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ÉTONNEMENT ET CURIOSITÉ

Dernière mise à jour : 30 nov.


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Dans la mesure où la Raison n'est plus amenée à assumer dans nos vies qu'un rôle instrumental , cela signifie aussi que les vérités à même d'assumer dans notre existence un rôle directeur ne font plus réellement l'objet d'une quête rationnelle. Par exemple, on considère depuis Aristote que le Bonheur est la fin ultime des hommes : tous les hommes, écrit Aristote, recherchent le bonheur (Ethique à Nicomaque, I). Dès lors, la quête du bonheur devait logiquement prendre la forme d'une interrogation au sujet de ce en quoi il consiste objectivement et du type de vie qui serait le plus à même de nous y conduire. A partir du moment où l'on considère au contraire que le bonheur n'est plus qu'une affaire de préférence personnelle ( chacun trouve le bonheur où il veut ), ce questionnement intellectuel n'a plus lieu d'être. Il a laissé sa place à un autre type d'interrogation au sujet des moyens les plus efficaces d'obtenir ce que l'on souhaite, sans que la pertinence des fins que nous poursuivons ne fasse plus l'objet d'un examen critique et systématique ( réussir dans la vie , être bien dans sa peau , être un winner , apprendre à lâcher prise ...). Dans cette quête universelle du bonheur, le coach en est venu à remplacer le moraliste.


C'est ce type de Vérité fondamentale qui intéresse au premier chef la croyance religieuse et que la philosophie prétendait elle aussi chercher par des moyens purement rationnels. Sans définir plus précisément la nature de cette Vérité, nous pouvons approximativement dire qu'elle est la vérité qui porte sur les premiers principes et les fins ultimes de toutes choses . Dans La Logique, Kant faisait ainsi le catalogue des questions fondamentales à quoi se résumait, selon lui, la quête rationnelle : 1) Que puis-je savoir? (Question qu'il affronte dans la Critique de la Raison pure); 2) Que dois-je faire? (Question qu'il affronte dans la Critique de la Raison pratique); 3) Que m'est-il permis d'espérer? (Critique de la faculté de Juger)... Trois questions qui convergent vers une seule question centrale : Qu'est-ce que l'Homme? .


L'étonnement

Or, c'est l'importance cruciale de ce type de Vérité pour la conduite ordinaire de notre existence qui explique du même coup l'intensité dramatique que revêt la quête de connaissance pour celui qui s'y lance. Lorsque Platon écrit que "l'étonnement" est le commencement de la philosophie , il ne faut pas entendre ce terme (étonnement : thaumadzein) dans le sens trivial d'une simple surprise. L'étonnement, c'est cet état qui nous laisse littéralement étourdi, abasourdi, comme si le tonnerre venait soudainement de frapper. Le prisonnier de la caverne, dans le livre VII de la République, lorsqu'il est brutalement libéré de ses illusions, fait l'épreuve violente de ce thaumadzein . Platon le décrit comme ébloui, perdu, sans aucun repère. Or, si cet étonnement constitue une expérience privilégiée, c'est parce que toute personne qui en fait l'épreuve est conduite du même coup à une double découverte majeure.


Premièrement, il découvre la présence dans sa vie d'un certain nombre de croyances fondamentales dont il ignorait jusque là la présence parce qu'elles constituaient le sous-bassement invisible de toute son existence. Telle est la raison pour laquelle, dans l'allégorie de la caverne, le cheminement vers la Vérité ne commence pas par un état d'ignorance, mais par le préjugé des prisonniers exposés aux illusions qu'ils contemplent. C'est qu'on n'a aucun besoin d'avoir des préjugés au sujet de vérités qui ne paraissent pas au premier chef essentielles à la conduite ordinaire de notre existence. On peut très bien se passer d'avoir la


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moindre opinion au sujet de la somme des trois angles d'un triangle, ou bien au sujet du système reproductif des batraciens. En ces domaines, l'acquisition du savoir prend naturellement la place d'une ignorance, d'une absence de savoir. Mais personne, en revanche, ne peut commencer à se lever le matin, s'il n'a pas par avance une certaine opinion au sujet du Monde qui l'entoure, du sens général de son existence et des choses qui doivent être tenues pour bonnes et justes. Aussi bien, avant même que la question se soit posée, la réponse est là, immédiatement présente, disponible pour lui. On pré-juge de la réponse avant même d'avoir pu examiner sérieusement la question, de sorte que la question disparaît aussitôt comme une question qu'il n'est nul besoin de poser. La présence d'une réponse occulte d'emblée la question et la rend parfaitement inutile. L'apparence de savoir clôt le débat, avant même que celui-ci n'ait pu avoir l'occasion d'exister. Telle est la définition du préjugé, avec quoi l'entreprise du philosophe a toujours eu maille à partir.


Deuxièmement, sous le coup de l'étonnement, nous faisons immédiatement une autre découverte : ces croyances fondamentales qui animaient notre existence, nous en découvrons en nous la présence du fait qu'elles ont brutalement cessé de valoir comme des réponses efficaces. Toute sa vie, le prisonnier avait considéré que la réalité était cela même qu'il contemplait sur les murs de sa caverne. D'un seul coup, libéré de ses chaînes, il découvre qu'il avait bâti son existence entière sur un immense, un colossal mensonge. C'est donc au moment où il vacille que son préjugé se manifeste pour la première fois en toute transparence à ses yeux. Il découvre alors qu'il ne savait pas vraiment ce qu'il croyait savoir depuis toujours. Il passe donc d'une apparence du savoir à la découverte de sa propre ignorance. Toute l'entreprise socratique trouve là sa raison ultime : faire passer l'esprit de ses interlocuteurs d'une vaine apparence de savoir à une authentique et docte ignorance ( je sais que je ne sais rien ). Dans cette découverte de sa propre ignorance, le prisonnier voit surgir avec une urgence dramatique la question qu'il ne s'était jamais posée auparavant, parce que la réponse toute faite à laquelle il adhérait empêchait qu'il se la pose sérieusement. La tranquille évidence de sa vie s'est effondrée, laissant place à une sidération qui le force maintenant -peut-être pour la première fois- à se mettre en marche, avec toute l'ardeur d'un homme qui joue sa vie.


La vaine curiosité

C'est dire l'enjeu immense que représente la quête de connaissance et qui en fait, littéralement, pour celui qui s'y engage, l'enjeu de toute une vie! Ce que la destinée particulière et tragique de Socrate, s'il en était besoin, est chargée de nous rappeler.


Par contre, il faut évidemment s'attendre à ce que cet enjeu dramatique disparaisse aussitôt que la quête de savoir ne sera plus référée à ce genre de vérités essentielles. Le rôle fondamental que Platon et Aristote assignaient à l' étonnement laissera alors place à d'autres ressorts affectifs, qui justifient encore à nos yeux la quête de connaissance, mais qui n'ont plus grand chose à voir avec une question de vie ou de mort. Du savoir, que pouvons-nous encore attendre, sinon qu'il nous livre un certain nombre de vérités qui valent d'abord-non parce qu'elles nous sont indispensables- mais simplement parce qu'elles nous sont utiles?


Il y a là, dans cette perspective utilitaire, comme une approche béotienne de la connaissance. Le béotien est une personne peu ouverte aux lettres et aux arts, aux goûts grossiers. Par extension, le terme peut aussi désigner une personne bornée, incapable de s'intéresser à autre chose qu'à ce qui lui est matériellement utile. Une approche utilitaire du savoir tend ainsi à rétrécir la variété des savoirs dignes d'être considérés, voire à exclure systématiquement ceux qui ne font pas la preuve immédiate de leur utilité ou de leur rentabilité financière. Ordinairement, et même maintenant, cette approche intéressée de la connaissance donne lieu à une condamnation pleine de bons sentiments. On reproche toujours au béotien d'avoir une approche trop utilitaire de la connaissance, de ne pas être assez ouvert d'esprit... de manquer de curiosité.


Voilà le mot lancé : la curiosité! Avoir l'esprit curieux ou faire preuve de curiosité doit-il vraiment constituer pour nous et désormais le ressort idéal de la connaissance? Dans le livre X des Confessions, Saint Augustin traitait justement de la curiosité . Et ce qu'il en disait (en court : la curiosité est un vilain défaut) devrait plutôt nous inciter à accueillir avec réserve la tentation moderne de lier le sort de la connaissance aux incitations sempiternelles à nous montrer ouverts d'esprit et curieux de tout. Qu'est-ce donc que la curiosité?


La curiosité se dé nit comme un plaisir de voir les choses en général, pour peu que ces choses aient la propriété d'accrocher le regard, mais non un plaisir de voir certaines choses en particulier. De ce point de vue, on comprend du même coup pourquoi l'esprit curieux (contrairement à l'esprit utilitaire) n'a pas de limite à ce qu'il peut vouloir sincèrement apprendre. Curieux de tout , il l'est nécessairement, parce que le plaisir de la curiosité réside dans le fait de regarder et non pas dans l'objet particulier qui est regardé. Du coup, la curiosité n'est pas limitée par un domaine d'objet en particulier (par exemple, dit Augustin, les objets qui auraient la propriété d'être agréables à regarder.) Si l'esprit utilitaire est un esprit borné, l'esprit curieux, lui, est largement ouvert. L'un veut être le spécialiste d'un domaine, l'autre veut être l'homme de la culture générale.


Mais si Saint Augustin se montre si critique envers cette curiosité, c'est précisément à cause de cette ouverture trop généreuse : la curiosité conduit à vouloir savoir tout et n'importe quoi , sans restriction, sans discernement aucun. L'esprit curieux veut apprendre des nouvelles choses, autrement dit c'est la nouveauté seule, davantage que la vérité, qui l'attire. Que peut-on réellement attendre, demande Augustin, d'une quête de connaissance qui repose sur un tel motif? A quel savoir sera-t-elle conduit à s'attacher, si le plaisir de la vérité l'occupe moins que le plaisir renouvelé de la vision? Tout sera bon à l'alimenter, en ce cas, aussi bien les connaissances authentiques que les théories frauduleuses et ésotériques, aussi bien l'essentiel que l'anecdotique. Dans sa volonté d'apprendre de nouvelles choses, l'esprit curieux sera tout autant attiré par la connaissances de choses futiles que par la connaissance de choses essentielles ; il traitera de la même façon les vérités de la physique et celles de l'alchimie. Esprit tellement large qu'il devient un dépotoir ouvert à tous les vents, aussi bien aux connaissances anecdotiques qu'aux pseudo-connaissances : "c'est cette maladie qui invente les raffinements des spectacles; c'est elle qui prétend pénétrer les secrets les plus cachés de la nature, inutile à connaître, et dont les hommes ne désirent rien que la connaissance; c'est elle qui sollicite les efforts prévaricateurs de la magie"


Pire encore : c'est cette même curiosité qui le détournera franchement de la connaissance pour l'occuper des faits divers sanguinaires, des spectacles abrutissants, des modernes jeux du cirque . Puisqu'elle est exclusivement plaisir de voir, la curiosité a en effet un goût immodéré pour l'inattendu, l'amusant, le bizarre ou le glauque. De ce point de vue, l'absence de curiosité que nous déplorons chez certaines personnes, incapables de s'intéresser à autre chose qu'aux spectacles abrutissants de leurs écrans, procède en réalité de la même source exactement que la prétendue volonté de connaissance de leurs détracteurs. Elles sont toutes deux tributaires de la curiosité, et en leur reprochant donc de manquer de curiosité, nous ne faisons que cultiver la tendance qui les pousse déjà à s'abrutir devant leurs écrans.


Et pour cause : l'esprit curieux ne décide jamais de ce qui attire sa curiosité. La curiosité, comme le remarque Augustin, est une disposition passive qui dépend entièrement des sollicitations extérieures, de ce qui a la qualité d'accrocher (ou non) le regard : "que de menues et méprisables bagatelles tentent chaque jour notre curiosité!" Aussi bien, l'esprit curieux n'a pas les moyens de décider de ce qui peut l'intéresser. Et il n'a pas non plus les moyens de se maintenir lui-même dans son intérêt. Comment pourrait-on attendre qu'il poursuive de lui-même un effort intellectuel, quand l'impulsion qui le porte à la connaissance dépend exclusivement de la distraction que lui offre un stimulus extérieur? Il ne dispose en lui-même d'aucune ressource intérieure pour poursuivre l'effort intellectuel, en faisant l'épreuve de la douleur, du doute et de l'ennui. De sorte, finalement, que la même cause qui nous tourne vers les chemins de la connaissance (le désir d'apprendre sans cesse de nouvelles choses), nous en détourne tout aussi sûrement et régulièrement


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