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TOCQUEVILLE : "LE DESPOTISME DOUX DE L'ETAT CENTRALISATEUR"

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L'existence d'un État moderne, capable de centraliser le pouvoir public, a représenté historiquement une menace inédite sur laquelle s'est fondée la théorie "libérale". Pour le dire autrement, la pensée de Thomas Hobbes (qui théorie le principe de l'Etat moderne) a engendré celle de John Locke : dans son Second Traité du gouvernement civil, J.Locke reproche ainsi à la théorie de l'État hobbesien de substituer à la violence singulière d'un autre homme la violence toute-puissante et inarrêtable de l'État : "Ce serait penser que les hommes sont assez fous pour prendre soin d'échapper aux maux que peuvent leur causer les putois et les renards, mais qu'ils s'estiment satisfaits et qu'ils s'imaginent même que c'est une sauvegarde, d'être dévorés par des lions" (Chapitre 7). Autrement dit, l'État hobbesien remplacerait une violence particulière d'un individu par une violence généralisée de l'État. Le problème étant que dans les sociétés modernes, où la violence est poussée à la marge du fait de la présence de l'Etat, les citoyens se retrouvent concomitamment de plus en plus exposés à des privations significatives de leur liberté individuelle. Puisque l'État doit prendre le contrôle de la violence, il va mettre à la place une violence institutionnalisée, qui sera inarrêtable et légitime, puisque son détenteur est le seul à détenir "le monopole de la violence légitime" pour reprendre la formule célèbre de Max Weber. De cette façon, en choisissant de léguer la violence à l'État pour gagner en sécurité, n'a-t-on pas perdu en liberté par la même occasion ? Voilà en résumé le problème qui a vu naître l'apparition de la pensée libérale.


De la démocratie au despotisme doux

Dans le tome 2 de La démocratie en Amérique, partie IV, paragraphe 3, le libéral A. de Tocqueville mettait ainsi en garde les sociétés démocratiques modernes contre leur goût invétéré pour l'intervention étatique : "Il est facile de prévoir que le temps approche où l'homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie et qu'il se remettra de ce soin à la toute-puissance de l'État". Cette forte dépendance, Tocqueville l'attribuait à trois causes :


Premièrement, dans les sociétés démocratiques modernes les individus se sentent tous égaux, mais la contrepartie est qu'ils ne se sentent plus solidaires. Dans les anciennes sociétés aristocratiques, c'était l'inverse : c'était des sociétés pyramidales, fortement inégalitaires, mais où chaque individu était un maillon dans une chaîne d'interdépendance. Là, dans les sociétés démocratiques, les individus sont égaux, mais ils sont en même temps "repliés dans la solitude de leur cœur". De cette situation résulte un fort sentiment de vulnérabilité : ne pouvant plus s'appuyer sur les anciennes solidarités, l'individu des sociétés modernes est obligé de tourner en permanence ses regards vers la toute puissance de l'État : "Comme dans les siècles d'égalité, nul n'est obligé de prêter sa force à son semblable, et nul n'a droit d'attendre de son semblable un grand appui, chacun est tout à la fois indépendant et faible. Ces deux états (. . .) donnent au citoyen des démocraties deux instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d'orgueil au sein de ses égaux et sa débilité lui fait sentir de temps en temps le besoin d'un secours qu'il ne peut attendre d'aucun d'eux, puisqu'ils sont impuissant et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s'élève au milieu du rabaissement universel".


Une deuxième raison qu'invoque Tocqueville tient au fait que, dans les siècles démocratiques, et en raison de l'égalité qui y règne, les individus n'ont plus assez de temps à consacrer aux affaires politiques. Ils ne disposent plus, comment les anciens, d'une armée d'esclaves qui leur permettent de s'affranchir du travail pour se consacrer à la noble activité de la praxis politique. N'ayant plus d'esclaves, ils doivent travailler, et cette activité laborieuse ne leur laisse que fort peu de temps pour honorer leurs devoirs civiques. De là


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l'inévitable tentation de déléguer le soin des affaires publiques à des "représentants" qui parlent moins en leur nom qu'à leur place : "Ce n'est jamais qu'avec effort que les hommes s'arrachent à leurs affaires pour s'occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d'en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qu'est l'État".


Enfin, la troisième raison repose sur une donnée psychologique qu'engendre également l'égalité démocratique. Chacun se sentant l'égal d'un autre supporte difficilement les privilèges de son voisin. Il est donc tentant, pour expurger tous ces privilèges, d'en confier la jouissance exclusive à l'État : "Le souverain étant nécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens, n'excite l'envie d'aucun d'eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les prérogatives qu'il lui concède". Autrement, la tendance à confier de plus en plus de pouvoir à l'Etat est l'effet d'une jalousie qui tend à vouloir ôter les privilèges de nos voisins. On juge insupportable la richesse de celui à qui on se compare, mais on ne se compare par avec l'Etat. Conclusion : on préfère que l'Etat jouisse du privilège qu'on retire à notre voisin.


La passion de l'égalité contre le goût de la liberté

Toutes ses raisons convergent finalement vers une seule explication, qui les résume toutes et que Tocqueville rappelle sans cesse : les sociétés modernes reposent sur le primat du principe de l'égalité sur celui de la liberté. Dans l'ordre des valeurs, l'égalité vient en premier.


Cela doit d'abord s'entendre historiquement, au sens où -en raison de l'absolutisme royal les individus ont commencé à découvrir l'égalité bien avant d'éprouver le désir de la liberté (l'égalité de tous les citoyens face à un pouvoir absolu précède le désir d'une liberté qui s'accomplira seulement à la révolution française). Historiquement, l'absolutisme royal n'est pas ce qui a contrarié un goût inné pour l'égalité; il est au contraire ce qui l'a fait advenir en plaçant tous les sujets sur un même pied d'égalité. L'absolutisme royal, c'est la fin du système aristocratique, c'est la naissance d'une machinerie étatique qui se conçoit désormais comme le lieu même du pouvoir. Face à ce pouvoir central, tous les citoyens (les "sujets") sont logés à même enseigne. C'est cette expérience historique de l'absolutisme qui a donc préparé l'avènement des démocraties modernes, en donnant l'habitude de l'égalité... avant que ne surgisse, plus tardivement, l'aspiration à la liberté. "Chez la plupart des nations modernes, et en particulier chez tous les peuples du continent de l'Europe, le goût et l'idée de la liberté n'ont commencé à naître et à se développer qu'au moment où les conditions commençaient à s'égaliser, et comme conséquence de cette égalité même. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l'égalité a précédé la liberté ; l'égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était encore une chose nouvelle ; l'une avait déjà créé des opinions, des usages, des lois qui lui étaient propres, lorsque l'autre se produisait seule, et pour la première fois, au grand jour. Ainsi la seconde n'était encore que dans les idées et dans les goûts, tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s'était emparée des mœurs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s'étonner si les hommes de nos jours préfèrent l'une à l'autre ?"


Mais cette priorité accordée à l'égalité doit s'entendre aussi conceptuellement. Dans les républiques antiques, c'est la liberté qui venait en premier et l'égalité par voie de conséquence. Dans les sociétés démocratiques modernes, c'est l'égalité qui vient en premier et la liberté par voie de conséquence. Cette inversion entraîne une modification majeure dans la façon dont nous comprenons la signification de ces deux termes.


Dans les républiques antiques, la liberté est considérée comme la dignité de ceux qui disposaient de l'otium et qui par conséquent n'étaient pas asservis à la sphère du travail (comme les esclaves). L'égalité qui en résultait (l'isonomia) devait alors s'entendre elle aussi comme une égalité de droit, celle qui devait régner entre des individus de même statut et de même dignité. C'est l'égalité de ceux qui se reconnaissent pairs, l'égalité de ceux qui se reconnaissent comme tels parce qu'ils ont ce commun privilège d'être des hommes libres.


A l'inverse, si on place l'égalité en premier, ce n'est pas seulement l'ordre mais aussi la signification même des concepts qui se modifie : l'égalité devient alors une simple égalité de fait, une égalité naturelle ("tous les hommes naissent égaux "). Ce n'est pas l'égalité de ceux qui se sentent unis dans une commune dignité, mais l'égalité de ceux que la nature a fait semblables. C'est l'égalité donc, telle que la conçoit Hobbes. Or, de cette égalité résulte l'affirmation d'une liberté qui n'a plus rien à voir avec la revendication d'une dignité particulière (celle de "l'homme libre" de l'antiquité) ; la liberté doit s'entendre elle aussi comme un fait naturel, résultant de notre égalité : chacun, dans l'état naturel, et en l'absence de lois civiles qui le retienne de faire ce qu'il veut, suit librement la pente de son désir. Chacun est libre de fait, naturellement, et c'est l'intervention du pouvoir politique qui viendra restreindre cette liberté.


Le sacrifice de la liberté

Dès lors, on comprend pourquoi la liberté a moins d'importance que l'égalité dans les sociétés démocratiques modernes, puisque la deuxième est la conséquence logique de la première. Certes, observe Tocqueville, l'affirmation d'une égalité naturelle entraîne logiquement l'affirmation d'une liberté naturelle ("tous les hommes naissent libres et égaux"). Il est donc tout à fait naturel que deux individus qui se sentent égaux se sentent en même temps libres.


Cependant la préséance de l'égalité sur la liberté fait que, au nom même de l'égalité, nous sommes parfois susceptibles de sacrifier la liberté naturelle. C'est exactement ce qui se passe dans le contrat hobbésien qui institue l'État moderne. Ce dernier porte moins atteinte à l'égalité naturelle (puisqu'il la conforte en rendant tous les citoyens égaux devant la toute puissance de l'État) qu'à la liberté naturelle des individus.


Et c'est exactement cette logique potentiellement liberticide des sociétés démocratique qui contraint les penseurs libéraux, à l'image de Tocqueville, à se montrer vigilants. Ils ne remettent pas du tout en cause le primat établi de l'égalité sur la liberté. La pensée libérale est résolument moderne et ne montre aucune nostalgie pour une liberté conçue comme privilège aristocratique. Mais les penseurs libéraux veulent toutefois s'assurer que la défense farouche de l'égalité n'entraînera jamais le renoncement à la liberté naturelle. Ce risque existe et il suppose donc de se montrer vigilant : "Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l'aiment, et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte. Mais ils ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l'égalité dans la liberté, et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent dans l'esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l'asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l'aristocratie" (De la Démocratie en Amérique, II, 1 "Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l'égalité que pour la liberté")

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