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MACHINE ET ORGANISME : GEORGES CANGUILHEM

Dernière mise à jour : 6 déc.

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« Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au-dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. » René Descartes, Traité de l'homme

... ».... Dans l'histoire de la philosophie, la conception cartésienne de la Nature marque un tournant absolument majeur. Comparer le fonctionnement d'un corps vivant à celui d'une machine de terre, c'était une manière décisive d'affirmer que les lois de la biologie n'étaient rien de plus que les lois ordinaires de la physique. D'un seul coup, c'en est fini du mystère, de la magie, du principe d'animation occulte qui était supposer insuffler de l'extérieur, miraculeusement, la vie à un composé de matière inerte. En affirmant que le corps n'est rien d'autre qu'une statue ou machine de terre, Descartes institue l'axiome fondamentale d'une biologique scientifique qui va désormais chercher, dans le vivant, des mécanismes physiques, identifiables par de strictes lois de causalité.


Mais la philosophie cartésienne n'a pas seulement changé, et radicalement !, la conception que nous nous nous faisions du vivant. Elle a aussi modifié en profondeur notre expérience de la Nature. Car la Nature, jusque là, était surtout et avant tout définie par rapport au processus biologique. Rappelons que le mot Nature vient du latin Natura, lui même dérivé de « nasci », qui signifie naître ou croître. La nature, c'est donc d'abord, dans notre imaginaire, la source de tout ce qui vit et de tout ce qui meurt, de ce qui fait croître les plantes et de ce qui pousse les bêtes à s'accoupler. Pendant très longtemps, la Nature a donc été considérée d'abord et avant tout comme un principe de vitalité.


Or, cette façon de considérer la Nature sous le prisme du « vivant » conduisait inévitablement à penser toutes les lois de la physique sur le modèle des lois de la biologie. Puisque, dans le domaine biologique, un organe est supposé accomplir une certaine fonction, par exemple les yeux permettent de voir et le cœur permet de faire circuler le sang, alors on supposait que cette finalité était présente partout dans la Nature : c'est ce préjugé commun qui est encore à l’œuvre lorsque nous disons que la Nature ne fait rien en vain ou que la Nature fait bien les choses. Nous présupposons quelque chose comme une intention cachée de la Nature, une finalité qui serait à l'oeuvre.


En affirmant au contraire que le corps ne serait rien d'autre qu'une statue ou machine de Terre, Descartes modifie notre façon de concevoir la Nature puisque maintenant c'est la physique qui sert de modèle à la biologie. La Nature n'est plus le principe universel de vitalité qui porte toute chose à l'existence ; elle ne désigne plus que l'ensemble des lois causales qui régissent la marche de l'univers.


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Du même coup, ce ne sont plus les lois biologiques qui servent de modèle aux lois de la physique, mais l'inverse : ce sont les mécanismes physiques qui doivent à présent nous permettre de comprendre le vivant. Et comme les lois de la physique ne font intervenir rien d'autre qu'un enchaînement mécanique de causalité, c'est uniquement de cette manière qu'il s'agira désormais de comprendre les lois biologiques.


Mais dans cette citation de Descartes, il y a encore un troisième point à remarquer. Ce qui facilite cette vision mécanique de la Nature, c'est la possibilité de penser le vivant sur le modèle d'une machine, d'une machine de Terre. La révolution intellectuelle opérée par Descartes serait de fait impossible à expliquer sans l'avènement de ces machines automates, outils remarquables parce que capables de se mouvoir d'eux-même, sans l'intervention directe d'une énergie humaine ou animale. La révolution intellectuelle qui fait du vivant un simple mécanisme est donc rendue possible par l'innovation technologique que constituent les machines automates. C'est ce sur quoi insiste à juste titre le philosophe français George Canguilhem dans un article qui s'intitule « Machine et Organisme ». Canguilhem écrit : « On peut dire que, tant que le vivant humain ou animal « colle » à la machine, l'explication de l'organisme par la machine ne peut naître. Cette explication ne peut se concevoir que le jour où l'ingéniosité humaine a construit des appareils imitant des mouvements organiques ». C'est bel et bien l'avènement des automates qui permet de concevoir la possibilité d'une réduction intégrale du vivant à un mécanisme causal : tout organisme ne serait finalement qu'une forme particulière de machine automotrice, machine dont le mécanisme est beaucoup plus complexe que celui d'un automate construit par l'homme, mais cependant suffisamment similaire pour que le même genre d'explication puisse s'appliquer.


Évidemment, pas besoin d'être grand clair pour comprendre que cette assimilation du vivant à une machine n'a pas seulement des conséquences théoriques. En pratique, la révolution cartésienne a ouvert la voie à un genre tout à fait inédit de rapport à la Nature. Car du moment que nous assimilons le corps vivant à une machine, nous sommes spontanément enclin à traiter le vivant comme un outil aveugle, un simple moyen dont nous pourrions disposer à notre gré. Puisqu'il n'y a au bout du compte aucune finalité dans la Nature, pourquoi ne pas imposer à la Nature nos propres finalités ? Pourquoi ne pas faire de la Nature un gigantesque mécanisme dont nous pourrions user à notre profit ? La pierre dont se sert le tailleur n'a aucune finalité et ne sert aucune finalité : il est donc parfaitement légitime que le tailleur lui impose la sienne propre. De la même façon, si les animaux sont considérées comme des machines automates, ils n'ont plus aucune finalité propre et sont donc disponibles pour servir exclusivement les fins poursuivies par l'homme. Cette immense instrumentalisation de la nature marque le début de son exploitation. Comme l'écrit Canguilhem, « l'homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s'il nie toute finalité naturelle et s'il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même, pour un moyen ».


Il est vrai que cette façon nouvelle de se rapporter à la Nature pourrait sembler beaucoup plus ancienne que cela. Après tout, n'y a-t-il pas déjà dans la Bible, plus précisément dans l'ancien testament, une invitation à considérer l'homme, conçu à l'image de Dieu, comme un « être transcendant à la nature » pouvant légitimement faire servir la Nature à son propre usage ? Oui, c'est vrai. Mais comme le remarque finement Canguilhem, ce n'est pas tout à fait la même chose de considérer que l'homme est le maître de la Nature parce qu'il a le droit de lui commander et de considérer qu'il est le maître de la Nature parce qu'il a le pouvoir de la faire obéir. Dans la théologie chrétienne, l'homme a le privilège de commander aux animaux comme un souverain qui commande ; à notre époque, l'homme a le privilège de commander aux animaux comme un technicien qui appuie sur un levier de commande. « Il y a donc, chez Descartes, substitution à l'image politique du commandement, à un type de causalité magique -causalité par la parole ou par le signe -de l'image technologique de « commande », d'un type de causalité positive par un dispositif ou par un jeu de liaisons mécaniques ».


Parce que les conséquences concrètes de cette révolution cartésienne sont immenses, parce que la façon dont elle a modifié notre expériences de la nature s'avèrent aujourd'hui on ne peu plus problématique, parce que si on veut trouver une solution à la crise écologique qui nous accable il faut attaquer le problème à la racine, on ne peut plus éviter aujourd'hui de réouvrir le dossier de la révolution cartésienne. Si nous voulons trouver une issue au mal qui nous menace, nous devons réouvrir le dossier de la modernité en nous demandant où nous avons bien pu commettre une erreur. Or, c'est exactement ce que se propose de faire Canguilhem dans son article « machine et organisme ». En relisant Descartes, Canguilhem met le doigt sur une erreur que nous n'avions pas d'abord aperçu, mais qui a sans doute précipité notre catastrophe. Quelle est cette erreur ? Eh bien, tout simplement celle-ci : la comparaison du vivant à une « machine automate » n'a pas été comprise dans le bon sens. En réalité, ce n'est pas l'animal qui est comparable à une machine automate, c'est l'inverse ! C'est la machine automate qui est comparable à un être vivant. Autrement dit, ce n'est pas la machine qui peut nous permettre de comprendre intellectuellement ce qu'est le vivant, parce qu'une machine n'est elle-même compréhensible qu'à partir du moment où on présuppose déjà, où on se donne le vivant. Tout le rapport que la modernité a institué avec la nature s'est donc bâti sur une analogie qui a été prise dans le mauvais sens !


Essayons d'expliquer ce qu'écrit Canguilhem. En expliquant le vivant à partir d'un modèle qui est celui de la machine, nous prétendons montrer que le vivant est une sorte de mécanisme aveugle, dépourvu de toute finalité propre. Mais prise dans ce sens, la comparaison est absurde, puisqu'une machine est toujours faite pour quelque chose. Elle n'est pas là pour rien. Elle sert un certain usage, elle existe pour accomplir une certaine fonction. Bref, la machine a une finalité ! « Bref, avec l'explication cartésienne et malgré les apparences, il peut sembler que nous n'ayons pas fait un pas hors de la finalité. La raison en est que le mécanisme peut tout expliquer si l'on se donne des machines, mais que le mécanisme ne peut pas rendre compte de la construction des machines ». Non seulement la machine a bel et bien une finalité mais on peut même dire qu'elle porte en elle beaucoup plus de finalité que n'importe quel être vivant. Pourquoi ? Parce que le fonctionnement d'une machine est relativement rigide, univoque, univalente. La machine n'existe que pour remplir une certaine fin déterminée, posée à l'avance et clairement identifiable. Mais ce rapport à la finalité est beaucoup plus variable quand il s'agit d'un organisme. Un même organe peut changer de fonction à travers le temps et même en inventer de nouvelles. Canguilhem enfonce le clou : « A la limite, on doit reconnaître que, dans l'organisme, la pluralité de fonctions peut s'accomoder de l'unicité d'un organe. Un organisme a donc plus de latitutde d'action qu'une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités ». 


Vouloir rendre compte de l'absence de finalité dans la Nature en s'appuyant sur le modèle de la machine est donc particulièrement maladroit, car si la finalité est bien présente et d'une façon caricaturale, c'est dans la machine. Mais ça ne veut pas dire que la comparaison est absurde ; ça veut dire qu'elle doit être inversée : plutôt que de vouloir expliquer le vivant par la machine, il nous faut plutôt expliquer la machine par le vivant. Car la finalité qui est présente dans la machine renvoie à l'intention de l'homme, qui n'est rien d'autre lui-même qu'un être vivant, un être qui cherche constamment à s'adapter à son environnement en créant des outils. Ce que révèle la machine, ce n'est pas du tout l'aspect mécanique et aveugle de la vie, mais tout au contraire l'incroyable initiative et l'extraordinaire inventivité dont elle sait faire preuve pour résoudre ses problèmes. A vrai dire, ce n'est pas l'organe (par exemple le coeur) qui est une machine naturelle, mais plutôt la machine (par exemple le pacemaker) qui est un organe artificiel. Ainsi remise sur ses pieds, la comparaison prend tout son sens et toute sa portée : « la vie est expérience, c'est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D'où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosité ».


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