POURQUOI LA DISSERTATION DEMEURE-T-ELLE UN CAUCHEMAR SCOLAIRE ? (BOURDIEU)
- damienclergetgurna
- 30 sept.
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 oct.
Chaque année, la scène se répète comme un rite de passage. Des étudiants, parfois excellents par ailleurs, se retrouvent pétrifiés devant la dissertation. Ils ont lu, fiché, mémorisé. Ils connaissent la méthode « officielle » : introduction, problématique, trois parties, conclusion. Mais, le jour venu, tout se brouille. La feuille reste blanche, ou bien le plan se déploie mécaniquement, sans chair ni nerf. La dissertation demeure pour beaucoup un cauchemar scolaire. Pourquoi ?
On incrimine volontiers un manque de travail ou de volonté. Mais il existe une explication plus profonde, que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient déjà donnée en 1964 dans Les Héritiers. Et cette explication, étonnamment actuelle, éclaire la relation particulière — et parfois perverse — que les élèves entretiennent avec le savoir scolaire.
L'idéologie du don
Bourdieu et Passeron nous rappellent que l’école ne part jamais de zéro. Tout apprentissage suppose un déjà-là : un vocabulaire familier, des habitudes de lecture, une manière de raisonner. Pour l’enfant dont les parents lisent, voyagent, discutent de politique à table, la dissertation prolonge naturellement un univers déjà connu. Mais pour l’élève qui ne dispose pas de ce capital culturel, le savoir scolaire apparaît comme une abstraction flottante, sans prise sur la vie.
C’est un peu comme demander à quelqu’un d’écrire une symphonie alors qu’il n’a jamais entendu de musique : la partition existe, mais elle n’a aucune résonance intérieure. Voilà pourquoi tant d’élèves trouvent la dissertation artificielle : elle leur propose un langage qu’ils n’ont jamais habité.
Plutôt que de reconnaître cette inégalité, l’école choisit de l’ignorer. Volontairement, elle traite tout le monde de la même manière, au nom de l’égalité républicaine. Il s'agit de faire abstraction des conditions sociales pour traiter tous les élèves de la même façon. Mais ce refus vertueux de voir conduit à une explication commode : s’il y a des différences dans les résultats, alors c’est qu’il y a des « dons ». On parle ainsi d’élèves « brillants », « doués », ou au contraire « paresseux », « incapables ».
Or, le don est une fausse explication. C’est un mot hérité de la religion, proche de la grâce divine : il tombe du ciel, sans cause. En réalité, le « don » n’est souvent qu’un privilège social métamorphosé en mérite personnel. Comme un costume mal taillé, il habille d’une apparence morale ce qui relève d’une inégalité de naissance. Et l’élève qui échoue en vient à croire qu’il est personnellement fautif, quand il est simplement désarmé.
Comment la magie remplace la méthode
C’est dans ce contexte que naît une mentalité tout à fait étrange : une mentalité magique. Faute de techniques explicites, les élèves se raccrochent spontanément à des recettes, à des rituels.
On récite mécaniquement la structure « intro–trois parties–conclusion », comme une incantation propitiatoire censée attirer la faveur du correcteur.
On recopie ses notes en fiches, puis les fiches en surlignés, puis les surlignés en plans, persuadé que ce triple passage fera pénétrer le savoir par osmose.
On attend la note comme on attend le verdict d’un oracle, persuadé que le professeur distribue les points comme la divinité accorde ses grâces : mystérieusement, arbitrairement.
Ainsi, au cœur même du temple de la rationalité, fleurit partout la superstition ! L’école devient ce paradoxe : le lieu où l’on célèbre la raison, mais où les étudiants vivent dans l’angoisse de la magie.
Alors que cette occultation de la pédagogie dessert manifestement les étudiants, elle a aussi pour effet paradoxal de les flatter. Ne pas recevoir de méthode précise, c’est être traité comme un adulte autonome, déjà maître de sa pensée. « On ne nous infantilise pas », pensent-ils. De son côté, le professeur y trouve son compte : plus il s’éloigne de la pédagogie, plus il s’érige en maître, figure d’autorité intellectuelle détachée des « techniques serviles ».
Ainsi se noue une complicité tacite. Professeurs et élèves se confortent mutuellement dans une illusion : l’idée que penser est un don, qu’apprendre n’a pas besoin de techniques, qu’il suffit de « se lancer ». Mais cette illusion, loin de libérer, enferme la plupart dans la frustration et l’échec.
Pourquoi la dissertation demeure-t-elle un cauchemar ? Parce que l’école préfère la magie aux techniques, les dons supposés aux apprentissages explicites, le prestige du maître et la flatterie de l’élève au travail patient de l’apprenti.
Soixante ans après sa parution, Les Héritiers conserve ainsi une actualité brûlante. Il nous rappelle que la véritable démocratisation de l’école ne consistera jamais à abaisser les exigences, ni à masquer les inégalités sous le vernis des dons. Elle suppose au contraire d’oser “vendre la mèche” : transmettre les méthodes, les gestes, les techniques qui permettent à chacun d’habiter réellement le savoir.
Alors seulement, la dissertation cessera d’être un cauchemar pour redevenir ce qu’elle devrait être : un exercice de pensée vivante, une aventure intellectuelle où l’on apprend moins à « réciter des idées » qu’à faire œuvre de raison.



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