviendrait à faire assumer à la science un rôle qui n’est pas du tout le sien. C’est un rôle, du reste, qu’on a déjà prétendu lui faire assumer par le passé… avec des conséquences assez funestes. Doit-on rappeler que le nazisme, tout comme le communisme, prétendaient être fondées sur de rigoureuses théories scientifiques (la théorie des races, pour le nazisme ; le matérialisme dialectique pour le communisme) ? Le 20e siècle est connu comme le siècle des « idéologies ». Mais qu’est-ce qu’une idéologie ? C’est une théorie « scientifique » ou plutôt « pseudo-scientifique », qui prétend trouver dans la science les principes d’une nouvelle vision globale de l’existence. L’idéologie, c’est la science érigée en principe de sagesse. L’idéologue, c’est le scientifique devenu gourou. Ce qui est en cause, dans l’idéologie, ce n’est nullement la science, mais la volonté de faire assumer au savoir scientifique un rôle qui n’est pas le sien et qui ne peut être le sien. Mixte d’une mauvaise science et d’une philosophie boiteuse, l’idéologie est vraiment la plaie de notre époque.


Un tel abus, qui prétend faire jouer à la science le rôle dévolu aux anciens mythes, aux religions et à la philosophie, n’est pas seulement un danger politique. C’est tout autant un réel danger pour la science elle-même qui, rendue complice de ces monstruosités, risque fort de provoquer en retour une véritable poussée de défiance et d’obscurantisme. Le crédit légitime que nous accordons à la science pâtit de cette tentation d’ériger l’homme de science en maître de sagesse. Il est vrai que les scientifiques ont beaucoup de mal à résister au rôle gratifiant qu’on entend ainsi leur faire assumer, mais il est cependant de leur intérêt de ne pas rentrer dans ce jeu.


Jugements de fait et jugements de valeur

Voici l’avertissement que Max Weber, au début du 20e siècle, lançait déjà à ses collègues savants : « ne jouez pas aux gourous ! » En substance, Weber écrivait que le scientifique ne peut assumer le rôle de guide existentiel, parce qu’il est hors de sa compétence d’émettre jamais le moindre « jugements de valeur ». Weber distingue ainsi les « jugements de fait », qui sont propres au savoir scientifique, des « jugements de valeur », qui lui sont parfaitement étrangers.


Ce qui signifie que le savoir scientifique est un savoir entièrement "descriptif" (qui énonce ce qui est). On ne peut lui faire assumer le rôle d’un savoir "prescriptif" (qui énonce ce qui doit être). Affirmer, par exemple : « sur un marché libre, l'offre et la demande tendent à s'équilibrer », est un jugement de fait qui se contente d'énoncer une loi économique. Mais affirmer : «le marché libre est une bonne chose », est par contre un jugement de valeur. Pour Weber, le scientifique n'a aucune espèce de qualification pour prononcer un tel jugement de valeur. Il doit s'en tenir à ce qui est son strict domaine de compétence, c'est-à-dire les faits, rien que les faits ! Ainsi, faut-il distinguer la science économique (qui décrit le fonctionnement de l'économie) et l'économie libérale : même si la majorité des économistes sont partisans du libre échange, ce n'est certainement pas au nom de la « science économique » qu'ils auraient le droit de défendre le libre échange. Il est tout à fait abusif, déclare Weber, de se cacher derrière l'autorité de la science (ces « experts » que l'on invite sur les plateaux de télévision) pour mettre en œuvre des politiques qui relèvent d'abord d'un choix de valeurs.


L'exemple de l'euthanasie

L'exemple que prend Max Weber n'est pas celui de l'économie, mais celui de la médecine et de la question de l'euthanasie : « grâce aux moyens dont il dispose, le médecin maintient en vie le moribond, même si celui-ci l'implore de mettre fin à ses jours, et même si ses parents souhaitent et doivent souhaiter sa mort, consciemment ou non, parce que cette vie ne représente plus aucune valeur, parce qu'ils seraient contents de le voir délivré de ses souffrances ou parce que les frais pour conserver cette vie inutile deviennent écrasants. Seules les présuppositions de la médecine et du code pénal empêchent le médecin de s'écarter de cette ligne de conduite. Mais la médecine ne se pose pas la question si la vie mérite d'être vécue et dans quelles conditions. Toutes les sciences de la nature nous donnent une réponse à la question : que devons-nous faire si nous voulons être techniquement maîtres de la vie ? Quant aux questions : cela a-t-il au fond et en fin de compte un sens ? Devons-nous et voulons-nous être techniquement maîtres de la vie ? Elles le laissent en suspens... ». Comprenez : les normes morales qui régissent la pratique de la médecine n'ont rien à voir avec le savoir médical, et la question de l'euthanasie est trop importante pour être abandonnée aux mains des « experts ». Tirons donc une première conclusion : ce qui rend la science expérimentale aussi certaine, c'est qu'elle ne se mêle pas de jugements de valeurs. C'est un savoir objectif précisément parce qu'il est « neutre axiologiquement » (le mot « axiologie » renvoie à ce qui a rapport aux valeurs).


La loi de Hume et le "sophisme naturaliste"

Cette distinction entre « jugements de faits » et « jugements de valeurs » est la conséquence logique d’une théorie énoncée par David Hume au 18e siècle, et connue depuis comme « loi de Hume ». Cette loi stipule que, d’un point de vue strictement logique, on ne peut jamais tirer un énoncé du type « ceci doit être » d’un énoncé du type « ceci est ». On ne peut pas déduire ce qui devrait être de ce qui est, on ne peut pas déduire le "devoir être" de "l’être".


Par exemple, la biologie darwinienne nous montre que la vie est une compétition impitoyable dans laquelle seules les individus les mieux adaptés ont des chances de survivre. Mais elle ne nous dit pas que ceci est bon, pas plus qu’elle ne nous dit que ceci est mauvais. Certes, on pourrait penser que la nature est cruelle. Mais la « cruauté » n’est pas un concept scientifique. Et il n’appartient donc pas au scientifique de nous dire que nous devrions suivre (ou non) les règles de cette compétition.


Voici le texte de Hume, dans le Traité de la nature humaine : « Je ne puis m'empêcher d'ajouter à ces raisonnements une observation qu'on trouvera peut-être de quelque importance. Dans tous les systèmes de moralité que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède quelque temps de la manière ordinaire de raisonner, et établit l'existence d'un Dieu, ou fait des observations, concernant les affaires humaines ; quand soudain je suis étonné de trouver qu'au lieu de rencontrer les copules habituelles est et n'est pas, je ne trouve aucune proposition qui ne soit connectée avec des doit ou ne doit pas. Ce changement est imperceptible, mais a néanmoins de grandes conséquences. Car comme ce doit ou ne doit pas exprime quelque nouvelle relation ou affirmation, il est nécessaire que celle-ci soit observée et expliquée, et qu'en même temps une raison soit donnée pour ce qui semble tout à fait inconcevable, que cette relation puisse être une déduction d'autres qui en sont entièrement différentes. Mais comme les auteurs n'utilisent pas fréquemment cette précaution, je me permets de la recommander au lecteur, et je suis persuadé que cette petite attention fera succomber tous les systèmes vulgaires de moralité et nous fera voir que la distinction entre le vice et la vertu n'est pas fondée simplement sur la relation entre objets ni n'est perçue par la raison". 


De « être » à « devoir être », la conséquence n’est pas bonne. La science ne peut donc assumer le rôle d’une sagesse, car elle ne peut nous dire comment nous devrions vivre. Si la règle de notre existence n’est pas inscrite dans une parole divine, force est d’admettre qu’elle n’est pas non plus inscrite dans l’ordre de la Nature. Penser autrement reviendrait à commettre ce que le philosophe anglais George Edward Moore nommait le « sophisme naturaliste ». Ce sophisme, fort répandu hélas !, consiste à prétendre tirer du constat de ce qui est une formule de ce qui doit être. Autrement dit, le sophisme naturaliste (ou « paralogisme naturaliste ») est la tentation de tirer un énoncé normatif (« ceci doit être ») d’un énoncé descriptif (« ceci est »). Par exemple, de la théorie darwinienne de la sélection naturelle, Spencer propose de passer à une règle de conduite pour l’Homme. Du fait que toutes les espèces vivantes sont en compétition pour leur survie, et que seules les mieux adaptées subsistent, on peut effectivement tirer la conclusion que l’Homme doit aussi faire siennes les règles de cette compétition impitoyable. Le but de la vie sera alors d’être un « gagnant » et de se garder soigneusement d’être un « looser ». On pourrait toutefois faire remarquer la chose suivante : faut-il absolument vouloir faire des lois de la nature un modèle à suivre ? ….


De sorte que la science ne peut finalement assumer le rôle d’une sagesse, parce qu’elle se révèle incapable de nous dire comment nous devrions vivre (ou pas). Or, répondre à la question : « que dois-je faire ? », c’est tout de même ce qu’on attend en principe d’une règle de sagesse...





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