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La question du bonheur chez les épicuriens et les stoïciens

  • damienclergetgurna
  • 4 janv.
  • 7 min de lecture

Notre tragique sentiment de dépendance


Dans la langue courante, le mot « bonheur » renvoyait à l'idée de « bon -heur », autrement dit : la bonne chance. Et le mot « malheur » signifiait, inversement, une mauvaise chance. Le malheur semble donc être ce qui vous tombe dessus, ce qui vous arrive sans que vous puissiez rien faire pour l'empêcher. Et le bonheur au contraire, c'est un sort favorable, le fait qu'il vous arrive beaucoup de choses bonnes. Dans cette étymologie classique, le bonheur (et le malheur) est essentiellement une affaire de chance ! La grande leçon des tragédies antiques était qu'on ne pouvait jamais affirmer qu'un homme était heureux tant qu'il n'était pas mort. Œdipe était le plus heureux des hommes, son histoire était un vrai conte de fées ! Et d'un seul coup, brusquement, patatra, le voilà le plus malheureux des hommes ! Bienheureux celui que le destin et les coups funestes du sort épargneront.


Si le bonheur est donc le bien suprême, nous sommes obligés de nous rendre à l'évidence. Ce bonheur ne dépend pas de nous. Tout homme est sans doute appelé à être un homme accompli, mais en pratique bien peu sont ceux qui y parviennent. D'abord, comme le remarque Aristote, une seule action ne suffit pas à vous garantir l'excellence. Ce n'est pas parce que vous aurez fait preuve de courage une fois dans votre existence que vous pourrez vous dire courageux. « Une hirondelle ne fait pas le printemps ». De même, et plus généralement, l'excellence est une "disposition" (hexis) qui, comme toute disposition, s'acquiert à force d'habitude. Dans n'importe quel domaine, il n'est tout simplement pas possible de parvenir à l'excellence si on n'a pas d'abord développé de saines habitudes. Et c'est la raison pour laquelle, en matière d'excellence, les hommes sont loin d'être égaux. Certains sont plus chanceux que d'autres, parce qu'ils sont nés avec de meilleures dispositions, ou simplement parce qu'ils ont vécu dans un contexte familial qui a favorisé ces bonnes dispositions. L'excellence n'est malheureusement pas qu'une affaire de volonté. Aristote est très conscient de l'importance fondamentale d'un sain environnement pour développer les facultés des individus.


Mais même « bien né », un homme n'est pas pour autant assuré d'atteindre à l'excellence. Pour épanouir sa nature humaine, il a besoin d'un nombre incalculables de conditions dont la plupart ne dépendent pas de lui. Par exemple, un homme qui meurt de faim n'a pas le temps de se soucier de la « vie bonne », car il doit d'abord s'occuper de « survivre ». Ou encore, remarque Aristote, un homme a besoin d'amis, car sans ami nul n'accepterait de vivre, « eût-il par ailleurs tous les autres biens ». En effet, l'ami est un « autre soi-même » : sans un ami, on ne peut donc jamais vraiment se connaître soi-même et par conséquent, jamais s'accomplir pleinement. Il faut aussi que aucun coup du sort ne nous frappe trop violemment, comme un accident ou une maladie grave : car un homme diminué par la douleur n'est évidemment pas dans la meilleure position pour déployer pleinement sa nature.... Bref, on comprend pourquoi l'idéal du bonheur est si difficilement atteignable ! C'est un idéal de parfaite suffisance et l'homme ne cesse de sentir à tout moment à quel point il est au contraire dépendant. C'est un idéal d'autarcie, et l'homme ne cesse de sentir à tout moment à quel point il est au contraire vulnérable. Le grand problème, pour celui qui veut être heureux, est donc de savoir comment il doit s'y prendre pour diminuer cette dépendance. Comment faire pour être moins vulnérable à tout ce qui nous empêche de vivre ? Cette question est au cœur de l'épicurisme et du stoïcisme. Chacune des deux doctrines propose en effet une solution pour diminuer cette tragique dépendance au monde extérieur et offrir aux hommes des instruments pratiques pour parvenir à l'autarkeia.


La solution épicurienne


Pour Epicure la solution passe par le choix d'un idéal de vie plus modeste. Au lieu d'un idéal d'excellence, il propose à ses disciples de se contenter d'un idéal de tranquillité  plus conforme à une vision du monde matérialiste : « le plaisir est le commencement et la fin de la vie bienheureuse ». Bien compris, le bonheur n'est rien d'autre qu'un état de plaisir durable. Apprendre à être heureux est donc à la portée de chacun, car une vie de plaisir est relativement aisée à obtenir.


La première chose à faire est de classifier nos désirs pour éliminer tous ceux qui ne nous sont pas absolument essentiels. Plus on s'éloigne du minimum, plus ils devient difficile de satisfaire nos désirs. Plus, par conséquent, nous sommes exposés la souffrance. Epicure distingue donc les désirs naturels et les désirs vains. Il faut absolument que nous nous débarrassions des désirs vains car ce sont des désirs sans objets : aucun objet concret ne leur correspond. Par exemple, la richesse ou l'honneur. Ce ne sont pas des objets, ce sont des relations ! On est toujours le riche de quelqu'un et le pauvre de quelqu'un. On est toujours connu par rapport à un autre et toujours moins connu qu'un autre. Bref, convoiter de tels objets revient à se lancer dans une quête sans fin. Il faut donc désirer le minimum : ce qui est « naturel et nécessaire ». C'est une vision très frugale du bonheur, une façon de le définir de manière purement négative comme une absence de manque. C'est ainsi que, parfois, nous agissons comme des fidèles épicuriens, lorsque nous renonçons à tous les biens que la société de consommation nous promet pour revenir au strict nécessaire : « de quoi ai-je besoin ? Puis-je me passer de cela ? ». Au bout du compte, nous découvrons, comme Epicure, que nous n'avons pas besoin de grand chose pour être heureux.


La deuxième étape passe par une clarification de ce que c'est que le plaisir. Cela donne lieu à une distinction originale entre deux types de plaisirs : les plaisirs dynamiques et les plaisirs statiques. En réalité, les plaisirs dynamiques ne sont pas d'authentiques plaisirs. Mais ils sont ce que la plupart des gens appellent « plaisirs ». C'est le passage (d'où le « dynamique ») d'un état de douleur à un état neutre : comme par exemple lorsque vous buvez un verre d'eau parce que vous avez soif. Le plaisir que vous éprouvez à boire est proportionnel à votre soif. On comprend pourquoi ce plaisir n'est pas un vrai plaisir : il a besoin, pour exister, d'être précédé par une douleur quelconque. Et plus cette douleur est intense, plus le plaisir qui lui succède sera intense. Du coup, remarque Epicure, les plupart des hommes -sans s'en rendre compte -se cherchent des occasions de souffrir (sous la forme de  « manques » qu'ils se créent) pour se donner autant d'occasions d'éprouver du plaisir. C'est, évidemment, complètement absurde ! Le vrai plaisir est le plaisir « statique » : c'est un plaisir pur, non mêlé de souffrance. C'est le plaisir que vous éprouvez, par exemple, à regarder un coucher de soleil ou à vous promener. Ce qui caractérise ce plaisir, c'est qu'il ne dépend pas d'un objet extérieur dont l'absence serait, pour vous, une source de souffrance. C'est un plaisir qui vient de vous, un plaisir que vous prenez parce que vous êtes bien disposés. Cette disposition, Epicure la nomme « Ataraxie », « absence de souffrance ». Comme la seule chose qui nous empêche de prendre plaisir à la vie est la souffrance, l'idéal du bonheur n'est donc rien de plus qu'un état « d'absence de souffrance ». Autrement dit, être heureux c'est être tranquille. L'état de bonheur, ce n'est pas l'état d'un homme qui a su déployer toute son excellence. C'est plutôt l'état d'honnête tranquillité de celui qui a su apprendre à se contenter de peu.


La solution stoïcienne


La stratégie stoïcienne est similaire dans son intention : il s'agit de réduire notre tragique dépendance aux circonstances extérieures. Mais la méthode utilisée est complètement différente. Pour Marc-Aurèle et Epictète, la délivrance passe par une sorte d'ascèse intérieure. Bousculé par les événements extérieurs, le stoïque doit comprendre que ces événements ne peuvent rien contre lui. Sa douleur ne vient pas de ce qui lui arrive, mais de sa façon d'accueillir les événements. Il souffre, parce que l'ordre du monde contrarie son désir. S'il ne veut plus souffrir, il doit renoncer à son désir et vouloir ce qui lui arrive : « changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde » est la grande devise des stoïques. Puisqu'on ne peut pas être heureux en obtenant ce qu'on désire, on peut du moins être heureux en désirant ce que l'on obtient. A quoi bon se révolter contre une maladie ou un deuil qu'on ne peut éviter ? Toutes ces choses ne dépendent pas de nous ! Il ne sert donc à rien de lutter contre le destin ou le cours du monde. Mais ce qui dépend de nous, en revanche, c'est notre volonté : « parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui dépendent de nous, ce sont l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion ; en un mot tout ce qui est notre œuvre. (….) Et les choses qui dépendent de nous sont par nature libres ; nul ne peut les empêcher, rien ne peut les entraver ; mais celles qui ne dépendent pas de nous sont impuissantes, esclaves, sujettes à empêchement, étrangères à nous » (Epictète) Nous ne pouvons pas empêcher la mort d'un proche, mais nous pouvons faire un travail sur nous-mêmes pour que le deuil ne nous submerge pas. Nous pouvons donc réduire notre dépendance à l'événement en agissant sur ce qui dépend de nous : nos désirs, notre colère, notre peine... et de cette manière, triompher de tout ce qui nous arrive.


Mais si les stoïciens recommandent d'accepter l'ordre du monde, ce n'est pas simplement pour conserver notre tranquillité intérieure, de telle sorte que rien ne puisse nous atteindre. C'est aussi parce que l'ordre du monde est quelque chose de beaucoup plus divin que l'homme : « Toutes choses sont liées entre elles, et d'un nœud sacré ; et il n'y a presque rien qui n'ait des relations. Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l'harmonie du même monde » (Marc-Aurèle). Certes, le bonheur est le bien suprême de l'homme ; c'est sa fin, au sens où l'on peut dire que la fin du cœur est de battre : "finalité interne". Mais le cœur bat pour maintenir l'organisme en vie, il n'existe pas pour lui-même : "finalité externe". Et il serait absurde de vouloir que l'organisme existe pour le bien du cœur, pour que le cœur soit épanoui ! Il en va exactement de même pour l'existence des hommes : il serait absurde de vouloir que la Nature existe pour rendre les hommes heureux, alors que les hommes sont une partie de la Nature ! L'homme doit donc reconnaître qu'il y a un bien qui est prioritaire par rapport au sien et que – en tant que « citoyen du monde » -c'est en vue de ce bien qu'il existe et non pas pour son propre bien. L'idéal personnel du bonheur laisse donc ici la place à un idéal tout différent : un idéal de dévouement à quelque chose de plus grand que soi... et qui annonce la pensée chrétienne.

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