LA PENSÉE MAGIQUE
- damienclergetgurna
- 30 déc. 2024
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 oct.
La confusion de la cause et de la signification
Quand un enfant s'ennuie en classe, quand il a l'impression de n'avoir rien à faire, il porte quelquefois son attention sur une simple tâche d'encre. Objet tout à fait indifférent sur lequel il va laisser vagabonder sa pensée, en y voyant tantôt une forme tantôt une autre. Lorsque Paul Eluard écrit que la « terre est bleue comme une orange », il fait la même chose. La forme ronde de la planète bleue lui fait penser à une orange ; et par contrecoup, l'orange est vue comme un objet bleu, du fait qu'elle est ronde comme la terre. …
Tout cela, bien sûr, n'a aucune prétention à être un discours de vérité ! Nous savons bien distinguer entre ce qu'est la réalité et ce que cette réalité évoque pour nous. Nous distinguons très clairement la chose objective et notre manière subjective de la contempler. Mais pour un petit enfant, c'est déjà beaucoup moins évident. Le jeu des ombres dans sa chambre lui fait concevoir immédiatement des formes menaçantes qui se glisseraient sous son lit. Mais ce produit de son imagination est, pour lui, la réalité même : « il y a un monstre sous mon lit ! » De même, lorsqu'il se cogne à une chaise, il peut imaginer que cette chaise qui lui a fait du mal lui a aussi voulu du mal. Mais à ses yeux, ce n'est pas une simple image ; c'est la réalité même : « méchante chaise ! ». Bref, les enfants vivent naturellement dans un monde enchanté, où l'illusion poétique se mêle étroitement à la réalité.
Le propre de la pensée magique est précisément de confondre et de superposer deux choses assez distinctes : la cause physique d'un événement, d'une part ; et sa signification morale d'autre part. Lorsque Apollinaire assiste à un coucher de soleil, cela lui évoque une décapitation : « Soleil cou coupé ». Voilà ce que signifie pour lui le crépuscule. Mais il sait bien que cette signification n'est pas la cause du couché de soleil ! De même, le grondement du tonnerre, le déchaînement des éléments, évoque une manifestation véhémente de colère. Mais nous savons bien que cette colère n'est nullement la cause de l'orage. Or, dans certaines mythologie, chaque couché de soleil est bel et bien le retour invariable d'un crime rituel, commis aux origines du monde. De même, dans la mythologie grecque, la signification de l'événement est considéré comme sa cause réelle : il y a tonnerre parce que les dieux grondent !
Voici un autre exemple : lors d'une rupture amoureuse, il nous arrive parfois de déchirer impitoyablement la photo de l'infidèle. Ce geste de colère contre une représentation a pour nous la signification d'une vengeance exercée contre son modèle. Mais nous ne nous imaginons pas lui avoir réellement fait du mal. Pourtant, l'efficacité de la magie repose sur le même principe : « le semblable agit sur le semblable ». Si je pique les yeux d'une figure vous représentant grossièrement, si je brûle une mèche de cheveu vous appartenant, j'ai un pouvoir d'action direct sur vous. De même, plus généralement, le nom d'une chose peut -si nous l'invoquons correctement -faire apparaître cette chose même. Autrement dit : le mot n'est pas un simple signe qui renvoie à une réalité ; le signe est la cause de cette réalité ! La formule magique n'est pas une simple formule, mais bel et bien un acte efficace.
Un autre exemple de cette confusion permanente entre la signification spirituelle d'une chose et sa cause physique est la croyance aux « esprits » : lorsque nous jouons à un jeu de société et que nous perdons régulièrement, il n'est pas rare que nous nous mettions en colère : « j'ai vraiment pas de chance ! ». Tellement pas de chance que c'est comme si le sort, parfois, s'obstinait contre moi. Ce n'est évidemment qu'une image, une simple métaphore. Mais dans beaucoup de religions, cette métaphore prend littéralement corps : des esprits cachés influencent le cours des choses, mêlés secrètement à la trame de notre monde.
L'espace de la crédulité
Incapable de distinguer entre le fait et sa signification, entre la réalité et l’imaginaire, la pensée mythique se déploie donc naturellement dans un espace de « crédulité ». Crédulité plutôt que croyance. On connaît la différence : un individu crédule est disposé à croire n’importe quoi. Quand une chose est proposée à la crédulité de l’homme crédule, celui-ci se dit : « pourquoi pas ? Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas vrai ? ». Il ne se dit pas : « Pourquoi ? Qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ? ». Pour mettre en évidence ce caractère particulier de la croyance aux mythes, l'historien J-P Vernant, dans un petit livre suggestif, se demandait si les grecs croyaient vraiment en leurs dieux. La réponse est qu'ils y croyaient plus ou moins, car les frontières entre la vérité et la fiction restaient assez floues. Dans L'Homme éternel, G.K. Chesterton décrit magnifiquement cet état d'esprit :
Les anciens ne disaient pas : « je crois en Neptune, Jupiter ou Junon » comme les chrétiens récitent le Symbole des Apôtres : « Je crois en Dieu le père tout-puissant... » La plupart d'entre eux optaient pour certains mythes, croyaient davantage à celui-ci et moins à celui-là, ou n'y attachaient qu'une valeur poétique très diffuse. Il n'existait rien qui évoquât une doctrine définie pour laquelle des hommes se seraient fait tuer. (…) L'enfant qui s 'amuse à croire qu'il y a un farfadet dans le tronc d'un tilleul creux matérialisera sa fantaisie par l'offrande d'un morceau de son gâteau. Un poète pourrait se complaire au geste plus élégant de consacrer à son dieu des fruits et des guirlandes. L'une et l'autre action comportent tous les degrés possibles de conviction, mais aucune de deux ne s'élève à la gravité d'une confession de foi. Le païen ne croit pas comme un chrétien et ne nie pas comme un athée : il sent la présence de forces, il suppose, il invente. (…) Ce n'est pas la voix d'un prêtre ou d'un prophète, qui affirme : « Voici ce qui est ! » C'est le cri d'un rêveur et d'un inspiré, qui demande : « Pourquoi cela ne serait-il pas ? ».
En fait, dans le mythe, nous pouvons dire que ce qui compte est moins la vérité de l’explication que sa présence même. Le mythe fournit une explication aux grands mystères de l’existence humaine, il fournit un principe de compréhension. Ce que l’on attend d’abord de lui, ce n’est pas la « vérité » (car ce mot n’a pas encore la moindre signification tant que la pensée et la réalité ne sont pas encore clairement distinguées), mais le sens qu'il donne aux phénomènes. Dans leurs contenus, les mythes sont infiniment variables. Mais ils partagent à peu près tous la même structure. Les variations sont autorisées, tant qu’elles ne remettent pas en cause le principe général de l’explication. Car c’est ce principe qui est important, c’est ce principe qui donne à la pensée mythique toute son utilité.
La solution à une inquiétude existentielle
Dans le livre qu’il a consacré à la pensée mythique (Mythe et Métaphysique, 1956), George Gusdorf présentait ainsi la situation de départ qui a rendu nécessaire la pensée mythique : « L'homme intervient dans la nature comme un être qui la dépasse et qui remet tout en question (...)L'acte de naissance de l'humanité correspond à une rupture avec l'horizon immédiat. L'homme n'a jamais connu l'innocence d'une vie sans fêlure. Il y a un péché originel de l'existence. Le mythe gardera toujours le sens d'une visée vers l'intégrité perdue, et comme d'une intention restitutive. (…). Insécurité ontologique, génératrice d'angoisse, comme si la vie même de l'homme correspondait à une transgression de l'ordre naturel. Au sein de cette première existence en proie au monde, le mythe s'affirme comme une conduite de retour à l'ordre. Il intervient comme un prototype d'équilibration de l'univers, comme un formulaire de réintégration ». Expliquons ce qu’il veut dire : le mythe serait une façon de calmer l’inquiétude existentielle. Les animaux n’ont pas besoin de mythe, car ils adhèrent à leur vie, ils coïncident avec elle. Nous, au contraire, sommes toujours à distance de cette vie, étrangers à nous mêmes. La vie ne nous est pas donnée, elle est inlassablement à faire : c’est un projet. Comment le mythe calme-t-il donc cette inquiétude existentielle ? En transformant le projet en un simple donné, en transformant ce qui est à faire en quelque chose de déjà fait.
Formulées ainsi, les choses semblent assez abstraites. Mais elles renvoient à une situation très ordinaire. En effet, je n’ai plus à tracer ma voie si j’arrive à me convaincre que cette voie est déjà toute tracée. La charge de mon existence s’allège immédiatement si un dieu ou un ancêtre me fournit le protocole de la bonne existence. Voici ce qu’écrit encore G. Gusdorf : « Le fait capital pour la compréhension de la conscience mythique semble donc être que le mythe, comme structure ontologique, perpétue une réalité donnée. L'essentiel est déjà là. Il n'y a pas besoin de l'inventer, il faut et il suffit de le reprendre à son compte. Le mythe fournit le chiffre obligatoire de tout comportement. (…) Le mythe a formulé une fois pour toutes le modèle parfait de tout être dans le monde. En sorte que la tâche de l'homme consiste à rejouer le comportement exemplaire des héros mythiques. Lévy-Brrühl donne, d'après Williams, l'exemple des Elemas peuplade du golfe de Papouasie. (…) Les mythes prescrivent des prototypes de conduite efficaces non seulement pour la navigation, mais aussi bien pour la pêche, pour la guerre ou pour l'amour. On peut dire que la vie de la communauté dans son ensemble constitue comme une « mise en scène » du mythe primordial, qui a fixé une fois pour toutes les voies et moyens d'un fonctionnement social bien réglé. Dans une expédition maritime, le commandant « devient, pour quelque temps, le héros mythique dont il a revêtu le costume et les ornements, dont il a pris la coiffure, dont il mime les gestes. En l'imitant ainsi, il participe de lui si intimement qu'il ne s'en distingue plus. Il est Aori. Identification d'autant plus complète qu'il porte le nom de ce héros, nom secret et puissant, comme le mythe lui-même »..
Une pensée assumée la passivité
En somme, ce que l’on voit apparaître dans la structure de la pensée mythique, c’est la logique même de la pensée religieuse. Car qu’est-ce que la religion sinon un système de croyances et de pratiques qui fondent notre existence sur le respect d’un ordre suprahumain, reçu et donc passivement assumé ? La liberté angoissante qui se manifeste dans la prise de conscience existentielle est aussitôt conjurée par un mode d’emploi existentiel qui la précède et auquel elle n’a plus qu’à se soumettre docilement. C’est ce choix de l’hétéronomie (la volonté pour l’homme de recevoir des normes (nomoi) de l’extérieur (hétéro)) contre l’autonomie (la volonté d’être la source de ses propres (auto) normes (nomoi)). Et c’est ce choix qui, aux yeux de Marcel Gauchet, définit la religion. En dehors de toutes différences dans le contenu des croyances, la pensée religieuse trouve son unité dans la dépendance assumée de l’Homme à un ordre qui le précède et qui lui fournit donc le modèle de sa propre existence : « Ou bien le parti pris de l'antériorité du monde et de la loi des choses ; ou bien le parti pris de l'antériorité des hommes et de leur activité créatrice. Ou bien la soumission à un ordre intégralement reçu, déterminé d'avant et du dehors de notre volonté ; ou bien la responsabilité d'un ordre reconnu procéder de la volonté d'individus réputés eux-mêmes préexister au lien qui les tient ensemble » (M. Gauchet).
La religion, c’est donc le choix de la passivité, l’idée qu’il suffit de répéter ce qui a déjà été fait, d’imiter ce qui existe déjà : « le primitif, note encore Gusdorf, ne peut rien ajouter de son cru à la création mythique. Le monde est formé, le monde est complet. Les techniques mêmes sont un don des dieux et ne laissent pas de place à des inventions nouvelles. On ne peut que refaire ce qui a été fait une fois, définitivement, par les êtres mythiques ». Dès lors, on saisit aussi que cet ordre encourage un certain immobilisme. Le savoir-faire technique, même quand il innove, doit revêtir la forme d’une répétition et d’une imitation. Autrement dit, la technique est systématiquement la reprise de la tradition et non pas l’invention de quelque chose de neuf. Mais plus radicalement encore, c’est le principe même d’une distinction entre Nature et Culture qui est ignorée : « La mentalité primitive ne dissocie pas nature et culture. Elle ne sépare pas un domaine objectif où la réalité nous est donnée telle quelle, et un domaine où l'initiative humaine peut se manifester plus librement. Dans l'expérience intégrale du primitif, le lever du soleil ou de la lune sont des événements du même ordre que le sort d'une bataille ou la réussite technique d'un bateau ou d'une case. Pour l'homme civilisé, la culture c'est l'homme ajouté à la nature, l'homme exerçant un droit de reprise sur l'univers et la façonnant à son image pour mieux s'y installer. L'homme du mythe, pour qui faire c'est toujours refaire, ne connaît qu'une réalité globale dont il n'a pas l'initiative radicale, et en laquelle s'associent étroitement nature et surnature »


Commentaires