PEUT-ON JUGER SANS EXERCER D'AUTORITÉ ?
- damienclergetgurna
- 8 oct.
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Dernière mise à jour : 17 oct.
Introduction
Dans le débat public contemporain, la figure du juge concentre une contradiction révélatrice. D’un côté, on déplore la perte d’autorité de la justice : les décisions paraissent timides, les peines trop légères, l’institution impuissante à maintenir l’ordre. De l’autre, on s’inquiète d’un « gouvernement des juges », accusés de déborder leur fonction, d’imposer leurs convictions ou de rivaliser avec le pouvoir politique. Ainsi, la société semble vouloir une justice forte sans vouloir de juges puissants : nous réclamons l’autorité, tout en nous défiant de ceux qui l’exercent.
Or juger, c’est toujours décider : dire ce qui est juste ou injuste, trancher un différend, fixer une norme. Un jugement n’est pas un simple avis, il oblige — et c’est pourquoi il s’accompagne nécessairement d’une forme d’autorité. Mais si cette autorité est ce qui donne au jugement sa force, n’est-elle pas aussi ce qui risque d’en altérer la légitimité ? Dès lors qu’un homme détient le pouvoir de juger, comment être sûr qu’il ne fait pas prévaloir sa volonté sur la loi, son point de vue sur la vérité ?
Faut-il donc conclure que juger, c’est toujours exercer un pouvoir sur autrui, et que l’autorité du juge ne se distingue jamais entièrement de la puissance qu’il détient ? Ou bien faut-il admettre qu’il existe une autorité propre au jugement, différente du pouvoir, mais dont la nature même reste à penser ? Le problème est alors de savoir dans quelle mesure l’autorité du juge vaut aussi un authentique pouvoir — et si l’acte de juger peut jamais s’affranchir de cette dimension de domination qu’il semble impliquer.
On ne peut juger sans autorité, mais il faut pouvoir juger sans pouvoir (Montesquieu)
Juger, c’est nécessairement trancher. Là où l’opinion délibère et hésite, le jugement décide : il fixe la frontière du juste et de l’injuste, du permis et de l’interdit. En ce sens, il est impensable de juger sans exercer une autorité, car juger, c’est faire valoir une règle qui s’impose à tous, y compris à celui qui la prononce. Le juge ne se contente pas d’exprimer un avis ; il engage une instance supérieure à lui-même — celle de la loi, de la raison commune ou du droit. Toute justice réclame donc une parole qui oblige, et cette parole n’a de sens que si elle se dresse au-dessus des volontés particulières.
Mais c’est précisément cette hauteur du jugement qui le rend redoutable. Montesquieu disait que le « pouvoir de juger » est « si terrible parmi les hommes ». Terrible, d’abord, parce qu’il s’applique à des destins individuels : il ne règle pas les affaires publiques dans l’abstraction de la loi générale, il tranche sur la vie d’un homme concret, il décide de sa liberté, de son honneur, parfois de son existence. Le jugement n’a pas la froideur d’un décret ; il a la gravité d’une sentence. C’est pourquoi, selon Montesquieu, il devait être exercé avec la plus extrême prudence : nul pouvoir n’est plus redoutable que celui qui peut condamner un innocent au nom du droit.
Mais la « terreur » du jugement vient aussi de son autorité symbolique : il agit sous le couvert de la justice elle-même, c’est-à-dire d’une autorité qu’on ne peut contester sans s’exclure du monde civil. C’est là la forme la plus dangereuse du pouvoir : celle qui se dissimule derrière la légitimité. La parole du juge est crainte, non parce qu’elle menace, mais parce qu’elle s’avance sous l’apparence d'un principe incontestable (la Justice), qui lui confère une autorité tout aussi incontestable. Que vaut, face au gardien de la Justice, l'autorité dérisoire de celui qui dispose d'un simple mandat électif ? Montesquieu perçoit ici un risque politique majeur : que le juge devienne souverain à la place du souverain, et que la justice, sous prétexte de faire régner la loi, se change en une domination.
La seule manière d’éviter ce renversement est alors de séparer radicalement l’acte de juger de l’exercice d’un pouvoir effectif. Montesquieu n’entend pas abolir l’autorité du jugement — car sans elle, il n’y aurait plus de droit — mais il veut en neutraliser la puissance politique. D’où la séparation des trois pouvoirs : le législateur décide, l’exécutif agit, et le juge n’a qu’à dire le droit dans le cas particulier. Il n’invente rien : son jugement doit être, écrit-il, « un texte précis de la loi ». Autrement dit, l’autorité du juge ne vient pas de lui-même, mais de la loi qui parle à travers lui ; il est le canal d’une normativité qui le dépasse.
Encore faut-il empêcher que cette fonction devienne une position de force en devenant un statut. C’est pourquoi Montesquieu veut que la magistrature soit provisoire, tirée du peuple, et sans corps permanent : « de cette manière, dit-il, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. » Nulle, non parce qu’elle ne fait rien, mais parce qu’elle ne possède rien : elle n’a pas d’organe propre, pas de siège fixe, pas de volonté durable. L’autorité du jugement est ainsi préservée, mais tout pouvoir en est littéralement retiré.
A cette condition, juger sans autorité reste impossible, car il faudra toujours qu’une voix s’élève au-dessus des parties pour faire exister le juste ; mais juger sans pouvoir, en revanche, c'est non seulement possible mais également nécessaire, car toute appropriation du jugement par un homme ou par un corps constitué de magistrats le transformerait en instrument de domination. La justice véritable serait donc cette parole qui s’impose sans appartenir à personne — autorité pure, sans puissance, où la loi parle dans la bouche de celui qui s’efface.
L’autorité sans pouvoir : une puissance d’empêchement fondée sur la garde du droit (Rousseau)
Mais cette tentative de dissocier le jugement de tout pouvoir, si elle garantit la liberté, ne va pas sans péril. Car une autorité qui ne dispose d’aucune force propre n’en demeure pas moins active : elle empêche, elle retarde, elle bloque. Et, paradoxalement, c’est parfois dans cette impuissance même que réside la forme la plus redoutable du pouvoir. Rousseau, à travers la figure du tribunat, montre qu’une autorité « qui ne fait rien » peut précisément, pour cette raison, « tout empêcher ».
Si juger sans pouvoir semblait, pour Montesquieu, la condition d’une justice libre, Rousseau en révèle au contraire avec justesse la contradiction interne. Dans le Contrat social, il imagine une magistrature singulière — le tribunat — instituée précisément pour garantir l’équilibre entre le souverain et le gouvernement, entre la loi et son exécution. Cette autorité, écrit-il, « ne fait point corps avec les autres » et « ne doit avoir aucune portion de la puissance législative ni de l’exécutive ». Elle ne produit donc rien : elle veille. Elle ne commande pas : elle maintient. À première vue, Rousseau prolonge ici la logique de Montesquieu : l’autorité doit demeurer séparée de tout pouvoir effectif. Mais ce qu’il montre, c’est qu’une telle séparation ne supprime pas la puissance : elle la transforme.
Le tribun, dit Rousseau, « ne fait rien, mais peut tout empêcher ». En apparence, il n’agit pas ; en réalité, il dispose d’un pouvoir d’empêchement, c’est-à-dire de la capacité d’interrompre, de suspendre, d’opposer son veto à toute entreprise contraire aux lois. Il ne décide pas, il veille sur la possibilité même de la décision juste. Or, cette vigilance n’est pas un simple blocage : elle se fonde sur la fidélité à la Constitution, au pacte originaire qui institue la cité. Le tribun n’est pas un moraliste extérieur au pouvoir, mais le gardien du principe de légitimité sans lequel les autres pouvoirs se corrompraient. De ce point de vue, son rôle s’apparente à celui des juges du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel : il ne gouverne pas, mais il préserve le cadre dans lequel le gouvernement reste légitime.
Cette autorité, pourtant, demeure redoutable. Rousseau le sait : « pour peu de force qu’il ait de trop, il renverse tout ». Car celui qui détient le droit d’empêcher, et qui le détient au nom de la loi suprême, se trouve soustrait à toute contestation. N’étant ni législateur ni exécutant, il échappe au contrôle du jeu politique ordinaire. Il agit au nom d’une norme supérieure que nul ne peut juger à sa place : la Constitution elle-même. Sa puissance est donc doublement accrue — d’abord parce qu’elle est négative (il peut paralyser ce qu’il désapprouve), ensuite parce qu’elle se réclame d’un ordre auquel tous doivent obéir. C’est pourquoi Rousseau propose de limiter cette magistrature dans le temps, de la rendre intermittente : car dès qu’elle se fait permanente, elle dégénère en tyrannie de la légitimité.
On comprend alors le paradoxe rousseauiste : une autorité qui n’a pas de pouvoir d’action risque de devenir un pouvoir de sanction absolu. Non pas celui qui décide, mais celui qui empêche de décider autrement. En prétendant juger sans pouvoir, on crée une instance qui, ne pouvant rien faire, peut pourtant faire que rien ne se fasse sans son assentiment. Le tribunat, censé protéger la loi, finit par dominer ceux qui la font et ceux qui l’exécutent.
Ainsi, Rousseau prolonge l’intuition de Montesquieu pour en révéler la limite : si l’on tente de neutraliser le pouvoir au nom de la justice, on finit par inventer un pouvoir d’un autre ordre, plus discret mais plus profond — le pouvoir de veiller, c’est-à-dire le pouvoir de juger les autres pouvoirs au nom d’un principe supérieur. Le juge, dès lors, n’est jamais tout à fait sans pouvoir : il détient celui, immense, d’empêcher que la loi s’oublie elle-même.
Le pouvoir de juger : une position réaliste (Hobbes)
Si le projet de juger sans pouvoir finit par engendrer, comme chez Rousseau, une autorité toute-puissante capable de tout bloquer sans jamais rendre de comptes, peut-être faut-il en fin de compte que nous renonçions à cette illusion d’une autorité pure, séparée de toute force. L’idée que le juge ne ferait qu’interpréter la loi, que son autorité ne tiendrait qu’à la loi elle-même, relève sans doute d’une fiction commode : celle d’un ordre moral indépendant du pouvoir. Historiquement, ce modèle est celui de l’Église médiévale, détentrice d’une auctoritas spirituelle mais dépourvue de potestas, c’est-à-dire de force séculière, et contrainte de livrer au bras du prince ceux qu’elle condamnait. Or cette dualité a précisément ruiné l’unité du pouvoir souverain. À vouloir séparer l’autorité qui juge du pouvoir qui exécute, on a introduit dans le corps politique une fracture, source de guerre et de désordre. C’est pourquoi Hobbes, dans le Léviathan, a entrepris de reconstituer le pouvoir autour d'un unique foyer de souveraineté, en faisant du privilège de juger une émanation nécessaire de la souveraineté.
Constat radical : là où plusieurs autorités prétendent juger, la guerre civile est inévitable. Avant l’institution du pouvoir souverain, écrit Hobbes, « tous les hommes ont un droit à toute chose », et cette indétermination du droit engendre nécessairement le conflit. Juger, c’est alors décider de ce qui est mien et de ce qui est tien, du juste et de l’injuste. Autrement dit, le jugement n’est pas un ornement moral du pouvoir : il est l’acte même qui fonde la paix civile. Tant qu’il n’existe pas d’instance unique capable de trancher les différends, chacun demeure juge de sa propre cause, c’est-à-dire en guerre avec tous les autres.
C’est pourquoi Hobbes affirme que le droit de juger appartient au souverain, et non à une autorité distincte. Le souverain seul « prescrit les règles par lesquelles chacun saura de quels biens il peut jouir et quelles actions il peut accomplir sans être molesté ». Ces règles, ce sont les lois civiles, et leur interprétation relève du même pouvoir qui les promulgue. L’acte de juger, loin d’être une autorité spirituelle ou morale, est un acte d’application de la loi — c’est-à-dire un acte de commandement. Le jugement n’est donc pas un tiers impartial au-dessus des pouvoirs : il est le pouvoir même qui s’applique à des cas singuliers. C'est au même pouvoir de décréter des lois et de veiller à leur application. C'est au même pouvoir de décréter des lois et de décider de leur correcte interprétation.
Par cette réintégration du jugement dans la souveraineté, Hobbes rompt avec toute la tradition dualiste de l’Occident chrétien, qui opposait le pouvoir spirituel à la puissance temporelle, l’auctoritas à la potestas. L’État, en toute logique, ne peut tolérer qu’une seule voix pour dire le droit : celle du Léviathan, figure de la puissance unifiée du corps politique, celle de l'Etat souverain. Dès lors, l’idée d’une justice indépendante du pouvoir n’est pas seulement une erreur théorique, elle est une menace pratique, car elle réintroduit dans l’État la division qui précède la guerre. La paix civile repose sur une condition : que celui qui fait la loi soit aussi celui qui la juge et la fait exécuter.
Il ne faut donc plus concevoir le jugement comme une autorité morale qui tire sa force de la loi, mais bien comme un acte de pouvoir légitime, garant de l’ordre. Loin d’opposer la justice à la souveraineté, Hobbes les identifie : le juge n'est que l'exécutant du pouvoir souverain qui promulgue des lois et veille à leurs applications. Le juge n'a par rapport au pouvoir politique aucune espèce d'indépendance : il est un fonctionnaire au service du pouvoir souverain. Juger sans pouvoir, ce serait donc, dans cette perspective, une contradiction dans les termes : une autorité sans force n’est qu’un vœu pieux, incapable de prévenir le retour de la violence naturelle.
Ainsi, là où avec Montesquieu, nous étions tentés de neutraliser le pouvoir, là où avec Rousseau nous étions tentés de le suspendre, nous finissons avec Hobbes par vouloir l'unifier. Hobbes fait du jugement non plus une instance qui limite la puissance, mais celle qui la rend intelligible et opérante. C’est dans cette unité du pouvoir et du jugement que réside la condition même de la justice politique : non plus la voix qui s’impose parce qu’elle se croit morale, mais la décision qui s’impose parce qu’elle est souveraine.
Conclusion
À l’issue de ce parcours, nous comprenons mieux l’impossibilité de juger sans exercer une autorité : dire le juste, c’est toujours décider, et donc imposer. Mais nous avons également vu que toute tentative de séparer l’autorité du pouvoir — de faire du juge une pure voix morale — conduirait soit à l’illusion naïve soit à une tyrannie effective. Ne vaut-il pas mieux admettre alors, avec Hobbes, que tout jugement est un acte de pouvoir (ou de prise de pouvoir) ? Cette leçon ne nous condamne-t-elle pas à voir dans celui qui a le privilège de juger un despote en puissance ?
Pas nécessairement. Car ce que Hobbes révèle, plus profondément, c’est que le pouvoir lui-même n’est jamais une force qui s’impose d’en haut : il naît d’un toujours consentement. Le souverain ne possède de puissance que parce que les sujets lui ont confié la leur, par le pacte d'obéissance qui les unit à lui. Juger, dès lors, ne peut pas s'assimiler à un droit arbitraire, puisque c’est faire usage d’un pouvoir dont l’autorité dépend de ceux-là mêmes sur qui il s’exerce. Le juge souverain, même tout-puissant, reste redevable de la confiance qui fonde sa puissance ; il ne commande qu’en vertu d’une obéissance consentie.
Ainsi, le risque d’un jugement abusif ne tient-il pas tant à l’excès du pouvoir, mais à l’oubli de ce qui le fait tenir : le juge devient injuste lorsqu’il se croit indépendant de ceux sur qui il exerce son jugement. La seule garantie contre l’abus n’est donc pas une limitation extérieure de ce pouvoir de juger, mais une conscience intérieure de ce qui le rend possible : ce pouvoir de juger ne vit que de ce qui le fonde, la reconnaissance des sujets. Ce n’est donc, au bout du compte, le pouvoir à l'oeuvre derrière tout acte de juger qu'il nous faudrait craindre, mais plutôt la fragilité de ce pouvoir... car le pouvoir cesse d’être légitime dès qu’il cesse d’être accepté.
Juger, en définitive, n’est pas s’arroger le droit de dominer, mais maintenir vivant le lien qui rend l’obéissance possible : un acte de pouvoir, certes, mais d’un pouvoir dont la force ne vient que de son acceptation partagée.




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