ROLAND BARTHES : LA LANGUE EST FASCISTE
- damienclergetgurna
- 6 déc.
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Il en va du langage comme de n'importe quel outil. Plus nous le manipulons, moins nous remarquons sa présence. L'habitude que nous avons de parler quotidiennement a rapidement donné aux mots de notre langue la légèreté et la ductilité d'un outil que nous avons bien en main. Le maniement répété des mots leur a ôté la lourdeur et l'inconfort de leur toute première profération. Après quelques années d'usage, nous ne faisons naturellement pas plus attention à ces outils qui nous servent à désigner les choses qu'un pianiste aguerri ne fait attention aux touches de son piano lorsqu'il lit une partition. Au bout de quelques années, n'importe quel locuteur devient suffisamment habile pour ne plus avoir à peser avec précaution chacun des mots qu'il prononce, comme il devrait encore le faire s'il apprenait pourtant une nouvelle langue. Cette évolution est normale et en un sens, elle est très positive : la vertu d'un bon outil, c'est de se faire rapidement oublier. L'habitude de parler nous permet ainsi, et c'est heureux, de concentrer toute notre attention sur le contenu de notre discours, sur les choses elles-mêmes plutôt que sur les mots qui nous servent à désigner ces choses. Jusqu'ici tout va bien.
Tout va bien tant que nous continuons à croire que le langage est d'abord et avant tout un outil qui nous servirait à désigner les choses. Cette vision du langage est assez simple : elle fait des mots de la langue une série de termes chargés de renvoyer à une réalité extérieure qu'on peut maintenant, grâce à la magie du langage, évoquer sans qu'elle soit présente en chair et en os. Le mot serait alors un substitut symbolique de la chose, à laquelle il fait référence. Tant que nous concevons uniquement le langage comme un outil de cette sorte, comme un réservoir de ressources disponibles pour nommer les choses, alors la maîtrise
d'un langage riche et varié constitue notre meilleure option. Car pour décrire exactement la réalité dans son incroyable diversité, dans ses nuances les plus fines, dans ses courbes les plus sinueuses, il nous faut disposer de ressources linguistiques également puissantes et précises, suffisamment précises pour nous permettre d'exprimer la richesse infinie du réel. Là encore, la comparaison avec un outil s'avère particulièrement éclairante : un bricoleur qui ne dispose en tout et pour tout que d'un seul type de tournevis aura nécessairement beaucoup plus de mal à accomplir son travail qu'un artisan professionnel dont la caisse à outils regorges d'instruments précis et variés. De la même façon, un locuteur dont le vocabulaire et la maîtrise de la langue est relativement pauvre, manquera naturellement des ressources nécessaires pour poser les distinctions qui s'imposent. Ses discours ne pourront approcher de la réalité que en gros, c'est-à-dire grossièrement, schématiquement, au prix de nombreux raccourcis. C'est la raison pour laquelle les professeurs insistent autant sur l'importance d'une bonne maîtrise de la langue. Sans elle, aucun raisonnement nuancé ne serait jamais possible.
Tant que l'on considère les choses sous cet aspect, la langue est notre meilleur allié. C'est grâce à elle et par elle que nous pouvons appréhender la réalité. Ce serait absolument merveilleux si la langue n'était que cela, si elle n'était qu'un outil de désignation, un outil référentiel. Mais évidemment, elle n'est pas que cela. Cette fonction référentielle n'est ni sa seule ni sa plus importante raison d'être. On ne parle pas simplement pour dire des choses, on parle d'abord et avant tout pour les dire à quelqu'un. La langue, on l'aurait presque oublié, est d'abord un outil de communication, qui remplit donc une fonction sociale de toute première importance. Cette fonction sociale du discours est presque entièrement occultée lorsqu'on fait du discours un moyen de désignation. Et cette occultation nous fait complètement oublier que si le langage permet de désigner les choses, il le fait toujours sous la condition d'une vie sociale qui fixe d'entrée de jeu le périmètre de ce qui mérite d'être dit, de ce qui n'a pas besoin d'être dit et de ce qu'il est interdit de dire. Ou si l'on veut : le langage ne reflète la réalité qu'en passant par le filtre préalable des exigences de la vie sociale. Ainsi, si l'ambition de décrire la réalité de la manière la plus exacte possible nous pousse à enrichir constamment nos réserves linguistiques, les exigences de la vie sociale tendent au contraire à limiter ses ressources linguistiques pour optimiser la communication. Un langage trop précis risquerait en effet de rendre la communication plus difficile et beaucoup moins fluide. Si la description de la réalité suppose un langage précis, la communication tolère au contraire très bien et même encourage les approximations qui permettent de se comprendre à moindre coût.
On voit alors que le langage n'est plus forcément, n'est plus immédiatement, le meilleur allié d'une pensée droite et vigilante. Parce que l'usage quotidien du langage habitue naturellement la pensée à se satisfaire des approximations que les mots de la langue courante encouragent. Cette simplification abusive du réel n'est pas un accident de parcours, que l'on pourrait simplement imputer à un manque regrettable de maîtrise linguistique. Ce n'est pas parce qu'ils manquent de mots que les étudiants échouent à penser correctement, c'est au contraire parce qu'ils ont des mots plein la bouche et que le langage les pousse spontanément à se contenter des formules raccourcies qui sont les meilleurs garants du consensus social. La langue est pleine de stéréotypes, que l'évolution de la langue suscite tout naturellement. Dans sa conférence inaugurale au collège de France, prononcée en janvier 1977, le sémiologue Roland Barthes illustrait ainsi ce processus de simplification à laquelle la langue française nous assujettit tous : « Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ». Mais ce n'est pas seulement la langue comme système grammatical qui pose problème, c'est aussi la langue de tous les jours, le discours comme actualisation de la langue. La langue, dans les mots qu'elle favorise, dans les expressions qu'elle véhicule, dans les tournures consacrées qu'elle impose, agit comme un puissant outil normatif. Et roland Barthes d'insister : « Ce ne sont pas seulement les phonèmes, les mots et les articulations syntaxiques qui sont soumis à un régime de liberté surveillée, puisqu'on ne peut les combiner n'importe comment ; c'est toute la nappe du discours qui est fixée par un réseau de règles, de contraintes, d'oppressions, de répressions, massives et floues au niveau rhétorique, subtiles et aiguës au niveau grammatical : la langue afflue dans le discours, le discours reflue dans la langue, ils persistent l'un sous l'autre, comme au jeu de la main chaude. ».
Autrement dit, il serait naïf de croire que les mots de la langue servent seulement à désigner la réalité. Ils ne nomment cette réalité que par le biais de significations, d'attentes, de rejets, de haines ou de sympathies, de choix, de partis pris et de décisions dont ils sont littéralement gorgés. Il y a tout un système idéologique dont la langue est le premier opérateur. Dans son fameux ouvrage consacré à la langue du troisième Reich, Victor Klemberer observait que l'idéologie nazie ne s'était pas répandue dans les consciences par le pouvoir actif de la propagande, mais par de petits changements insidieux intervenus dans la langue de tous les jours. Nul besoin de convaincre les esprits lorsqu'il suffit de les habituer à penser d'eux-mêmes et sans aucun effort ce que la langue les incite à penser. Une évolution idéologique est toujours précédée d'une insidieuse modification de la langue : « L'effet le plus puissant, observe Klemperrer, ne fut pas produit par des discours isolés, ni par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu par rien de ce qu'on était forcé d'enregistrer par la pensée ou la perception. Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. (…) Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir ».
Il ne faudrait toutefois pas croire que cette fonction idéologique assumée par le langage est spécifique aux sociétés totalitaire. Au contraire, croire cela serait accepter d'être soi-même la dupe de notre propre langage. Qu'elle soit au service d'une idéologie réactionnaire ou d'une idéologie progressiste n'est pas le plus important. Le plus important, comme le note Roland Barthes, est que la langue assume cette fonction idéologique, quoi qu'il en soit : elle oblige à dire les choses d'une certaine façon, au moyen de formules consacrées, de mots et de tournures qui ne sont jamais totalement neutres. « La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. ». Ce que Victor Klemperer avait reconnu dans la langue du 3e Reich, Barthes en fait la loi générale de tout langage. Et alors, d'un seul coup, l'invisibilité du langage, son étonnante discrétion, sa façon de ne plus se faire remarquer par celui-même qui s'en sert quotidiennement, alors cette invisibilité devient le plus grand des dangers. Car habitués à parler, habitués à se servir des mots comme de simples outils de désignation, les gens -c'est-à-dire vous et moi- ne prêtent plus aucune attention à leur pouvoir de conformation intellectuelle. Leur invisibilité, leur transparence, la façon dont ils ne requièrent jamais notre attention, en font la troisième colonne invisible d'un pouvoir qui n'a même plus besoin de vous convaincre pour vous inciter à penser comme il pense. C'est à cette prise de conscience effrayée que Roland Barthes dans cette leçon inaugurale du collège de France, fait remonter sa glorieuse carrière de sémiologue : « La sémiologie, en ce qui me concerne, est partie d'un mouvement proprement passionnel : il m'a semblé (alentour 1954) qu'une science des signes pouvait activer la critique sociale (…) il s'agissait en somme de comprendre (ou de décrire) comment une société produit des stéréotypes, c'est-à-dire des combles d'artifice, qu'elle consomme en suite comme des sens innés, c'est-à-dire des combles de nature. La sémiologie (ma sémiologie du moins) est née d'une intolérance à ce mélange de mauvaise foi et de bonne conscience qui caractérise la moralité générale (…) La langue travaillée par le pouvoir : tel a été l'objet de cette première sémiologie. »
Si je vous parle de ce petit texte de Barthes, c'est parce qu'il exprime très bien un obstacle que la plupart des lycéens et des étudiants rencontrent dans leurs dissertations de philosophie. Quel que soit le sujet auquel on les invite à réfléchir, leur premier réflexe est toujours de faire une absolue confiance aux mots qui servent à formuler le sujet. Leur regard est immédiatement attiré vers la résolution d'une question dont ils ne songent à interroger les termes que pour se contenter de pâles définitions qui sont un peu comme la fiche d'état civil du mot, son passeport officiel. Il ne leur vient presque jamais à l'idée que ce mot pourrait avoir une signification bancale, qu'on pourrait en discuter l'identité ou en amender la définition pour qu'il corresponde mieux à la réalité qu'il est supposé désigner. Le soupçon intellectuel ne mord presque jamais sur les mots, que les étudiants voient comme les petits serviteurs invisibles et dociles de leur réflexion. Ils ne voient pas qu'ils ne se servent si volontiers de ces mots que parce que les mots se servent d'eux, pour répandre dans leur copie la banalité d'un sens commun qui veut s'imposer : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir »
Alors concrètement, que faire pour échapper à cette puissance ensorcelante de la langue ? Là encore, tournons nous vers Roland Barthes, parce que la tâche est particulièrement délicate. En tout cas, beaucoup plus délicate qu'on aurait tendance à le croire spontanément en présumant de nos propres forces. Parce qu'il serait très tentant en effet de croire ou de se faire croire à soi-même que l'on est immunisé contre l'idéologie de la langue commune, pour cette simple raison que nous appartenons à une niche idéologique qui dispose déjà de son propre langage, de ses mots d'ordre, de ses gros mots et de ses petits mots doux. Barthes lui-même, quand il prononce le mot de « fascisme », n'est pas totalement exempt de ce reproche. Mais cela ne l'empêche pas pour autant d'être tout à fait lucide : il ne faut pas attendre qu'une langue, fût-elle celle des opprimés et du camp des travailleurs, soit moins « fasciste » que tout autre langue, moins rectrice, moins normative dans son discours, moins assujettissante que toutes les autres langue. En fin observateur de la révolution étudiante des années 60, Barthes note : « il est apparu que, dans la mesure où les appareils de contestations se multipliaient, le pouvoir lui-même, comme catégorie discursive, se divisait, s'étendait comme une eau qui court partout, chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière un groupe de pression et entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel : une sorte d'excitation morale a saisi les corps politiques, et, lors même que l'on revendiquait en faveur de la jouissance, c'était sur un ton comminatoire ». Manière d'avouer que la volonté de libérer la parole est une façon inavouée d'imposer une nouvelle norme de discours, pas moins comminatoire que l'ancienne norme dont elle entend contester le pouvoir.
Cette impasse est inévitable, parce qu'il n'y a pas de lieu, jamais, où nous pourrions nous tenir hors du langage. Nous n'échappons au pouvoir d'attraction de la langue que parce que nous subissons inévitablement celui d'une autre langue. La résistance immunitaire dont nous nous montrons capable, la suspicion dont nous savons faire preuve envers les mots du camps adverse a pour contrepartie inévitable la cécité confondante dont nous faisons preuve à l'endroit des mots de notre propre camp. On se méfie des mots de l'autre, jamais des siens. Alors que faire ? Puisqu'il n'y a pas d'extériorité à conquérir, la seule façon de se ménager un espace de liberté, c'est de subvertir la langue de l'intérieur. Telle est, pour Roland Barthes, l'éminente fonction de l'écriture. Car écrire, c'est d'abord forcer les mots à apparaître devant nous, dans une matérialité sensible qui met fin à leur invisibilité. Proféré, un mot n'est qu'un souffle évanescent, il se fait rapidement oublier parce qu'il n'a aucune consistance propre. Ecrit noir sur blanc, le mot trahit sa présence, il est forcé de comparaître et par là-même il acquiert l'importance qu'on lui déniait trop facilement lorsqu'on se contentait de le dire. Ce pourquoi la culture écrite n'est pas un simple appendice de la culture orale. Si la culture érudite est une culture de lettrés, c'est parce qu'elle a pour effet immédiat de rendre examinables des mots qui ne le seraient pas dans les conditions ordinaire de leur profération. Tout lettré est un grammairien qui ne se contente plus de penser à travers les mots, mais qui est en position de penser les mots eux-mêmes. Il est vrai toutefois qu'il ne peut penser ces mots qu'au moyen d'autres mots.
C'est là où intervient la seconde fonction de l'écriture, sur laquelle Barthes insiste énormément dans sa conférence inaugurale. Car l'écriture, ce n'est pas seulement la graphie ; c'est aussi une façon de jouer avec les mots ou de jouer sur les mots, en faisant dérailler leur sens ordinaire, en expérimentant de nouveaux usages, en se servant des potentialités de la syntaxes pour produire des attelages étranges. L'écriture, ou encore la littérature, c'est l'activité privilégiée et le moyen peut-être unique par quoi l'esprit secoue l'emprise de la langue en exploitant toutes les ressources de la langue. « Il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature ».





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