La pseudo-science et la zététique
- damienclergetgurna
- il y a 3 jours
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Dans une époque aussi scientifiquement instruite que la notre, la survivance de croyances aussi farfelues, aussi peu scientifiquement fondées, a vraiment de quoi surprendre. Leur présence envahissante sur les réseaux sociaux comme sur la scène médiatique, la façon dont elles trouvent à s'exprimer sans complexe au milieu des conversations les plus ordinaires, constitue en tout cas un phénomène relativement inquiétant. Il y a là quelque chose qui demande à être expliqué : pourquoi les progrès considérables de la connaissance scientifique se montrent-ils à ce point incapables d'endiguer la montée d'un pareil flot de pensées délirantes ?
Attribuer ce phénomène à un manque général de culture scientifique est sans doute une partie de l'explication. Mais une partie seulement. Car il faut bien admettre dans le même temps que toutes ces croyances ne se contentent pas aujourd'hui de survivre dans les zones d'ombre du savoir scientifique, comme des vestiges d'une pensée archaïque, magique et superstitieuse difficile à éradiquer. Au contraire, ces croyances ont visiblement beaucoup profité du prestige social du savoir scientifique pour s'offrir une toute nouvelle jeunesse, une belle vitalité frétillante. Il faut bien se rendre à l'évidence : les progrès de la culture scientifique ne leur ont pas nui autant qu'on aurait pu l'espérer. On aurait pu en effet attendre que les progrès de la culture scientifique permettent de les renvoyer définitivement au rang de vieilles lunes ; on ne s'attendait certes pas à ce que ce même progrès de la culture scientifique leur serve de planche de salut en leur permettant de se recycler sous des nouveaux atours beaucoup plus séduisants, beaucoup plus « respectables » qu'auparavant.
Si on veut donc comprendre ce qui nous arrive aujourd'hui, il faut accepter de poser les termes du débat autrement qu'on aurait pu le faire à l'époque des Lumières, au 18e siècle. La situation dans laquelle nous nous trouvons n'illustre pas l'ancestral et toujours actuel combat de la raison et de la superstition, de la science et de la croyance. Cette situation illustre plutôt le conflit assez inédit entre la science et la pseudo-science, entre ce qui mérite vraiment et à juste titre le statut de « science » et ce qui n'en est que le faux nez, la contrefaçon abusive et trompeuse. C'est bien parce qu'elles se présentent la plupart du temps avec tout le sérieux et l'auguste dignité d'un savoir en blouse blanche que ces théories ont le pouvoir actuel de nous abuser. C'est bien parce que le débat se situe désormais à ce niveau qu'a émergé récemment une troupe disparate de chevaliers blancs rassemblés sous la bannière de la discipline zététique, dont le youtubeur Thomas Durand est l'un des plus pugnaces représentant.
Dans ce combat inlassable que les représentants de la vraie science mènent aujourd'hui contre les tenants de la fausse science, dans cette admirable entreprise de « debunkage », il faut quand-même faire la part des choses. Car l'entreprise zététique n'est pas non plus sans danger. Elle encourt facilement le risque de tourner à la défense obstinée d'une science orthodoxe, refusant d'évoluer et de s'ouvrir à la nouveauté d'hypothèses audacieuses au nom d'une conception figée de la vérité et du savoir constitué. Comment faire exactement la distinction entre une hypothèse qui serait scientifiquement prometteuse et digne de constituer un champ de recherche et une hypothèse qui serait une simple imposture scientifique ? Pour distinguer clairement entre les deux et ne pas prendre le risque de disqualifier d'entrée de jeu des théories hétérodoxes pour la raison qu'elles sont institutionnellement disqualifiée, il faudrait pouvoir disposer d'un critère de démarcation fiable. Sans ce critère de démarcation, toute entreprise de debunkage s'expose à être traitée comme un système de pare-feux au service d'une idéologie dominante. C'est par exemple la critique que formule à l'endroit de la zététique, Charle Robin, autre youtubeur intellectuellement consistant et mieux connu sous le nom du précepteur.
Il nous faudrait donc disposer d'un critère de démarcation fiable et consensuel, pour départager ce qui vaut comme une hypothèse scientifique et ce qui ne l'est pas. Or, il se trouve que cette question est au cœur de la réflexion du grand philosophe autrichien Karl Popper dans son maître ouvrage Conjectures et réfutations, publié en 1963 : « Le problème que j'ai tenté de résoudre (…) n'était ni un problème de sens ou de signification, ni un problème de vérité ou d'acceptabilité. Il s'agissait de tracer une ligne de démarcation (aussi bien qu'il est possible de le faire) entre les énoncés, ou les systèmes d'énoncés, des sciences empiriques et tous les autres énoncés, qu'ils soient de nature religieuse ou métaphysique, ou simplement pseudo-scientifiques J'ai appelé ce premier problème le problème de la démarcation ».
J'aimerais partager avec vous la réponse très élégante et très originale que Popper a apporté à cette question brûlante du critère de démarcation. Parce qu'il me semble que cette réponse n'est pas seulement théoriquement intéressante, mais qu'elle pourrait aussi constituer un outil très utile et très puissant pour se apprendre à se protéger des discours pseudo-scientifiques auxquels nous sommes quotidiennement exposés. Ce qui rend la réponse de Popper si originale, c'est qu'elle ne cherche pas du tout à départager la science et la pseudo-science à partir d'un critère qui serait la valeur de vérité. Comprenez qu'une hypothèse scientifique peut être parfaitement scientifique sans être vraie pour autant. De fait, la recherche scientifique consiste en permanence à émettre des hypothèses qui ne sont pas forcément vraies, mais qui n'en sont pas moins des hypothèses scientifiques. A l'inverse, un discours qui n'a rien de scientifique ou même un discours pseudo-scientifique peut avoir une certaine valeur de vérité, sans pour autant mériter le titre de discours scientifique. Ce n'est donc pas la vérité ni la fausseté qui doit nous servir de critère de démarcation entre la science et la pseudo-science. Popper écrit : « Le problème qui me préoccupait à l'époque n'était ni « Quand une théorie est-elle vraie ? acceptable ? » Mon problème était différent. Je souhaitais faire la distinction entre la science et la pseudo-science, sachant très bien que la science se trompe souvent et que la pseudo-science peut tomber sur la vérité. ». Avant qu'elle ne soit admise consensuellement, rappelle Popper, la théorie d'Einstein fût soumise à d'âpres discussions et tous ceux qui participaient à ces débats étaient loin de la tenir pour vraie. Mais personne, durant ces échanges, ne doutait du moins de son caractère authentiquement scientifique.
Si ce n'est pas sa validité qui fait qu'une théorie est scientifique, qu'est-ce donc alors qui nous permet de lui octroyer ce statut ? Nous dirions volontiers que son caractère scientifique réside dansla méthode qui est employée pour parvenir à cette théorie. Parmi les défenseurs acharnés de la méthode scientifique il est devenu assez banal d'en appeler systématiquement à l'autorité des faits. Une théorie ne serait scientifique qu'à partir du moment où elle s'appuie sur des faits d'observation précis, susceptibles d'être reproduits et partagés. Une hypothèse serait scientifique quand elle est susceptible d'être prouvée par des observations précises. A l'inverse une hypothèse n'a rien de scientifique, même si elle est parfaitement vraie, tant que lui manque cette base factuelle, cet étayage scientifique. En gros, ce qui est scientifique est ce qui peut être prouvé. Devant un discours qui a la prétention d'être scientifique, le zététicien demandera donc : montrez-moi vos preuves et jugeons sur pièces. Voilà, les choses sont simples et on l'impression d'être définitivement sorti d'affaire. Mais non, justement ! Et c'est là où Popper devient très important pour nous.
En considérant que la preuve empirique constitue la pierre de touche de toute hypothèse scientifique, on fait comme si le propre d'une hypothèse pseudo-scientifique était de manquer cruellement de base empirique. Or, c'est tout le contraire ! Ce qui fait qu'une théorie est pseudo-scientifique, c'est qu'elle a quelque vague ressemblance avec un discours scientifique. Et cette ressemblance, elle la doit justement à sa façon d'invoquer à son secours des faits établis. Comme la science, la pseudo-science dispose d'une solide base empirique qui donne beaucoup de crédit à son discours. Elle ne prétend pas être une simple hypothèse spéculative élaborée dans le vide, mais au contraire elle n'a de cesse de revendiquer tous les acquis d'une observation minutieuse. La force d'attraction qu'exerce par exemple une théorie du complot tient à la masse con-si-dé-rable de preuves empiriques qu'elle n'est jamais en peine de convoquer à l'appui de ses affirmations et pour convaincre les indécis. La théorie Freudienne et la théorie marxiste présentent exactement le même profil. Ni l'une ni l'autre ne manque de base d'empirique. Tout au contraire, au moment de leur apparition ces deux théories ont revendiqué fièrement leur statut de science parce qu'elles s'appuyaient l'une sur des observations cliniques et l'autre sur une observation objective des rapports de production qui étaient supposées en garantir le sérieux.
Face à de tels discours, l'obstiné zététicien est susceptible de se retrouver en très mauvaises positions. Il exige que son adversaire lui fournisse des preuves, mais des preuves justement son adversaire n'en manque jamais. Quand on a décidé de croire à certaines choses, il n'est jamais difficile de trouver des faits qui sont susceptibles d'alimenter cette croyance. Au mieux, le zététicien en sera réduit à contester la validité de ces preuves, à critiquer la façon dont ces observations sont faites, à montrer que ces prétendues preuves ne prouvent rien. Or, cette ligne de défense est assez fragile car il n'est pas certain qu'aucune observation, aussi précise et rigoureuse soit-elle, permette jamais de prouver quoi que ce soit. L'idée qu'un fait ne prouve ne rien ne vaut pas seulement pour la pseudo-science. C'est aussi un argument qu'on pourrait opposer à la meilleure des hypothèses scientifiques. Pour des raisons logiques, une simple observation empirique n'a jamais suffit à prouver la vérité d'une théorie générale. Un cas avéré de mensonge politique ne constitue évidemment pas la preuve que « nous serions toujours et systématiquement manipulés par les institutions ». Mais de la même façon, les observations répétées que l'on peut faire sur la chute des corps ne suffisent jamais à prouver la théorie universelle de la gravitation.
En fait, l'observation ne sert jamais à prouver une théorie, quelle qu'elle soit. Car pour prouver une théorie, il faudrait pouvoir observer en même temps la totalité des phénomènes, pour s'assurer que la loi générale énoncée par ma théorie n'est jamais prise en défaut. Ce qui est évidemment rigoureusement impossible. En revanche, il suffirait d'une seule observation pour infirmer cette théorie, pour montrer qu'elle est fausse. Voilà ce que dit Popper : le rôle de l'observation n'est pas de confirmer ce que je crois, mais d'éprouver la pertinence de ma croyance en la soumettant à un test qui permettrait de la réfuter. Des faits qui sont susceptibles de confirmer ma croyance, ce n'est jamais cela qui manque. Mais ce qui manque assez souvent, ce sont des faits susceptibles de me prouver que je me trompe si, effectivement, je me trompe. C'est ce que Popper nomme le principe de falsifiabilité ou de réfutabilité. Face à son adversaire, le zététicien ne devrait pas exiger qu'on lui présente des preuves. Il devrait au contraire exiger que son adversaire lui présente un fait susceptible de contredire sa théorie si celle-ci était fausse. Et c'est là, que Popper fait résider son critère de démarcation : une théorie est scientifique non pas lorsqu'elle est prouvable, mais bien plutôt lorsqu'elle est réfutable ! Une théorie est pseudo-scientifique quand on ne dispose au contraire d'aucun moyen de la réfuter : « Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement concevable n'est pas scientifique. L'irréfutabilité n'est pas une vertu d'une théorie (comme on le pense souvent) mais un vice. »
Cette idée de Popper est géniale, parce que dans la plupart des situations de la vie quotidienne, elle marche très bien, elle est remarquablement opératoire. Une théorie est scientifique quand elle s'expose au risque d'être réfutée, qu'elle le soit ou pas. Une théorie est pseudo-scientifique quand elle ne s'expose jamais au risque d'être réfutée parce que tous les faits qui la contredisent semblent plutôt la confirmer. Posez vous la question : quel fait pourrait éventuellement montrer à un complotiste qu'il se trompe ? Quel fait pourrait prouver à un psychanalyste qu'il se trompe en admettant l'existence d'un inconscient ? Quel fait pourrait prouver la fausseté de prédictions astrologiques formulées de façon si vagues. La pseudo-science est comme une maison dans laquelle on peut rentrer par mille fenêtres mais qui n'aurait jamais aucune porte de sortie. Il est toujours plus facile d'y entrer que d'en sortir.
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