FRANZ KAFKA : L'ÉPREUVE DU JUGEMENT
- damienclergetgurna
- 17 oct.
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Dernière mise à jour : 18 oct.
« On avait sûrement calomnié joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. »
L'interprétation littérale : une histoire de fous !
Ce qui arrive à Joseph K., le personnage principal du procès de Kafka, est vraiment une histoire du fou. Du jour au lendemain, au seuil de ce qui semblait une journée tout à fait ordinaire, il se retrouve inculpé pour on ne sait quel motif, accusé d'un crime dont il ne saura jamais rien, rendu suspect d'avoir désobéi à une loi au sujet de laquelle personne n'est en position de le renseigner. « Je suis accusé sans pouvoir arriver à trouver la moindre faute qu'on puisse me reprocher ». Et le voilà quand-même pris dans les rouages d'une machine judiciaire complètement opaque et complètement dysfonctionnelle : les policiers venus l'arrêter sont des gredins qui cherchent à le voler. Convoqué à sa première audience, il ne connaît ni l'endroit ni le lieu où il est supposé se rendre. Parvenu tant bien que mal sur place, il assiste alors à une parodie de séance judiciaire où l'assistance applaudit comme à un spectacle et où le juge fait mine de consulter un texte de loi qui n'est rien d'autre qu'un ouvrage de littérature libertine, tandis qu'au fond de la salle la femme du portier se laisse entreprendre par un homme qui pousse des gémissements de bête en rut. Rien ne va décidément dans cette affaire et Jospeh K. s'enfonce jour après jour, mois après mois dans cette situation absurde où les juges sont invisibles, où les procédures sont mystérieuses, où les droits de la défense sont si peu respectés que les avocats même ne servent à rien. K fait l'épreuve douloureuse et délirante d'une justice qui marche sur la tête. Dans la salle où il comparait, il proteste avec toute sa conscience d'homme innocent : « Et maintenant, le sens, messieurs, de cette grande organisation ? C'est de faire arrêter des innocents et de leur intenter des procès sans raison et la plupart du temps aussi -comme dans mon cas -sans résultat. Comment, au milieu du non sens de l'ensemble d'un tel système, la vénalité des fonctionnaires n'éclaterait-elle pas ? ». Il y a quelque chose d'ubuesque dans la situation où il se trouve plongé, à moins que le bon terme sne oit plutôt « Kafkaïen ». Oui, ce qui arrive à Joseph K est proprement kafkaïen. Par là on veut dire en général une situation absurde, complètement dysfonctionnelle et dont la présence même paraît inexplicable, incompréhensible. C'est Kafakaïen. Tout au long du roman, le personnage ne cesse de se heurter à cette absurdité, à laquelle il ne comprend strictement rien.
Il faut bien avouer que nous non plus, d'ailleurs, nous c'est-à-dire les lecteurs du roman. L'histoire semble tellement invraisemblable, tellement tirée par les cheveux que nous avons même d'abord un peu de peine à la trouver intéressante. On ne voit pas trop où Kafka veut en venir avec ce récit absurde et décousu où les péripéties n'ont vraiment ni queue ni tête. Pour en sauver l'intérêt on serait presque tenté d'y voir une description implicite des sociétés totalitaires, où les tribunaux d'une justice dévoyée servirait de courroie de transmission à un pouvoir oppressif. Comme si Kafka avait voulu peindre par anticipation dans son livre les cauchemars d'un pouvoir administratif qui broie les individus dans les rouages d'une machine anonyme et indifférente. Après tout, pourquoi pas. C'est une interprétation qui a au moins le mérite de chercher du sens à un récit qui semble n'en avoir aucun. Le seul problème, et c'est quand-même un problème, c'est que cette interprétation n'est pas très convaincante. Elle est même assez boiteuse car le narrateur lui-même l'écarte d'entrée de jeu au début du roman : « K vivait pourtant dans un Etat constitutionnel. La paix régnait partout ! Les lois étaient respectées ! Qui osait là lui tomber dessus dans sa maison ? ». K vit dans un Etat constitutionnel où la paix règne partout et où les lois sont respectées. Ce n'est donc pas apparemment un problème politique qui vient saisir K. au petit matin, tandis qu'il attend impatiemment qu'une servante vienne lui apporter son petit déjeuner. C'est autre chose. Oui, c'est autre chose. Mais quoi, au juste ? Qu'est-ce qui se joue exactement à travers cette histoire de procès ? Pour éclairer cette énigme littéraire, Franz Kafka ne semble pas du tout désireux de nous venir en aide. Tous les propos qu'il fait tenir aux personnages informés, à ceux qui frayent dans les cercles opaques de cette justice, sont aussi abscons aussi impénétrables que la situation générale où se trouvent K. Ils n'éclairent rien, mais ils ont plutôt pour effet d'obscurcir encore davantage le mystère initial.
Le modèle exégétique des trois lectures
Le procès est vraiment un texte très étrange, un texte dont on peine, c'est le moins qu'on puisse dire ! à saisir si ce n'est le sens, à tout le moins l'intention. Il est un défi pour l'interprétation comme l'est, à la fin du roman cet autre récit tout à fait énigmatique qu'un prêtre raconte au personnage de K. Rencontré dans une église, ce prêtre, qui appartient à la justice puisqu'il est aumônier des prisons, commence par raconter à K l'histoire invraisemblable d'un homme de la campagne qui se présente devant la loi et s'en voit barrer inexplicablement l'accès par un gardien qui lui dit que ce n'est pas le moment. L'homme de la campagne reste donc assis devant la porte, attendant que le gardien finisse par le laisser passer. Il y passe toute sa vie et finit par mourir devant la porte après avoir posé une dernière question au gardien : « Si tout le monde cherche à connaître la loi, dit l'homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t'ait demandé d'entrer ? » Le gardien voit que l'homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l'oreille : « personne que toi n'avait le droit d'entrer ici, car cette entrée n'était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. » Le sens de cette histoire est tout aussi incompréhensible que le sens du roman dans lequel elle figure . C'est une énigme dans l'énigme, un récit bizarre enchâssé dans un roman qui ne l'est pas moins. Or, à l'issue de ce récit, le prêtre se lance dans une longue explication de texte à destination de K, pour l'aider à en interpréter le sens. On comprend en fait que cette anecdote est en réalité une parabole et qu'elle recèle un sens caché qu'on ne peut faire apparaître qu'au prix d'une interprétation qui s'inspire du modèle de l'interprétation biblique, de ce qu'on appelle -en langage savant -l'exégèse. Ce détail est important car en fournissant à K une méthode pour percer l'énigme de son récit, la figure de ce prêtre nous fournit aussi peut-être à nous, lecteurs, un indice précieux pour comprendre à quoi joue Kafka. La tradition de l'exégèse biblique reconnaît en effet trois niveaux de sens qu'elle s'efforce de révéler dans sa lecture des textes saints. Car le sens littéral, le plus évident, le plus manifeste, n'est clairement pas celui auquel il convient de s'arrêter. Derrière ce sens premier se cachent en effet deux autres niveaux de sens, un sens moral et un sens spirituel (qu'on appelle aussi un sens anagogique), qui sont comme le cœur palpitant du message.
Est-ce cela, le secret de cet étrange roman ? D'être moins un roman qu'une immense parabole, moins un texte qu'il faudrait lire qu'un texte qu'une puissante allégorie qu'il nous faudrait patiemment déchiffrer en recherchant, derrière le sens littéral, un sens symbolique beaucoup moins manifeste ? Essayons donc, comme K, de nous prêter un instant au jeu du déchiffrement pour percer le fin mot de toute cette histoire.
Le sens moral : un royaume d'iniquité
La première chose qui frappe, quand on lit le roman pour la première fois, c'est l'écart qui existe entre l'absurdité totale de la situation où se trouve plongé K et le fait que, cependant, cette situation n'ait aucune espèce d'incidence sur sa vie. Dès le début du roman, on notifie à K. son arrestation mais cette arrestation ne l'empêche aucunement de sortir ni de partir travailler comme il le fait chaque jour. Le brigadier qui lui apprend son inculpation le lui dit en ces termes : « Vous êtes arrêté, certainement, mais cela ne vous empêche pas de vaquer à votre métier. Personne ne vous interdira de mener votre existence ordinaire ». Et de fait, rien ne change vraiment dans la vie de K., au point qu'il peut se permettre de traiter à la légère cette arrestation qui n'en est pas une et ce procès qui n'impacte en aucune façon son quotidien.
Non seulement ce curieux procès n'affecte pas son existence ordinaire, mais plus encore il semble que cette brutale inculpation n'étonne absolument personne, à part lui. Tous les autres protagonistes traitent cet événement comme un événement ordinaire de la vie quotidienne. Cette justice n'apparaît pas sur la scène en tenue d'hermine et avec la solennité d'une institution officielle. Elle se coule littéralement dans le cours ordinaire des choses, au point de n'avoir rien de singulier qui permettre de la reconnaître et de l'identifier : ni bâtiment officiel, ni uniformes, ni fonctionnaires reconnaissables, ni horaires consacrées : « Il se hâtait, soucieux d'arriver à neuf heures, bien qu'il n'eût pas été convoqué pour un moment précis. Il avait pensé qu'il reconnaîtrait de loin la maison à quelque signe dont il n'avait encore aucune idée, ou à un certain mouvement devant ses portes. Mais la rue Saint-Jules où le bâtiment devait se trouver, et à l'entrée de laquelle il s'arrêta un instant, ne présentait de chaque côté qu'une longue série de hautes maisons grises et uniformes, grandes casernes de rapport qu'on louait à de pauvres gens. » C'est bien cela qui est exceptionnel dans cette justice qui se met soudain à juger K : elle n'a tellement rien d'exceptionnel qu'elle paraît transpirer de partout. On tombe sur elle à l'improviste, au sortir de sa chambre à coucher. Elle prend le visage d'un employé de banque obséquieux ou de petites filles tapageuses qui viennent se moquer de K. Elle a tantôt le visage sévère de dignes patriarches réunis en conclave, tantôt l'allure joyeuse d'une bande de supporters en goguette. Cette justice là n'a absolument rien de remarquable !
Elle n'a rien de remarquable et elle reste cependant si profondément dysfonctionnelle qu'elle en est choquante. Si cette justice n'apparaissait pas aussi ouvertement comme une justice dévoyée, si ce jugement ne prenait pas l'allure si évidente d'une parodie de procès, nous ne nous rendrions sans doute même pas compte de sa présence. L'irrégularité juridique agit ici comme le principe révélateur d'un jugement qui, autrement, serait resté totalement invisible tant il agit sans bruit, sans cérémonie, sans tribunal, sans procédure et surtout : sans code de loi. L'énigme commence à s'éclairer. La parodie juridique servirait donc à rendre visible le scandale quotidien de nos jugements. C'est là le sens moral du roman de Kafka : ce procès qui vient soudain cueillir K au sortir de sa chambre à coucher, c'est le procès informel que chacun fait quotidiennement subir à chacun par son omniprésent jugement. C'est l'acte d'accusation que l'employé servile et envieux dresse contre son supérieur, c'est la sentence invisible du voisin qui se met à la fenêtre pour regarder chez vous, ce sont les insinuations malfaisante d'une logeuse qui médit sur le comportement nocturne de sa séduisante locataire, ce sont les ragots d'une famille qui s'inquiète pour sa réputation, ce sont encore tellement d'autres choses du même acabit. La justice nous cerne ! Elle n'a pas besoin de venir en grand uniforme pour venir nous saisir au pied du lit et elle n'a pas besoin d'un mandat d'arrêt pour pénétrer chez vous et s'installer dans vos fauteuils en se donnant le droit de déranger vos photos de famille. Le juge qui entre chez vous, c'est littéralement n'importe qui. N'importe qui, n'importe où, est susceptible d'appartenir à ce département tout puissant de la justice. K. s'en rend compte avec effroi au moment de son audience : « Tous semblaient porter ces insignes, tous faisaient partie du même clan, ceux de droite comme ceux de gauche, et, en se tournant brusquement, K vit aussi les mêmes insignes au col du juge d'instruction qui, les mains croisées sur le ventre, regardait tranquillement la salle. « Ah ! Ah ! S'écria K. en levant les bras au ciel, car cette subite découverte avait besoin de quelque espace pour s'exprimer. Vous êtes donc tous, à ce que je vois, des fonctionnaires de la justice ! ».
Le sens anagogique : l'horizon du jugement dernier
Si cette justice n'offre à l'accusé aucun moyen de se défendre, c'est précisément parce qu'il est loisible à chacun de s'ériger en juge, en gardien souverain de la loi. C'est une véritable foire aux vanités où chacun se pique de l'orgueil d'être du côté de la justice d'être dépositaire de la loi. Un simple étudiant devient un insolent et un despote dès qu'il se sent investi du droit de juger. Tous participent à ce royaume d'iniquité... même joseph K qui est tout aussi prompt que les autres à accuser et à condamner ceux qui l'entourent. N'est-ce pas pour avoir jugé du comportement des policiers venus l'arrêter que ces derniers se retrouveront à leur tour livrés à la main du bourreau ? « Maître ! Nous devons être fouettés parce que tu t'es plainte de nous au juge d'instruction ».
Et en même temps, parce que tout le monde "juge", chacun se retrouve aussi très aisément en position d'accusé, soumis à l'obligation de se "justifier". L'envers de cette hémorragie du jugement, c'est une hémorragie du sentiment de culpabilité, qui, insidieusement, pénètre dans le cœur de chacun. Le roman de Kafka raconte comment ce climat du suspicion finit par produire dans la conscience de K, très progressivement, la même réaction anxieuse et fébrile qu'il constatait d'abord chez les autres accusés. Lui qui semblait d'abord traiter l'affaire comme une simple contrariété découvre avec étonnement qu'elle occupe une place de plus en plus importante dans l'ordre de ses priorités, au point d'accaparer son attention. Lui qui, au début du roman, ne cherchait qu'à se soustraire à l'emprise de la justice, finira même dans la dernière scène par livrer docilement sa poitrine au couteau du bourreau : « Où était le juge qu'il n'avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n'était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts. Mais l'un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l'autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l'y retourna par deux fois. Les yeux mourant, K . vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. « Comme un chien ! », dit-il, et c'était comme si la honte dût lui survivre. ».
Cet épilogue surprenant laisse apparaître brutalement une deuxième couche de sens, savamment dissimulée sous le sens moral. Ce qui émerge alors, c'est le sens caché du roman, son sens anagogique. Du point de vue moral, le procès figure l'iniquité d'une tendance universelle à juger constamment notre prochain. Mais du point de vue spirituel ou anagogique, le procès symbolise en même temps la condition d'une humanité qui attend toujours anxieusement d'être délivrée de son angoisse par une sentence définitive. Nous sommes tous, autant que nous sommes, en sursis, dans l'attente d'un jugement que nous ne pouvons jamais anticiper mais que nous attendons fébrilement comme le point d'arrêt d'une procédure épuisante. Que ce jugement finisse par nous déclarer innocent ou qu'il nous reconnaisse enfin coupable, dans tous les cas il marquerait pour nous la fin d'une incertitude exténuante. Nous ne savons pas comment nous serons jugés, condamnés ou justifiés, nous ne savons pas si la porte de la loi s'ouvrira pour nous accueillir ou se fermera devant nous pour nous condamner. Mais seule cette sentence ultime, ce "jugement dernier" pourrait donner un sens et une issue au procès continuel dans lequel nous nous sentons quotidiennement engagés. Puisque nous nous sentons perpétuellement jugés, il faut que puisse exister aussi pour nous un jugement en dernier appel, qui ait force de loi.
Dans cette perspective, nous ne nous situons plus "du côté" de la loi, mais "devant" elle. Nous ne pouvons pas, littéralement; entrer dans la loi comme le "juste" qui aurait droit de juger. Le scandale vient précisément de cette universelle tendance qui nous pousse à nous croire investis de l'autorité d'un juge. Tout ce que nous pouvons faire, au contraire c'est nous tenir en face de la loi, de nous présenter à elle dans la position de celui qui doit comparaître, dans la position humble et même dans l'humiliation de celui qui doit attendre qu'un fonctionnaire obscur de la justice veuille bien le recevoir. Si c'est cela le sens spirituel du roman de Kafka, alors on comprend mieux pourquoi l'homme de la campagne, dans le récit du prêtre, doit attendre toute sa vie devant une porte qu'il ne franchira jamais. Mais il se tient devant elle, à sa juste place, comme l'accusé qui doit comparaître. Et c'est pourquoi cette porte n'était faite que pour lui. Car de l'acte de juger, il ne doit jamais connaître que sa forme passive : « être jugé » et non « juger ».
Telle est probablement la raison pour laquelle un des personnages du roman, l'avocat de K, fait devant lui cette étonnante remarque : « Les accusés sont précisément les plus beaux. Ce ne peut être la faute qui les embellit, puisque tous ne sont pas coupables -c'est du moins ce que je dois dire en ma qualité d'avocat -ce ne peut être non plus la condamnation qui les auréole d'avance, puisque tous ne sont pas destinés à être condamnés ; cela ne peut donc tenir qu'à la procédure qu'on a engagée contre eux et dont ils portent en quelque sorte le reflet. ». Il y a de fait, quelque chose d'assez beau dans l'attitude de celui qui, renonçant à se placer du côté des juges, accepte de prendre place au rang des accusés. Non pas dans la loi, comme son gardien, mais devant elle, comme l'agneau immolé du sacrifice pascal.




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