POIÉSIS, PRAXIS ET THEORIA
- damienclergetgurna
- 30 déc. 2024
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Dernière mise à jour : 6 déc.
L'Ecole comme lieu du travail
Se consacrer à la philosophie est un choix de vie qui, depuis l'antiquité, concerne une petite minorité de gens entièrement voués à l'étude. Au lieu de penser pour exister, ceux-là existent pour penser. Ils ont un style de vie, une manière d'être, une façon d'exister entièrement consacrée à l'étude. C'est cette situation du philosophe qui, bien souvent, explique la déception des élèves qui arrivent pour la première fois dans un cours de philosophie : s'attendant à y trouver une école de vie, ils sont amèrement déçus de devoir « faire de la philosophie » ! C'est qu'effectivement, la philosophie qu'ils découvrent -au lieu d'être un guide pour leur existence -est d'abord un type déterminé d'existence : l'existence de celui qui étudie, qui se voue à l'activité théorique. Le professeur de philosophie, le modèle du philosophe professionnel, appartient sans ambiguïté possible à ce monde scolaire, où l'on « ne fait qu'étudier ».
Et il est vrai qu'en ce sens très précis, la philosophie est une discipline scolaire. Mais encore faut-il bien comprendre ce que signifie ce mot : « école ». Étymologiquement, il vient du grec Skholè, qui désigne le « loisir »! La vie théorétique, la vie d'étude, se définit donc comme vie de « loisir » ! Dire ça à un élève aujourd'hui, paraît une pure provocation ! Quand nous parlons de « loisirs », nous pensons davantage aux activités de détentes auxquelles nous nous livrons avec tant de complaisance, quand nous avons justement un peu de temps pour nous-mêmes, hors de l'Ecole ! Autrement dit, le loisir n'évoque pas pour nous un temps d'activité, mais un temps de repos ! Et le repos, par définition, c'est le contraire d'une activité.
Qu'on en soit venu à donner à de telles occupations le nom de « loisir » prouve à quel point nous sommes désormais enfermés dans une logique du « travail ». Car celui qui ressent le besoin de se reposer, de se changer les idées, est précisément celui qui « travaille » ! Il a même d'autant plus besoin de se reposer, de « se vider la tête », qu'il est fatigué de travailler, et particulièrement de « travailler » à l'école. C'est à quoi servent les « vacances » et les « congés payés ». Ils ne sont pas vraiment du temps disponibles pour faire ce que nous aimons faire, mais d'abord du temps pour ne rien faire, du temps pour se reposer. Cela veut dire que le temps où nous ne travaillons pas est devenu pour nous un temps de détente. Tout notre temps est ainsi divisé suivant une logique de la production : on travaille pour pouvoir se reposer, puis l'on se repose pour mieux travailler ensuite. Ce qui prouve bien que le travail est devenu désormais la seule activité qui compte, puisque le loisir est pensé en opposition à ce travail.
Que l'Ecole soit devenue pour nous un lieu de travail prouve l'extraordinaire emprise que le monde économique exerce désormais sur nous. Car en s'étendant, la sphère du travail en est venue à imposer sa logique aux deux autres sphères d'activité que, depuis l'antiquité, on a toujours considéré comme infiniment plus précieuses que le monde du Travail.
La sphère de la Poièsis
On distingue en effet ordinairement trois types d'activités auxquelles les hommes se livrent quotidiennement : 1) Les activités de production, qui consiste à « produire » (POIESIS) quelque chose. Ces activités de production, qui forment la sphère du Travail, sont naturellement jugées les moins nobles de toutes. En effet, dans une activité de production, le but demeure extérieur à notre activité. Le travail que nous accomplissons n'a donc en lui-même aucune valeur. Ce qui a de la valeur, ce n'est pas le travail, mais le produit du travail. Ce qui légitime l'activité de l'artisan, ce qui lui fait ressentir du plaisir, c'est le résultat auquel il est parvenu. C'est bien ce résultat qui donne sa dimension humaine au travail : « une
araignée, observe Marx, fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur ». Le travail humain est donc un travail qui vise un résultat « représenté ». Et ce résultat, dans la mesure où il est d'abord représenté, révèle quelque chose du travailleur, qui pourra donc s'identifier au produit de son travail : « c'est moi qui l'ai fait ! ». Mais du même coup, si on prive le travailleur du produit de son travail, le travailleur n'a plus aucune gratification. Il n'est plus un artisan qui sent la fierté d'avoir produit un bel objet, mais un travailleur (ou comme dit Marx, un « salarié») qui ne voit jamais le résultat de sa peine. Détaché de ce qui lui donne un sens (le produit), le travail se révèle alors pour ce qu'il est : une souffrance ! Metro, boulot, dodo...
La sphère de la Praxis
Au dessus de la sphère de la production, il y a la sphère de l'action (PRAXIS). Autant la sphère de la production est liée au monde du travail, à une activité de transformation de la matière, autant la sphère de l'action est liée au monde de la vie sociale, à une activité relationnelle. L'une (la production) concerne le rapport de l'Homme avec la Matière ; l'autre (l'action) concerne le rapport de l'Homme à l'Homme. C'est la raison pour laquelle l'action politique a longtemps été considérée comme une activité éminemment plus noble que la production économique : produire des richesses, c'est bien. Savoir comment nous devons les utiliser et comment nous devons les répartir entre nous, c'est mieux ! Contrairement au travail, l'action a en elle-même une valeur pour l'homme, puisqu'elle peut être bonne ou mauvaise, grande ou humble, mémorable ou insignifiante. Signe de cette valeur : la volonté commune de conserver la mémoire des grandes actions humaines ! Bref, l'action est le domaine de la prudence et des vertus humaines.
La sphère de la Theoria
Enfin, au dessus de la sphère de l'action, il y a la sphère de la contemplation (THEORIA). Pourquoi ? Parce qu'elle est la seule activité que nous faisons gratuitement, par pur plaisir, sans aucune nécessité. Le travail est une activité contrainte, au sens où l'homme est obligé d'arracher sa subsistance à la terre. Pour que certains puissent s'offrir le luxe de ne pas travailler, il faut que d'autres travaillent à leur place ! On peut faire faire son travail par un autre (l'esclave, la machine), mais on ne pourra jamais se débarrasser de la nécessité du travail ! De même, il nous est rigoureusement impossible de ne pas agir. Car aucun homme ne peut vivre seul, isolé de ses semblables. Le travail et l'action manifestent donc notre dépendance à l'égard de la nature (pour le travail) et à l'égard des autres hommes (pour l'action). Au contraire, l'activité contemplative ne répond à aucune nécessité. Elle est purement gratuite et c'est ce qui prouve justement qu'elle est désirable en elle-même. C'est la seule activité que nous faisons pour nous-mêmes, et non parce que nous y sommes contraints ! La seule activité à laquelle nous nous livrons parce qu'elle nous correspond.
Cela est très difficile à comprendre pour nous, car notre premier accès à la vie théorique, nous le devons à l'école. Et l'école est, de ce point de vue, un lieu très ambigu : temple du savoir d'un côté, reprenant l'héritage antique des écoles philosophiques (le "lycée" aristotélicien, l'"académie" platonicienne). De l'autre côté, lieu de travail, dévolu au « travail intellectuel ». Par cette seconde dimension, l'Ecole transforme la relation au savoir en une relation besogneuse… ce qui explique très largement le peu d'appétit qu'un élève va ressentir pour des disciplines scolaires, dans lesquelles il ne voit que contrôles et devoirs, sélection et formation...
Affirmer que l'activité théorique est une activité gratuite revient aussi à dire qu'elle est une activité purement désintéressée. A ce point de vue, le désir de connaissance ressemble beaucoup au désir artistique. Pour que les hommes préhistoriques commencent à représenter aussi finement et délicatement des animaux sur les parois de leur caverne, il fallait qu'ils cessent de regarder ces animaux avec les yeux d'une proie ou d'un chasseur. Il fallait qu'ils acceptent de les regarder de façon désintéressée, comme un artiste qui s'efforce de reproduire fidèlement un objet. Dans la vie quotidienne, nous regardons les choses à travers le prisme de nos besoins et de nos désirs. Ce qui veut dire que nous ne regardons les choses qu'en fonction de notre intérêt. Les choses qui ne présentent aucun intérêt pour mon action, je les élimine aussitôt de mon champ de vision, je n'y prête aucune attention. Par exemple, dans nos interactions quotidiennes, nous n'avons aucun besoin de prêter une attention particulière à la couleur des yeux de notre voisin. Nous n'y prêtons attention qu'à partir du moment où, amoureusement, nous le contemplons.
Contempler (théorein), c'est donc ce que font l'artiste et le savant. Et pour contempler une chose, il faut la laisser être ce qu'elle est, sans rien attendre d'elle. Croiser un tigre dans la jungle ne nous inciterait certainement pas à contempler en détail son beau pelage. Mais à l'abri de toute menace, protégés par les grilles d'un zoo, nous apprenons à nous émerveiller de sa beauté. Il n'y a que l'homme qui ait ainsi la propriété de pouvoir entretenir avec son environnement un rapport purement désintéressé, qui le laisse être ce qu'il est.
C'est ce qu'écrivait Aristote dans la Poétique : « Dès l'enfance, les hommes ont, inscrits dans leur nature à la fois une tendance à représenter (et l'homme se différencie des autres animaux parce qu'il est enclin à représenter et qu'il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages) et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une preuve dans l'expérience : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue est pénible dans la réalité, par exemple des formes d'animaux parfaitement ignobles ou des cadavres ; la raison en est qu'apprendre est un plaisir ». L'évocation de cadavre nous suggère une comparaison avec le poème de Baudelaire, intitulé « une charogne ». S'il est un objet qui présente pour nous une répulsion instinctive, c'est bien un cadavre en décomposition. Mais dans ce poème, Baudelaire surmonte son dégoût et semble fasciné par le spectacle auquel il assiste : « Et le ciel regardait la carcasse superbe/ Comme une fleur s'épanouir ». Pour oser une telle comparaison, pour voir dans une charogne qui pourrit au soleil une fleur monstrueuse en train de s'épanouir, il faut vraiment que la joie de regarder surpasse l'envie de fuir !





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