LE TRAVAIL
- damienclergetgurna
- 5 févr.
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Dernière mise à jour : 19 oct.
La condition humaine du travail
Le travail est intimement lié à la technique. Toute activité productrice, quelle qu'elle soit, demande en effet du travail, c'est-à-dire une certaine dépense d'énergie. L'agriculteur doit travailler la terre, le charpentier doit travailler le bois, le tisserand doit travailler la laine... Comme la terre ne va pas se cultiver toute seule, comme le bois ne va pas non se sculpter tout seul ni la laine devenir naturellement un vêtement, il faut que l'homme intervienne par son travail. Il faut qu'il fasse, au prix d'une certain effort, ce que la Nature spontanément ne fera pas pour lui.
Certes, on pourrait en dire tout autant des abeilles ou des araignées. L'araignée doit tisser sa toile car elle ne va pas se tisser toute seule. Et l'abeille crée quelque chose (la ruche), que la nature ne lui donne pas non plus. Les abeilles n'ont-elles pas la réputation d'être d'infatigables "travailleuses" ? Mais parler ainsi est assez abusif : car contrairement à la toile du tisserand, la toile de l'araignée est parfaitement naturelle. Et contrairement à la maison de l'architecte, la ruche de l'abeille est elle aussi parfaitement naturelle. L'abeille construit sa ruche sans avoir besoin d'y réfléchir le moins du monde, par instinct. De sorte qu'on peut bien dire que la ruche se fait bien "toute seule", naturellement, sans que l'abeille ait décidé de le faire. De même, rappelle Karl Marx, pour la toile que tisse l'araignée : « une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles : il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action et auquel il doit subordonner sa volonté ».
Aux yeux de Marx, le travail est donc une activité spécifiquement humaine parce qu'il est une activité consciente : « le travailleur réalise son but dont il a conscience ». Le travail est humain parce qu'il est la réalisation d'un désir humain. D'où vient la satisfaction que l'on éprouve après le travail, sinon du plaisir de reconnaître la marque de notre désir ? Plaisir de la reconnaissance, on reconnaît soi-même dans ce qu'on a fait. « C'est moi qui l'ai fait ! » dit l'enfant en présentant son dessin. C'est pour la même raison, dit Hegel, que nous éprouvons du plaisir à jeter un caillou dans l'eau. Par le travail nous imposons la marque objective de notre volonté sur les choses. « On voit quelquefois dans les banlieues, raconte Alain, des ouvriers qui se font une maison peu à peu, selon les matériaux qu’ils se procurent et selon le loisir ; un palais ne donne pas tant de bonheur ; encore le vrai bonheur du prince est il de bâtir selon ses plans ; mais heureux par-dessus tout celui qui sent la trace de son coup de marteau sur le loquet de sa porte ».
L'aliénation du travailleur
Parce qu'il reflète les désirs conscients et les buts de celui qui œuvre, le travail est donc normalement une activité humanisante. Or, à l'évidence, comme l'observe Marx, le travail est aujourd'hui plutôt une activité déshumanisante. Une telle inversion, selon Marx, tient au fait que -dans nos sociétés -le travail n'est plus au service de l'homme, mais l'inverse : c'est l'homme qui est mis au service du travail. Considéré sous la seule perspective de l'activité productrice, l'homme est devenu un « travailleur ».
La comparaison avec le point de vue technique est assez frappante : l'emprise de la technique sur nos vies se traduit par le fait que les hommes et les relations humaines sont traités désormais sous un angle purement technique. De même, l'emprise du travail dans notre vie se traduit par le fait que les hommes sont traités comme de simples « travailleurs ». Non seulement leur espace de vie est structuré autour des lieux de travail, des lieux spécifiquement dévolus au travail (l'école, l'usine, les bureaux...), mais même le temps de leur vie est entièrement segmenté en fonction du travail : le moment où ils ne travaillent pas encore (ils sont « inactifs »), le moment où ils travaillent (ils sont « actifs »), le moments où ils ne travaillent plus (ils sont à la retraite). L'emprise que la logique du travail exerce sur ce temps est tellement forte que nous avons tous pris l'habitude de compter les semaines en « semaines de travail » et « semaines de vacances ». Or, par définition, les « vacances » désignent le temps où l'on se repose d'avoir travaillé, où l'on recharge les batteries. En somme, les « vacances » ne nous font pas du tout échapper à la logique du travail, bien au contraire : ce sont les travailleurs qui ont besoin de vacances !
Que l'homme existe désormais pour le travail est, aux yeux de Marx, une scandaleuse inversion des priorités. Car si c'est le travail qui est la finalité, et non plus l'ouvrier, il en résulte que naturellement tout est fait pour augmenter la productivité du travail. Même si le prix à payer pour cela est une dégradation radicale des conditions de travail ! Et de fait : Marx est un fin observateur des conditions du travail en usine dans l'Angleterre du 19e siècle. Les analyses qu'il en fait n'ont rien perdu de leur pertinence ! Notamment ce qu'il écrit sur le machinisme et la parcellisation du travail. Dans la mesure où l'homme tend à être considéré comme un travailleur (dont la raison sociale est donc de « travailler »), tout doit être mis en place pour favoriser son activité productive. Marx ne connaissait pas les méthodes de management destinées de nos jours à motiver les salariés en vue d'accroître leur productivité. Mais il voyait parfaitement une logique qui conduisait d'abord à la parcellisation du travail, puis ensuite à son automatisation.
Parcellisation du travail, d'abord : pour augmenter la productivité du travail, on divise le savoir-faire en autant de petits gestes qui peuvent être accomplis à la chaîne. De sorte que, entre celui qui travaille et le produit final de son travail, s'établit une distance de plus en plus considérable. Le salarié ne peut plus se reconnaître dans le produit de son travail, car il ne produit plus des objets clairement identifiés, mais uniquement des portions d'objets. « L'aliénation de l'ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome face à lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostiles et étrangère » (Manuscrits de 1844).
Inévitablement, cela ouvre la porte à l'automatisation : pour augmenter encore la productivité du travail, il ne suffit pas d'imposer au travailleur des tâches répétitives. Puisqu'il travaille comme un automate, autant faire prendre en charge son travail par de véritables automates ! La machine n'est pas un simple outil qui facilite le travail. Elle prend en charge le travail et, littéralement, elle travaille à votre place. Puisque c'est la machine qui produit et non plus le travailleur, ce dernier doit donc se mettre au service de la machine afin de faciliter son fonctionnement. Concrètement, cela signifie que le travailleur est voué petit à petit à perdre le contact avec le réel, avec les objets concrets qu'il fabriquait de ses mains et qui donnaient du sens à son activité.
Travail et œuvre
Dans les sociétés industrielles, ce n'est donc plus le travail qui existe pour l'homme, mais l'homme qui semble exister pour le travail. Le travail devient à lui-même sa propre fin : il ne s'agit plus de travailler pour produire un bien désirable, mais de travailler pour travailler. Chacun perçoit la différence qu'il y a entre travailler pour rédiger une copie de philosophie, et faire une copie pour travailler sa philosophie. De même, chacun perçoit intuitivement la différence qu'il y a entre travailler ses gammes pour jouer de la musique, et jouer une musique pour travailler ses gammes. Dans le premier cas, le travail n'est pas la fin de notre activité, mais seulement le prix à payer pour obtenir un but qui a une certaine valeur : la copie produite, la mélodie jouée. De là une certaine fierté chez celui qui a pris du soin à écrire son texte ou à déchiffrer sa partition, une fierté qui est la fierté légitime de l'artisan devant l'œuvre qu'il vient de produire. Dans le deuxième cas, au contraire, l'élève ne voit plus dans la copie le but de son travail, mais uniquement le prétexte qui le force à se mettre au travail. De même, le musicien ne voit plus dans la mélodie le but de son activité, mais uniquement un moyen commode de travailler ses gammes. L'individu a conscience que le résultat (la copie ou la mélodie) n'a en lui-même aucun intérêt, que sa copie ne sert strictement à rien et qu'il peut la jeter ou la perdre sans gravité une fois qu'elle lui a été rendue par le professeur ; de même que le musicien pourra oublier la mélodie une fois qu'il saura parfaitement ses gammes. Ni la copie ni la mélodie ne sont la finalité de son travail. C'est l'inverse : copie et mélodie sont au service du travail.
Quand le travail devient ainsi à lui-même sa propre fin, ce n'est donc pas seulement l'homme qui se trouve dévalorisé, mais aussi les œuvres de l'homme. Le développement du capitalisme, observe Marx, a pour conséquence « de dissoudre dans l'air tout ce qui est solide ». Normalement, le travail fourni par les hommes doit servir à produire des œuvres. Ce sont ces œuvres qui comptent avant tout : le beau texte de philosophie, le grand concerto, la chaussure du cordonnier, le lit de l'ébéniste, le toit du charpentier...., non le travail qu'il a fallu pour y parvenir.
Mais tout se retrouve complètement inversé lorsque les œuvres produites servent uniquement à fournir du travail. Ce qui est typiquement le cas des sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons. Comme l'observe H. Arendt, dans ces sociétés, les œuvres ont tendance à être mises au service d'un processus sans fin de production et de consommation. Autrement dit, les œuvres sont mises doublement au service du travail : d'un côté, on produit des milliers d'objets (souvent complètement inutiles) à seule fin de fournir du travail aux hommes. Et du coup, les hommes croulent sous une quantité hallucinante d'objets dont la somme devient écrasante et oppressante. (cf. Georges Perec, les choses). D'un autre côté, tous ces objets sont détruits régulièrement et remplacés par une consommation effrénée, qui n'est que l'autre face de cette production effrénée. On produit pour consommer, on consomme pour produire, et cela dans un cycle sans fin. « La culture de masse, écrit Arendt, apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui comme tout processus biologique attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. La culture de masse ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir » (La crise de la culture).
Travail et économie
Ce cycle, production/consommation, est évidemment le cycle même de la vie économique. Mais c'est aussi, comme le remarque Arendt, le cycle de la vie biologique. Le mot « économie » vient en effet du grec Oikos, qui désigne la maisonnée, la sphère familiale. De fait, la sphère familiale est par excellence la sphère où se joue la subsistance des individus. Quand on parle d'obligation « domestique », on évoque toutes ces tâches souvent ingrates et toujours répétitives qui permettent l'entretien de l'existence à son niveau le plus basique, le plus organique : faire le ménage, faire les courses, changer les couches du bébé, réparer un évier qui fuit, changer une ampoule, faire à manger, nettoyer la vaisselle, ranger la vaisselle, aller chez le médecin.... toutes ces activités très chronophages sont vécues comme l'inévitable contrainte ordinaire de la vie biologique. Elles exigent un travail permanent et régulier, aussi cyclique que nos besoins vitaux.
Inscrit dans cette sphère domestique (ou économique), le travail était considéré légitimement par les grecs comme une activité d'esclaves, c'est-à-dire une activité hautement méprisable. Les grecs étaient très sensibles à cette idée que le travail pouvait nous transformer en esclaves. De même, dans la bible, ce travail économique est vécu comme une véritable punition : lorsqu'Adam et Eve eurent mangé du fruit défendu de l'arbre de la connaissance, Dieu les punit par une double décision : d'une part, l'exclusion du jardin d'Eden. Cette exclusion signifie que, désormais, l'homme est un étranger dans la Nature. Le jardin d'Eden figurait cette nature généreuse qui distribuait à l'homme tout ce dont il avait besoin pour sa survie. Devenu étranger, exilé de la nature, l'homme devra désormais arracher sa subsitance « à la sueur de son front ». C'est la deuxième décision de Dieu : à Adam, il dit : « tu arracheras ton pain à la sueur de ton front », à Eve, il dit : « tu enfanteras dans la douleur ». Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de la même condamnation au travail : Adam doit travailler pour garantir la survie des individus (en cultivant la terre) ; Eve doit travailler pour garantir la survie de l'espèce (en enfantant). Il fallait donc des esclaves pour faire ce travail, afin de permettre aux citoyens d'échapper à ces vulgaires contraintes « économiques ». Un citoyen libre digne de ce nom devait pouvoir s'intéresser à d'autres choses que ces questions bêtement matérielles.
Car consacrer tout son temps à gagner de quoi se nourrir, se loger ou s'habiller est une activité indigne d'un homme libre. Le but d'un homme n'est quand-même pas de « gagner sa vie », même s'il la gagne très bien ! Gagner sa vie, s'épuiser jour après jour à s'assurer des conditions de vie décente ne peut pas être un but en soi. Car l'homme, remarque Aristote, « n'est pas fait simplement pour vivre, mais pour bien vivre ». Vivre, c'est disposer des conditions matérielles qui assurent à notre existence un certain confort. C'est important, car on ne pas décemment attendre d'un homme qui meurt de faim ou qui ne sait pas où il va dormir qu'il se préoccupe de sa vertu ou de cultiver son âme (« ventre qui a faim n'a pas d'oreille », dit le dicton). Mais ce n'est pas une fin en soi, c'est seulement une condition pour pouvoir s'occuper de la « vie bonne » (« bien vivre »). Pour pouvoir s'intéresser à la vie bonne, il faut déjà pouvoir disposer des conditions matérielles qui rendent cette quête possible. Par contre, un homme qui passerait sa vie entière à travailler pour gagner de quoi vivre confortablement, finirait par passer complètement à côté de sa vie.
Tant que le travail demeure en rapport avec la réalisation d'une œuvre, il conserve une certaine noblesse. Mais tel n'est pas le cas, justement, du travail compris comme activité économique. Le célèbre « métro, boulot, dodo » ! En soi, l'activité économique n'a rien de méprisable. Mais elle ne saurait constituer une fin en soi, au point que l'énergie des hommes soit entièrement mobilisée par la production de carottes ou la fabrication de couches-culottes.
Remettre l'économie à sa place ?
Aristote distinguait deux branches distinctes dans l'économie : l' économie domestique, qui visait à gérer au mieux la richesse disponible (c'est l'économie « du bon père de famille », qui ne fait pas de dépense immodérée et qui est « économe » de ses ressources) ; et la « chrématistique », qui visait, elle, à augmenter la richesse disponible. Pour nous, l'activité économique désigne surtout cet art d'acquérir des richesses, d'augmenter la richesse disponible, que Aristote nommait donc « chrématistique ».
Or, pour Aristote, la chrématistique était vouée à occuper, au sein même de la sphère économique (déjà secondaire),une position encore plus secondaire ! Certes, remarque Aristote, on ne peut pas utiliser des richesses qu'on ne possède pas, on ne peut pas manger de pain si on ne dispose pas de quoi en acheter Cela rend donc nécessaire et légitime l'acquisition de richesses par le travail et par l'échange. Mais d'un autre côté, il est beaucoup plus important de savoir ce qu'on va faire de ces richesses que d'en accumuler pour le plaisir absurde d'en accumuler.
Ici comme ailleurs, il faut donc respecter scrupuleusement cette finalité naturelle et cette subordination de ce qui est un simple "moyen" à ce qui est une "fin". La sphère d'activité du père de famille ou de l'homme politique ne doit pas être subordonnée à l'activité du commerçant ou du banquier. On a besoin de richesses pour l'action politique, pas l'inverse ! Le but de l'activité politique n'est pas ultimement d'augmenter la richesse d'un pays ni même d'augmenter son PIB. De même, le but de la famille n'est pas l'enrichissement de ses membres. La quantité de richesse qu'il convient d'acquérir est au contraire soigneusement limitée par les fins respectives de ces deux sphères d'activité : « la fin est, dans tous les arts, une limite »(Politique I, 9). On a évidemment besoin d'un certain confort de vie ; mais fixer la limite de ce qui est nécessaire et de ce qui est superflu dépend d'une détermination préalable du but que nous poursuivons dans la vie. L'économie -sous sa forme d'accumulation chrématistique -n'est qu'un moyen pour atteindre ce but.
Par conséquent, transformer l'activité économique en but suprême de notre existence, en faisant de l'enrichissement notre suprême idéal, est la marque d'une certaine mesquinerie : « ils vivent continuellement dans l'idée que leur devoir est de conserver intacte leur réserve de monnaie ou même de l'accroître indéfiniment. La raison de cette attitude, c'est qu'ils s'appliquent uniquement à vivre, et non à bien vivre, et comme l'appétit de vivre est illimité, ils désirent des moyens de le satisfaire également illimités. Et même ceux qui s'efforcent de bien vivre recherchent les moyens de se livrer aux jouissances corporelles, de sorte que, comme ces moyens paraissent aussi consister dans la possession de la richesse, tout leur temps se passe à amasser de l'argent » (Politique I, 9). Comprenons que, aux yeux d'Aristote, le fait que l'activité économique soit devenue l'activité essentielle d'une société traduit une forme manifeste d'intempérance. .
Tout cela explique pourquoi, depuis l'Antiquité et pendant tout le Moyen-âge, l'activité qui consiste à acquérir des richesses était soigneusement encadrée. Et pourquoi aussi, une certaine forme de chrématistique était fermement dénoncée : celle qui consiste à s'enrichir en prêtant de l'argent. D'ordinaire, l'argent n'est qu'un moyen de paiement. L'argent est un équivalent symbolique de tous les autres biens, ce pourquoi il est un moyen d'échange beaucoup plus pratique que le troc. Mais en tant qu'équivalent symbolique, l'argent n'est pas la richesse ! L'argent sert à être utilisé en achetant des choses. En lui-même, simplement comme moyen, il n'a aucune espèce de valeur : « C'est une étrange richesse que celle dont l'abondante possession n'empêche pas de mourir de faim, comme cela arriva au fameux Midas de la Fable, dont la prière, cupide au-delà de toute mesure, avait pour effet de changer en or tout ce qu'on lui présentait ! ».
La véritable richesse réside dans les biens concrets issus du travail des hommes. La spéculation monétaire, au contraire, consiste à produire une richesse « fictive », qui ne s'appuie sur aucune richesse véritable. L'argent devient alors un moyen pour acquérir plus d'argent, sans que la moindre richesse ait été véritablement produite par là. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que Aristote condamne fermement la pratique du prêt à intérêt : «ce qu'on déteste avec le plus de raison, c'est la pratique du prêt à intérêt, parce que le gain qu'on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond plus à la fin qui a présidé à sa création. Car la monnaie a été inventée en vue de l'échange, tandis que l'intérêt multiplie la quantité de monnaie elle-même. (…) Par conséquent, cette dernière façon de gagner de l'argent est de toutes la plus contraire à la nature » (Politique I, 10).
Politiser le travail
La condition de l'homme moderne est donc marquée à la fois par une omniprésence de la technique et par une invasion du facteur économique. Ces deux aspects vont dans le même sens : ils contribuent à accroître indéfiniment la sphère des moyens disponibles, en considérant que la question des fins est désormais accessoire L'important est d'avoir toujours plus de moyens, non pas de s'entendre sur un but commun qui mériterait objectivement d'être poursuivi.
Or, c'est la détermination de ces fins communes qui donne toujours son unité et sa cohésion à la vie sociale des individus. Quand deux personnes s'entendent à aller ensemble dans la même direction, ils forment un groupe. La manière dont une société organise ces différentes compétences, en les hiérarchisant en vue d'une fin commune, est -observait Aristote -une part essentielle de l'activité politique : « La multiplicité des actions, des techniques et des savoirs engendre aussi la multiplicité des fins. La médecine, par exemple, a pour fin la santé ; la construction navale, le bateau ; la conduite des armées, la victoire, et l'économie la richesse. Mais toutes les techniques de ce genre sont subordonnées à quelque capacité unique, exactement comme sont subordonnés à l'art du cavalier, le métier de fabriquer des mors et tous les autres métiers qui servent aux équipements de cavalerie, tandis que cet art lui-même, ainsi que toute opération guerrière, se trouve subordonné à la conduite des armées. Or, dans tous les cas, les fins que s'assignent les disciplines maîtresses sont préférables à toutes celles qui leur sont subordonnées, car c'est en fonction des premières qu'on poursuit également les secondes. (…) S'il est donc quelque fin, parmi celles qui sont exécutables, que nous souhaitons pour elle-même et pour laquelle nous souhaitons les autres (…) il est clair que cette fin doit constituer le bien et ce, au titre suprême. Est-ce que dès lors, pour l'existence, la connaissance de celui-ci n'est pas aussi d'un grand poids ? Et comme les archers, ne serions-nous pas, avec une cible, mieux en mesure d'atteindre ce qu'on doit ? (…) Or, comme on peut l'imaginer, c'est l'objectif de la discpline la plus souveraine et la plus éminemment maîtresse. Et telle est la politique visiblement. En effet, c'est elle qui dispose quels sont les savoirs dont on a besoin dans les cités, quelle sorte de savoirs chaque groupe de citoyens doit acquérir et jusqu'à quel point. D'autre part, nous voyons que même les plus honorables des capacités lui sont subordonnées, comme la conduite des armées, l'économie, l'art oratoire... Et, dès lors qu'elle use de tous les savoir-faire qui restent, prescrivant en outre, par la loi, ce qu'on doit exécuter et ce dont il faut se garder, sa propre fin est à même de contenir celles de toutes les autres disciplines » Aristote, (Ethique à Nicomaque)
Si ce choix et cette hiérarchie des finalités relève de la politique, c'est parce que toute société politique n'est au fond rien d'autre chose qu'une communauté de citoyens, liés les uns aux autres par cette répartition des rôles et des compétences respectives, en vue d'une fin commune. Ce qui donne son unité à une société, c'est en effet la façon concrète dont les citoyens se rapportent les uns aux autres en vue de produire un bien commun. Le lien social réside ultimement dans cette organisation hiérarchique des fins et des moyens qui définit ce qu'Aristote nomme la « politeia » d'une cité. Le mot « politeia » est traduit par « constitution ». Au sens étroit du terme, la « constitution » désigne le type de régime politique qui a cours dans une société : régime monarchique, aristocratique ou démocratique, par exemple. Soit la question de savoir qui gouverne et qui obéit. Mais ce n'est qu'un aspect parmi d'autres, même si c'est un aspect important, de la question générale de savoir comment les différentes compétences doivent être organisées et hiérarchisées au sein d'une société. C'est tout cela que désigne la « Politeia ».
Elle n'est pas seulement ce qui donne son unité à une société (parce qu'elle rend les citoyens solidaires les uns des autres, comme les parties d'un tout), mais elle aussi ce qui lui donne son caractère spécifique. Car toutes les sociétés ont une manière différente de définir leurs priorités et, par conséquent, cela impacte aussi leur organisation générale (leur politeia). Aristote prend l'exemple des sociétés guerrières (comme Sparte) qui se sont entièrement organisées autour de cette finalité qu'est la supériorité militaire. Ce but implique une certaine manière d'organiser le pouvoir (Sparte n'est pas une démocratie), mais également une certaine façon d'organiser l'éducation, d'encourager les arts, de codifier les enterrements... « Ainsi à Sparte, l'éducation aussi bien que l'ensemble de la législation sont ordonnées en grande partie en vue de la guerre ; et de plus, au sein de toutes les nations capables de s'agrandir au détriment des autres, la puissance militaire a été tenue en haute estime, comme par exemple chez les Scythes, les Perses, les Thraces et les celtes. Et en effet, dans certains nations, il y a des lois aussi qui stimulent la valeur guerrière, comme à Carthage où, dit-on, les hommes s'honorent de porter autant de bracelets qu'ils ont de campagne à leur actif ; et il existait autrefois en Macédoine une loi d'après laquelle l'homme qui n'avait jamais tué un ennemi devait porter un licol en guise de ceinturon ; et chez les Scythes, au cours d'une certaine cérémonie on faisait circuler une coupe, à laquelle celui qui n'avait pas tué un ennemi n'avait pas la permission de boire ; enfin, chez les Ibères, nation belliqueuse, on plante autour de la tombe d'un guerrier de petits obélisques en nombre égal aux ennemis qu'il a fait périr » (Politique, VII, 2). On voit par là que le domaine de la politheia inclut tout ce que nous appelons aujourd'hui du mot de « culture » (Kultur), soit l'ensemble des facteurs qui déterminent l'identité d'un groupe !




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