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COMMENT DIRE LE MONDE ?

Dernière mise à jour : 17 oct.

Il se pourrait que toute façon de dire le Monde ne soit au fond qu'une façon de le trahir. Qu'y a-t-il en effet de commun entre la parole et le Monde ? En disant le Monde, nous prétendons porter une certaine réalité (le Monde) à la dignité d'une parole pourvue de sens. Tout repose alors sur la question de savoir si le Monde se laisse dire parce qu'il a en lui-même une affinité avec le langage ou bien si, au contraire, ce dire ne renvoie à rien d'autre qu'à notre façon d'user ou de mésuser du Monde. Que faut-il penser de ce dire du poète, qui fait de chaque voyelle prononcée l'épiphanie d'un Monde ? « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu ; voyelles. Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles ; Golfes d'ombre... ». Cette synesthésie qui attache à chaque voyelle un monde bariolé de couleurs, de bruits et d'odeurs, faut-il y voir autre chose qu'une idiosyncrasie de Rimbaud ? Ou ne révèle-t-elle pas au contraire une profonde affinité entre le langage et le Monde ? Mais d'où pourrait provenir pareille affinité ? Le monde se laisse-t-il réellement porter à la parole ? Nous saurions alors comment dire le Monde s'il se révélait que le monde à bien de lui-même quelque chose à nous dire. C'est cette première hypothèse que nous étudierons d'abord, en montrant que ce foyer de sens qui rend le Monde dicible n'est pas à chercher dans le Monde lui-même, mais plutôt dans l'être du Monde. La bonne façon de dire le Monde ne saurait donc être de plier le langage à la règle d'un devenir universel qui ne nous laisserait justement plus rien à dire. Mais dans cette hypothèse, la bonne façon de dire le Monde ne serait rien d'autre qu'une façon de répondre au langage du monde. Prêter au Monde un langage, supposer qu'il se laisse dire parce qu'il serait déjà en lui-même doté de signification, n'est-ce pas refuser d'assumer que cette signification vient uniquement de notre « dire » ? Dans une deuxième partie, nous verrons ainsi que c'est au contraire en acceptant le pouvoir créateur de notre dire que nous pourrons correctement dire le monde. Toute autre façon d'échapper à cette responsabilité nous exposerait non seulement à passer à côté du langage mais tout autant à passer à côté du Monde. Soumettre le Monde à notre dire est la seule chose en effet qui fasse de cette réalité un « monde » à proprement parler. Mais pour que ce Monde soit autre chose qu'un Monde à notre mesure, il convient également que le langage ne puisse en venir à bout. Quelque chose doit donc demeurer de l'ordre de l'indicible, pour que le Monde conserve son inépuisable richesse. Comment alors, demanderons-nous dans une dernière partie, parvenir à exprimer ce qui est proprement indicible ?




Dire l'essence du monde (PLATON)

La question « comment dire le Monde ? » fait état d'une difficulté. Mais quel genre de difficulté est-ce donc ? Est-ce tout simplement la difficulté de représenter adéquatement le Monde, à travers notre langage ? Alors, la question « comment dire le Monde ? » reviendrait à s'interroger sur la meilleure façon de représenter le Monde. Ce qui justifierait cette question, ce serait peut-être l'impropriété de notre langage à saisir et à restituer l'universel écoulement qui caractérise la loi de ce Monde. Comment un langage pourrait-il parvenir à dire ce devenir sans tomber aussitôt dans l'obscurité légendaire d'Héraclite ? S'il est vrai que tout coule (panta rei) et qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, alors les mots de notre langage qui figent ce fleuve dans une apparente identité ne sont-ils pas mensongers ?


C'est ici la structure même du langage propositionnel qui est en cause : un mot n'est ni vrai ni faux ; en revanche, une proposition elle, peut être vraie ou fausse selon qu'elle reflète adéquatement la réalité du monde qu'elle désigne. Mais pour qu'il y ait adéquation, encore faut-il que la proposition présente une similitude de structure avec les faits qu'elle décrit. Ainsi, ma proposition : «Le chat est sur le tapis » est appropriée au Monde si elle me permet en effet de dire quelque chose qui se produit dans le Monde : à savoir qu'il existe un chat et que le chat est sur le tapis. Mais justement, la structure du Monde correspond-elle bien à la structure de notre langage ? La structure Sujet/Verbe/Complément est-elle adéquate au Monde ? En ce cas, nous pourrions faire correspondre à notre structure linguistique (Sujet/verbe/complément), une structure similaire du côté du Monde. Et cette structure pourrait emprunter la forme suivante : Substances /actions/ Propriétés. La phrase : « le chat est sur le tapis » réussirait à dire le Monde parce qu'elle renverrait à un Monde structuré de la même manière, c'est à dire un Monde peuplé de choses (des substances comme le chat) qui pourraient avoir certaines propriétés (comme le fait d'être un chat « noir » ou un « petit » chat) et qui pourraient aussi subir un certain changement (comme le fait de s'allonger sur le tapis ou de faire le gros dos). La structure même de notre langage semble donc conditionner, du côté du Monde, une structure ontologique qui serait en adéquation avec notre dire.


Le problème est que supposer dans l'ordre du Monde l'existence de choses telles que des substances et des propriétés, reflets fidèles des mots qui les désignent, semble difficilement compatible avec l'impermanence du devenir sensible. Si tout coule, comment pourrions-nous assigner à l'ordre du monde un foyer de permanence quelconque ? Comment pourrions-nous supposer qu'au mot « chat » réponde une essence fixe et immuable et qu'au mot « noir » corresponde une propriété qui demeurerait toujours identique à elle-même ? Telle est pourtant la leçon que nous invite à retenir Socrate, dans le Phédon. On ne peut dire le devenir qu'à la condition de le formuler dans l'alternance des contraires. Ainsi, grandir serait passer de « petit » à « grand », comme « mourir » serait passer de « vie » à « trépas ». Tout devenir peut se dire parce qu'il se joue entre des termes qui donnent sens à ce devenir. Mais ces termes eux-mêmes, « grand », « petit », « vie », « mort », ne sauraient être soumis à la même variation. Et il en va aussi de même naturellement pour le sujet qui subit ce devenir. C'est bien le même Socrate qui subit le processus par lequel il passe de vie à trépas. Socrate peut bien mourir, mais l'identité qui fait de lui Socrate demeure quant à elle fixe et immuable. Socrate reste Socrate, comme le chat reste un chat, fidèles en cela à l'identité du nom (nom propre ou nom commun) qui postule leur permanence idéale.


Mais est-ce vraiment le cas ? Ne peut-on pas dire que cette identité dans la nomination dissimule un processus de changement continu ? Est-il bien vrai que si le devenir se formule dans l'alternance des contraires, il ne peut se faire en revanche que les contraires eux-mêmes puissent subir un changement ? La propriété à quoi renvoie l'adjectif « vivant », est-elle une propriété fixe, logiquement contraire à la propriété « mort » ? N'y a-t-il pas plutôt, entre ces deux termes, un continuum subtil qui ferait insensiblement passer d'un état à un autre, sans qu'on puisse réellement dire où passe la limite ? N'y a-t-il pas de même, en toute substance, un processus de changement qui la rend en permanence différente d'elle-même, au point que le mot qui sert à la désigner ne serait plus alors qu'une convention pour fixer une identité qui n'existe nulle part ailleurs que, précisément, dans le langage ? Sans doute convient-il d'appeler un chat « un chat », mais on peut difficilement ignorer tout de même que ce mot renvoie à une réalité spécifique qui est elle-même en constante évolution. A parler rigoureusement, l'espèce que nous désignons sous le nom de « chat » n'a pas toujours été telle qu'elle se trouve à présent.


Accepter cette conclusion ne reviendrait-il pas cependant à rendre proprement indicible le Monde ? Comment les mots du langage pourraient-ils encore conserver une signification si cette signification devenait variable et flottante ? Du Monde, on ne pourrait strictement rien dire. Peut-être cette impasse tient-elle au fait que ces mots de notre langage ne désignent pas, comme nous serions portés à le croire, le Monde lui-même. Que les mots de notre langage désignant des propriétés ou des substances se montrent inadéquats à saisir l'universel écoulement des choses est peut-être moins la marque d'une insuffisance de la langue que de son aptitude à dire autre chose que le Monde. Le langage n'échouerait pas à dire le Monde, mais il ne pourrait le dire qu'en nommant d'abord des choses qui ne sont pas de ce Monde. Telle est la leçon que nous devons retenir de la métaphysique platonicienne : tous les mots de notre langue ne sont appliqués aux choses de ce monde que par dérivation, et pour ainsi dire métaphoriquement. Aucune vie, il est vrai, n'a ici-bas la propriété d'être « la vie » pure et simple. Toute vie ici bas est mêlée de mort comme tout plaisir est mêlé de douleur. Mais cette façon qu'a le devenir de tout mélanger et de tout confondre est plutôt la preuve d'une carence du côté du Monde que la preuve d'une carence de notre langage. Le devenir est le signe d'une impuissance ontologique, qui empêche toute chose de se tenir dans l'être et de demeurer ce qu'elle est. La vie ici-bas est fragile, comme est fragile le destin d'une rose. Mais cette fragilité atteste une imperfection ontologique, la preuve que ce Monde ne se suffit pas à lui-même et qu'il est incapable de se donner à lui-même l'existence qu'il possède. La fixité apparente des mots de notre langage, parce qu'elle renvoie à une fixité ontologique des substances et des propriétés, est sans doute inadéquate au devenir du Monde. Mais elle est parfaitement adéquate à l'être qui sous-tend ce devenir.


En conclusion, la meilleure façon de dire le Monde serait de dire autre chose que le Monde. La meilleure façon de parler de ce qu'il y a de physique, c'est de parler de ce qu'il y a de métaphysique. Le sens propre de notre langage, loin de renvoyer à la matérialité sensible des choses, renvoie d'abord au ciel des Idées. Le langage n'est donc pas taillé à la mesure du Monde, mais à la mesure de l'Être. Et s'il est en mesure de dire le Monde, c'est finalement uniquement parce qu'il nous permet -avant tout - de dire l'Être.



Le dire comme un faire (NIETZSCHE)

Mais cette façon correcte de « dire » le monde renvoie-t-elle uniquement à une fonction descriptive ? S'agit-il seulement, en disant le monde, de se représenter le monde de la façon la plus adéquate qui soit ? « Dire » le Monde signifie-t-il uniquement énoncer des propositions au sujet du Monde ? Dire le Monde n'est-ce pas d'abord exercer son droit souverain à imposer une loi aux choses ? Dans le Livre de la Genèse, le Monde est créé par le verbe divin, un « fiat » qui -en nommant les choses -les fait sortir du néant. Et le même privilège est accordé à l'homme lorsque celui-ci se voit confier la mission de donner un nom à chaque animal. Par la faculté à dire le Monde, nous ne nous contentons pas humblement de représenter l'ordre du Monde ; par la puissance performative du langage, nous lui imposons cet ordre.


Aussi bien, ce n'est pas à la description d'un arrière-monde, dissimulé sous le monde apparent, que nous devons employer notre « dire ». Cette façon de dire le monde n'est pas correcte, parce qu'elle se méprend sur la fonction réelle de ce « dire ». Poser sur l'universel écoulement des choses le réseau fixe de nos mots n'a pas d'autre but que de nous rendre maître de cet écoulement, comme un filet que nous plongerions dans l'eau pour attraper des poissons. Le but n'est nullement d'être fidèle à quelque structure cachée du monde, mais plutôt de forcer le monde à se plier à l'ordre de nos besoins. Le langage configure le Monde plutôt qu'il ne le reflète. Il le plie aux impératifs pratiques de notre action, qui ne serait pas possible si nous ne forcions le devenir à s'arrêter sur quelques points provisoires de fixation. La critique que Nietzsche adresse à Platon, doit s'entendre en ce sens. Platon a succombé à l'illusion du langage, parce qu'il a vu dans les mots la voie d'un accès à la connaissance. Il n'a pas perçu que ces mots étaient d'abord des outils, non pour penser le monde, mais pour le faire.


Dès lors, savoir comment dire le Monde est une question qui ne saurait être tranchée en renvoyant à un ordre du Monde qui attendrait sagement que nous le représentions. Comment dire le Monde ? renvoie plutôt à ce qu'il nous faut être pour assumer la tâche d'imposer au monde la loi souveraine de notre langage. Il y a, à cet égard, des mauvaises façons de dire le monde qui dénotent un refus d'assumer pleinement cette responsabilité créatrice. Ainsi, dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra , le « dernier homme » devient-il outrageusement suspicieux à l'égard des mots de son propre langage : « Qu'est-ce que l'amour, désir, création étoile ? ». Le dernier homme se joue de ces grands mots, parce qu'il n'y voit que des coquilles vides, des flatus voci qui ne renvoient plus à aucune réalité transcendante. Par quoi il dépouille son propre langage de tout énoncé de valeur qui lui imposerait de réaliser dans le Monde des tâches qui iraient au-delà de sa modeste ambition de survie. Autrement dit, le dernier homme fuit devant sa responsabilité de dire le Monde, de lui imposer sa propre volonté organisatrice. Mais par là-même, le dernier homme fuit aussi devant sa responsabilité de faire le Monde. « La terre est devenue étroite et dessus sautille le dernier homme ». Le dernier homme s'il vit bien sur terre, ne vit plus à proprement parler au Monde. Car le Monde n'est « Monde » que s'il a reçu d'abord l'onction de notre langage, qui le rend habitable, doté de sens et de direction. Le monde du dernier homme n'est plus vraiment un Monde, car il lui manque cette signification qui ferait de lui un espace habitable, une terre sous un ciel peuplé d'étoiles. En fait de signification, s'impose seulement la loi d'une sensibilité qui ne veut plus souffrir car elle ne voit plus aucun sens à la souffrance. Lui manquent donc les mots qui pourraient rendre acceptable cette réalité.


Plus encore : son « dire » ne s'adresse plus au monde, mais seulement à lui-même. Sa parole n'est plus un « fiat » conquérant tourné vers le monde, mais une façon de se dire lui-même. Car telle est l'imposture du dernier homme : s'il ne croit plus aux mots qui disent le monde, il croit en revanche beaucoup aux mots par lesquels il se dit lui-même et grâce auxquels il peut s'inventer librement une vie mensongère  : « nous avons inventé le bonheur » disent les derniers hommes. Ce qu'il y a de mensonger dans cet énoncé, comme dans tous les énoncés proférés par le dernier homme, c'est qu'il ne renvoie plus à aucune réalité objective dans le Monde. Le mot « bonheur », par exemple, ne désigne pas pour lui une condition objective du Monde conquise à la force de sa volonté, mais un vécu intime qui ne renvoie plus qu'à lui-même, à son vécu personnel, à son ressenti intime. Tous les mots qu'il utilise ont ainsi perdu leur référent objectif et ne servent plus qu'à désigner sa propre subjectivité. Si nous voulons que nos mots aient un sens objectif, c'est bien le Monde qu'il s'agit pourtant de dire, et non pas simplement nous-mêmes. « Dire le Monde », cette expression est donc un pléonasme. Car le Monde n'est proprement Monde que s'il a reçu l'onction de notre langage ; et réciproquement, le langage n'est en mesure de dire quoi que ce soit que s'il ne se paie pas de mots et renvoie, en dehors de lui-même, à la réalité d'un Monde. C'est en cela que la parole de l'enfant, dans le premier chapitre de la première partie de Ainsi parlait Zarathoustra, se révèle un dire authentique : car l'enfant, n'est pas replié sur lui-même, mais ouvert sur le Monde. Et cette ouverture au Monde ne prend pas du tout la forme d'une volonté de connaître le Monde mais plutôt d'une volonté joueuse de lui imposer des formes par un libre dire.


En conclusion, la meilleure façon de dire le Monde, c'est d'assumer que le Monde n'a de lui-même rien à nous dire. Il n'y a pas de bonne façon de dire le monde, si nous entendons par là une façon de nous représenter adéquatement le Monde. C'est par le fait de dire le Monde que le Monde devient Monde. Une parole qui ne prendrait pas en charge cette fonction cosmographique serait une parole vide, une parole qui se paierait de mot et n'aurait rien à nous dire.



Dire l'indicible du Monde (SAINT EXUPÉRY)

N'y a-t-il pas toutefois une forme d'arrogance dans cette prétention souveraine à plier le Monde aux lois de notre « dire » ? Car si nous entendons par Monde cette totalité dont nous faisons partie, il serait vaniteux de croire qu'il serait à notre portée de le faire entrer dans les limites étroites de notre langage. Comment pourrions-nous dire le Monde si tout ce que nous pouvons dire, nous ne pouvons le dire qu'au sein du Monde lui-même ? Prendre la mesure de l'immensité du Monde, n'est-ce pas admettre qu'il y a de l'indicible et que cet indicible ne peut, par définition, être dit ? Ou bien y aurait-il une manière, quand-même, de dire obliquement ce qui ne peut être dit directement ?


Que notre « dire » ne puisse imposer sa loi à la vastitude du monde, c'est ce que révèle déjà l'insuffisance de tout langage mathématique. Réduire le Monde en équation est sans doute ce que la science physique nous permet de réaliser. Mais il reste encore à se demander ce que cette science doit laisser de côté pour parvenir à dire le Monde. Qu'est-ce que ce dire des scientifiques laisse échapper du Monde ? Tout ce qui, précisément, ne se laisse pas ramener à la mesure. « Les grandes personnes aiment les chiffres » observe Saint-Exupéry dans le Petit Prince. Et cet amour des chiffres permet d'égaliser et de rendre commensurables des réalités dont l'inépuisable différence serait autrement indicible. Ramenées à la seule quantité, des milliers de roses se laissent additionner. Mais ce que chacune a d'unique et d'irremplaçable, le langage scientifique doit le laisser de côté en vertu du fait qu'il n'y a de science que du général. Ainsi la rose du petit Prince, unique entre toutes, ne peut-elle figurer dans le livre du géographe : trop singulière à la fois et trop éphémère pour se laisser ramener dans les filets d'un énoncé général à valeur permanente. La profusion singulière des choses qui habitent le monde ne saurait se dire, car il faudrait pour le faire autant de noms qu'il y a de choses singulières.


Un langage à ce point en prise avec la singularité serait comparable à cette fameuse carte 1:1 dont parle Borgès dans l'une de ses nouvelles. Une carte aussi fidèle serait tout à la fois parfaite et en même temps, est-il nécessaire de le préciser ?, parfaitement inutile  : « En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques. »


Mais l'indicible ne résiderait pas seulement dans cette profusion merveilleuse des singularités. Il résiderait aussi dans la notion même de totalité qu'aucun langage ne pourrait parvenir à dominer. Ainsi la science physique peut-elle rendre compte , à travers un langage mathématique, de l'ordre du Monde, mais elle ne peut jamais expliquer pourquoi le Monde se laisse si bien ordonner mathématiquement. Et pour cause : une telle explication serait obligée de présupposer ce qu'elle doit expliquer, en proposant une justification mathématique du fait que le monde est écrit en langage mathématique. On prête ce mot à Albert Einstein : « ce qui est incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible ». Un constat de cet ordre empêche d'épuiser tout ce qu'il y aurait à dire sur le Monde, en vertu du même principe : ce qui reste indicible, c'est que ce Monde soit tellement dicible. La régularité des phénomènes qui se répètent, comme un lever de soleil, ne peut être dite par nous que parce qu'elle se prête généreusement à la généralisation de notre langage : « le soleil se lève ». Cela nous pouvons parfaitement le dire, toutes les fois que le soleil se lève. Mais si nous pouvons énoncer des lois physiques, prédisant le lever du soleil, nous ne pouvons pas énoncer en revanche la raison pour laquelle des lois physiques existent. Ce que nous pouvons dire du monde repose donc sur un indicible mystérieux, pour lequel le petit prince n'a pas de mot mais seulement la gratitude de celui qui, chaque matin, assisterait au miracle toujours neuf d'un lever de soleil.


Comment dire cet indicible ? A quel traitement faudrait-il soumettre notre langage pour qu'il puisse à tout le moins parvenir à exprimer ce que les mots ne sauraient dire proprement ? Exprimer l'indicible, faire voir et sentir tout ce pour quoi il n'y a pas de mots, c'est la tâche même de la parole poétique. Elle n'y parvient qu'en suscitant, à l'intérieur même de la langue, un espace pour le silence. Au milieu du dire surgit ainsi, en creux, ce qui ne peut être dit. Comme dans une partition musicale où l'intervalle des notes rend plus sensible à l'oreille les voix du silence, le langage poétique aménage à l'intérieur de la parole la présence de l'indicible. La parole éminemment poétique du petit prince émerge ainsi au milieu du silence désertique, à laquelle l'écho de sa voix enfantine donne un relief particulier. Plus encore : l'incorrection même de son discours, qui ne dit jamais les réalités du monde que de façon détournée et allégorique, produit un détour dans sa façon de dire le Monde. La réalité dramatique à laquelle renvoie par exemple l'image des baobabs n'est dite que de façon détournée. Par ce détour référentiel, les « baobabs » plutôt que la rapacité du monde des adultes, quelque chose comme un excès de signification se donne alors à penser. Excès de signification qui déborde le seul usage référentiel du langage et dessine autour du langage comme une réserve de sens inépuisable. Ainsi, dire le Monde en sa qualité de Monde, ne pourrait se faire que de manière détournée, en jouant sur tout ce que notre dire laisse d'immanquablement non-dit.



A première vue, la difficulté de dire le Monde semblait provenir d'une inadéquation entre la structure de notre langage propositionnel et la structure du Monde. De cette inadéquation apparente, il était possible de rendre raison en suggérant que la seule façon de dire le Monde était de dire l'être du Monde. Que le Monde, pris dans la nasse d'un perpétuel devenir, ne soit pas pleinement adéquat à son être, c'est tout à la fois ce qui rendait compte de l'inadéquation de notre langage et, en même temps de son aptitude à dire le Monde dans sa vérité essentielle. Mais en demeurer à cette conclusion revenait à considérer que notre façon de dire le Monde devait s'ajuster à ce que le Monde avait à nous dire d'abord de lui-même. Le privilège de dire le Monde nous était alors ôté, ce pourquoi nous avons suggéré dans une deuxième partie de comprendre ce « dire » comme une parole efficace par laquelle nous imposerions au monde la marque de notre souveraine volonté. La façon dont nous devons dire le monde devait alors correspondre à cette double exigence de construire un monde à travers notre langage et de construire notre langage au contact du monde. Demeure cependant le fait que cette co-appartenance du langage et du monde n'épuise pas la réalité du Monde. La façon dont nous imposons au Monde la force performative de notre « dire » laisse échapper tout à la fois la multiplicité indéfinie et l'unité insaisissable de ce Monde. Comment dire, dans ce cas, ce qui est proprement indicible ? La parole poétique, dans sa façon assumée de faire droit au mystère du non-dit, parait -de ce point de vue -le « dire » le plus authentique auquel nous puissions parvenir. Mais faire droit à la présence du mystère, dans notre façon de dire le Monde, n'est-ce pas aussi une façon de se proposer l'obscurité comme un idéal du discours ? Qu'est-ce distingue, en fin de compte, un indicible qui se laisse percevoir comme un excès inépuisable de sens d'un indicible qui ne serait rien d'autre qu'une complète et navrante absence de sens ? Ne convient-il pas de faire droit au scrupule de Wittgenstein, qui terminait ainsi son Tractatus Logico-philosophicus : «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ».

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