La copule du jugement : un défi métaphysique
- damienclergetgurna
- il y a 6 jours
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Aristote le répète très souvent : les termes, en eux-mêmes, ne constitue pas encore un jugement : "C'est seulement par la combinaison de ces termes les uns aves les autres, que se forment l'affirmation et la négation. Toute affirmation, en effet, toute négation doit être vraie ou fausse. Les mots, au contraire, qui ne sont pas combinés avec d'autres mots n'expriment ni vérité ni erreur; ainsi homme, blancheur, court, triomphe". Pour qu'il y ait jugement, il importe donc que les termes soient mis en relation. Un terme seul et même un terme composé (par exemple un groupe nominal) ne fait pas encore un jugement. Autrement dit, le jugement se constitue grammaticalement au niveau de la phrase, de l'énoncé. Mais si aucun terme ne constitue en lui-même un jugement, toute phrase ou tout énoncé n'est pas non plus l'expression systématique d'un jugement. Il y a par exemple des phrases interrogatives. Une interrogation n'est évidemment pas un jugement. De même, il y a des phrases à l'impératif. Un ordre ou un commandement n'est pas non plus un jugement. Seuls expriment des jugements les énoncés qui sont susceptibles d'être vrais ou faux, autrement dit les phrases qui servent à affirmer ou à nier quelque chose. Ces deux conditions (combinaison des termes + affirmation ou négation) constituent l'objet propre de tout jugement depuis Aristote : la Proposition. Voilà notre point de départ.
A partir de là, quelles questions serait-il intéressant que nous nous posions ? La première porte sur la nature de cet élément qui, à l'intérieur de la proposition, assure la synthèse des termes. Lorsque je dis : "L'homme est un mammifère", je pose une relation entre l'"homme" et le "mammifère"; ce qui assure la liaison entre les deux termes est le "est", qui joue le rôle de copule. Or, ce verbe "être" est toujours ce que l'on peut placer en position de copule pour relier deux termes. Par exemple, si j'affirme : "la terre tourne autour du soleil", je peux comprendre cela comme signifiant : "la terre est tournante autour du soleil". N'importe quelle proposition semble ainsi reposer sur la copule "est", qui agit comme le liant grâce auquel les termes sont unis. Or, quel est le sens de cette copule ? Que désigne-t-elle exactement ? Comment l'entendre ?
La querelle de "l'argument ontologique"
Saint Anselme
Ce problème est au coeur de l'un des arguments les plus fameux de toute l'histoire de la philosophie : la preuve ontologique de l'existence de Dieu, formulée par Anselme de Cantorbery, abbé du bec-helouin au 12e siècle. Je vais d'abord présenter cette preuve, avant de voir comment Kant a réfuté cette preuve dans la Critique de la raison pure. Aujourd'hui nous sommes tous à peu près convaincus que la question de l'existence de Dieu relève seulement de la croyance. Prouver l'existence ou la non-existence de Dieu nous parait une chose impossible. Ce qui signifie que chacun d'entre nous est libre de croire ou non en l'existence de Dieu, puisque la raison ne peut rien établir de ferme à ce sujet. Or, cette position qui nous semble aujourd'hui tout à fait naturelle est relativement récente, puisqu'elle remonte à Kant. Ce dernier affirme, dans la préface de la critique de la raison pure, « j'ai limité la raison pour faire une place à la croyance ». Kant revendique d'avoir montré que sur un certain nombre de sujets métaphysiques (dont la question de l'existence de Dieu), la raison était impuissante à rien établir. Par conséquent, cette limite imposée à notre savoir transforme ces questions en des questions qui relèvent désormais de la simple croyance et non plus de l'enquête spéculative. La question de l'existence de Dieu (ou de sa non-existence) serait rationnellement indécidable. Or, en affirmant cela, Kant a brusquement fermé la porte à toute une tradition de pensée qui considérait justement que la question de l'existence de Dieu pouvait bel et bien être tranchée par voie rationnelle. L'histoire de la philosophie n'a jamais manqué de preuves de l'existence de Dieu ou de preuves de sa non-existence. Parmi les preuves de l'existence de Dieu, celle de Saint Anselme occupe une place privilégiée, puisque Descartes, au 17e siècle, l'utilise encore pour démontrer l'existence de Dieu.
En quoi consiste cette preuve ? On en trouve la formulation dans un petit ouvrage qui s'intitule le Proslogion. Je vais vous la présenter à ma façon, en la modifiant légèrement : Saint Anselme part de la position de celui qui pense que Dieu n'existe pas. Pour Anselme, cette position est moins celle de l'incroyant que celle d'un "insensé". C'est le terme qu'il utilise dans tout l'ouvrage : "l'insensé dit en son coeur : Dieu n'existe pas". Pour quelle raison est-il "insensé" ? Précisément parce qu'il ne pas penser ce qu'il affirme. D'abord, pour énoncer un jugement de ce genre ("Dieu n'existe pas"), il faut, à minima, qu'en utilisant le terme "Dieu", il veuille signifier la même chose que celui qui n'est pas d'accord avec lui et qui affirme : « Dieu existe ». Il ne peut y avoir de désaccord entre eux au niveau de la proposition, que si les deux propositions parlent de la même chose, donc que si le terme "Dieu" a pour tous deux le même sens. Si la proposition qu'énonce l'athée est bien l'opposé de la proposition qu'énonce le croyant, c'est parce que, à minima, le terme dont ils parlent, le sujet de leur discours, le sujet de leur proposition, est bien le même. Si ce n'était pas le cas, leur opposition serait un simple désaccord verbal. Pour qu'ils puissent être en désaccord au sujet de l'existence de Dieu, il faut donc que tous deux soient d'accord sur la défintion de ce qu'ils nomment "Dieu". Ce qui nous amène donc à une deuxième étape du raisonnement : est-ce que nous pouvons proposer de ce terme ("Dieu") une définition qui serait commune et consensuelle ? A l'évidence, il y en a une qui s'impose immédiatement à chacun de nous : Dieu, c'est l'être parfait (en latin : Ens Perfectissimus). Toutefois cette définition ne satisfait pas pleinement Saint Anselme, qui est un savant très scrupuleux. En effet, le concept de "perfection" demeure assez vague. On peut très bien imaginer que ce que vous mettez dans l'idée de perfection soit quelque chose totalement différent de ce que moi je serais enclin à y mettre. Du coup, en désignant Dieu comme l'être parfait, on n'aurait pas réellement mis fin au risque de confusion. Peut-on proposer une meilleure définition ? Oui, et c'est là que Anselme propose sa définition, qui est une définition minimale, donc très difficule à refuser pour n'importe qui : "Dieu est ce dont rien de plus grand ne peut être pensé. Deus est quod non major cogitari possit". C'est une définition très élégante parce qu'elle laisse chacun libre d'interpréter à sa façon l'idée de perfection. L'important est que, quoiqu'il mette dedans, cette perfection désigne toujours pour lui ce dont rien de plus grand ne peut être pensé.
Une fois que nous avons admis cela, passons à la troisième étape en revenant sur le jugement de l'athée. Quand il dit « Dieu n'existe pas », qu'est-ce qu'il veut dire par là ? S'il pense Dieu comme ce dont rien de plus grand ne peut être pensé, comment peut-il en même temps lui enlever le privilège d'exister ? N'y a-t-il pas là, demande Anselme, une contradiction entre les termes "Dieu" et "n'existe pas" ? si Dieu n'existe pas, en effet, alors il demeure toujours la possibilité de penser quelque chose de "plus grand" encore, qui aurait en plus le privilège d'exister. Ce qui signifie que l'idée que nous nous faisons de Dieu, lorsque nous prétendons nier son existence, ne serait pas encore la juste représentation d'un être dont rien de plus grand ne peut être pensé. Si vous rêvez en effet de rencontrer l'homme ou la femme de votre vie et que pour vous cette espérance représente un certain modèle d'une situation idéale, vous sentez bien que la seule chose qui manquerait alors à la perfection de cet homme ou de cette femme "parfaite" serait que vous puissiez effectivement la rencontrer. Ce qui manque à tout idéal, pour qu'il soit vraiment idéal, c'est qu'il existe ailleurs que dans vos rêves ! Par conséquent, à chaque fois que je retire l'existence à l'idée que je me fais d'une chose, je diminue pour moi-même la perfection que je lui attribue, puisqu'elle n'est plus à mes yeux "qu'"un rêve ou un fantasme. La tournure restrictive "ne...que" traduit bien la diminution dans l'ordre de la perfection : "ce n'était que ça.." Je suis déçu, je croyais que c'était plus. Conclusion : celui qui dit « Dieu n'existe pas », en réalité, rapproche deux termes qui se contredisent. S'il pense Dieu comme ce dont rien de plus grand ne peut être pensé, il ne peut pas simultanément, dans la fin de sa proposition, lui retirer l'existence. Parce que ce serait contradictoire avec l'idée de Dieu. Si juger, c'est énoncer une proposition, la proposition « Dieu n'existe pas » serait tout simplement contradictoire.
La critique de Kant
C'est là qu'intervient Kant. Dans la critique de la raison pure, ce dernier attaque la preuve ontologique de Saint Anselme en portant son attention sur le sens de la copule dans la proposition : "Dieu est". Pour Anselme, cette proposition équivaut à : "Dieu est existant". Autrement dit, "être" est considéré comme un prédicat. La proposition "Dieu est" signifie, pour Anselme, que l'existence est un prédicat qu'on peut attribuer au sujet "Dieu". Or, en transformant ainsi l'existence en une propriété qui qualifie le sujet ("Dieu"), Anselme a d'après Kant commis une grave erreur logique : "Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s'ajouter au concept d'une chose dans une proposition. C'est simplement la position d'une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique, être n'est que la copule d'un jugement." On voit que Kant introduit ici une distinction entre deux usages possibles du mot "être" : soit ce mot intervient dans la proposition comme une copule qui fait le lient entre le sujet et le prédicat; soit il intervient comme "position d'une chose". Quand je dis : "Dieu est", je ne fais donc pas un usage logique du mot "est", je ne le traite pas comme une copule, ni non plus comme un prédicat. En fait, l'expression "Dieu est" ne forme pas une proposition mais elle est plutôt une façon de sortir de la logique prédicative de la proposition pour affirmer quelque chose au sujet de la réalité. Dans ce cas précis, nous ne sommes plus en train de "proposer" (une proposition), mais uniquement de "poser" (une chose). A l'inverse, quand le "est" est utilisée comme la copule d'un jugement, il ne pose aucune réalité, il se contente d'affirmer une relation entre un sujet et un prédicat. Par exemple, lorsque j'affirme que "les Jedi sont des guerriers", je n'affirme rien à propos de l'existence ou de la non-existence des Jedi, mais j'affirme quelque chose à propos de leur identité : les Jedi sont des guerriers. Kant continue : "La proposition "Dieu est tout-puissant" contient ainsi deux concepts qui ont leur objet et leurs termes ("Dieu" et la "toute-puissance"). Le petit mot ("est") n'est point d'un prédicat, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet." Pour Kant, donc, Anselme a commis une double confusion : d'abord, il a confondu la copule du jugement avec un prédicat, et ensuite, il a confondu ce prédicat avec l'affirmation d'une "position" : "si je prends le sujet Dieu avec tous ses prédicats, parmi lesquels est comprise la toute-puissance, et que je dise Dieu est, ou il est un Dieu, je n'ajoute pas un nouveau prédicat au concept de Dieu, mais je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats et en même temps l'objet qui correspond à mon concept." Contrairement à ce que suggérait Anselme, l'affirmation "Dieu est", n'est pas du tout une façon d'ajouter une propriété ou un prédicat au sujet "Dieu".
Pour illustrer ce point, Kant propose l'exemple des cent thalers. Si je dis : "Dieu est tout-puissant", je considère par là que la toute-puissance rentre dans la définition du sujet "Dieu". Si je dis "mon chat est blanc", je considère qu'un chat qui serait noir, ne serait pas vraiment le même chat. A chaque fois que je mets en relation un prédicat et un sujet, ce prédicat rentre dans la définition de ce sujet. Or, si l'existence était un prédicat, cela signifierait effectivement, comme soutient Anselme qu'un Dieu qui n'existerait pas serait dans la même position qu'un Dieu qui ne serait pas tout-puissant : si cette propriété ne lui appartient plus, sa définition n'est plus la même ! Si Dieu n'est plus tout-puissant, ce n'est plus vraiment Dieu, Si Dieu n'était plus omniscient, il perdrait aussi un gros attribut divin. Et Anselme considère que c'est la même chose pour l'existence : un Dieu qui n'existe pas, ce n'est plus un Dieu. Mais contre cette apparence, Kant objecte que l'existence ou la non-existence d'une chose ne change strictement rien à sa définition. Les thalers sont une unité monétaire à l'époque de Kant. Or, remarque Kant, l'idée que vous vous faites de cent thalers est exactement la même, que vous disposiez ou non de ces cent thalers. L'existence en elle-même ne change rien à l'idée que je m'en fais. Bien sûr, le fait d'avoir ces cents thalers dans la poche, ça ferait une sacrée différence pour nous. Mais ça ne fait aucune différence pour la définition de la chose ! Si la définition d'une chose se modifiait dès qu'elle est posée dans l'existence, alors on serait finalement toujours déçus ! Parce qu'il y aurait alors toujours un fossé entre le possible et le réel. Le réel ne serait jamais la simple réalisation d'un possible, mais toujours sa trahison. Vous imaginez, si à chaque fois que vous rêvez d'avoir 100 euros, et qu'on vous les donne enfin, vous étiez obligés de vous dire : "ah bah zut, maintenant qu'ils existent, c'est plus les mêmes !" ? Donc, ce qu'il faut dire au final, c'est que Dieu peut avoir toutes les perfections, et ça c'est bien une question de définition, qui engage la relation entre le sujet et le prédicat… en revanche savoir si Dieu existe, ça ne se joue plus au niveau de la proposition, donc de la pensée. ça se joue au niveau de la réalité, donc de la perception. Voilà comment un tout petit problème technique (le sens de la copule dans le jugement) a finalement eu d'immenses répercussions dans l'histoire de la pensée. Car cette remise en cause de la "preuve ontologique" conduit Kant à renoncer à toute prétention à prouver l'existence de Dieu. Depuis Kant, nous acceptons tous l'idée que la question de l'existence de Dieu n'est pas une question dont nous puissions décider rationnellement, de sorte que c'est une question de foi ou de croyance : "j'ai limité le savoir pour faire une place à la croyance", affirme Kant
La querelle du relativisme
La question du statut de la copule dans nos jugements a alimenté un autre débat, beaucoup plus ancien que celui qui porte sur l'existence de Dieu. Vous vous souvenez que dans l'univers d'Alice aucun des objets n'a de propriété fixe. D'un côté (du champignon) "Alice est petite", de l'autre côté, "Alice est grande". Ces deux propositions ont l'apparence d'être contradictoires. Logiquement, elles ne peuvent être vraies en même temps et sous le même rapport. Or, cette loi logique de tout jugement est connue depuis l'antiquité. Dans la Métaphysique, Aristote la décrit comme la première loi logique de tout jugement : la loi de non-contradiction. Mais avant lui, cette loi était déjà affirmée comme la première loi de l'être par le penseur Parménide : "l'être est, et le non-être n'est pas". Or, dans l'univers de Alice, il n'y a plus d'absurdité à affirmer, à propos d'Alice, une chose et son contraire ! Il n'y a plus d'absurdité, parce que cette contradiction révèle simplement que toutes les propriétés sont relatives. De sorte que d'aucune sujet nous ne pouvons jamais affirmer qu'il est comme ceci ou comme cela. Le verbe "être" ne renvoie pas à une identité fixe, mais à devenir permanent. Parménide opposait l'être et le devenir, parce que lorsqu'il y a devenir, une chose cesse d'être ce qu'elle est pour devenir autre chose. Mais ce que montre Alice, c'est la justesse d'une pensée relativiste (celle de Protagoras), où il n'y a que du devenir ! Derrière le relativisme de Protagoras, il y a, dit Socrate dans le Théétète, l'ombre de Héraclite. Héraclite est comme Parménide un penseur pré-socratique. Leurs deux noms sont souvent associés, parce qu'ils s'opposent radicalement l'un à l'autre : pour Parménide, "l'être est"... et comme l'être ne peut pas cesser d'être, il n'y a logiquement aucune place pour le devenir, qui est alors une simple illusion. Pour Héraclite, c'est tout l'inverse : "tout coule" (panta rei), "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve"... Héraclite affirme que toute chose est dans un flux permanent et que par conséquent le verbe "être" doit être entendu dans ce sens. Conséquence : la loi de non-contradiction ne constitue plus l'ultime loi du jugement. On peut s'en affranchir, en affirmant à la fois une chose et son contraire : "Les contraires s'accordent", "le rien existe aussi bien que le quelque chose", "immortels, mortels; mortels, immortels; notre vie est la mort des premiers, et leur vie notre mort", "c'est le même chemin qui monte et qui descend".... Pas étonnant que Héraclite ait été surnommé "Héraclite l'obscur" !
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