À QUOI BON, LA CONNAISSANCE ?
- damienclergetgurna
- 23 janv.
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Dernière mise à jour : 19 oct.
La question «à quoi bon?» accompagne toujours la tentation du découragement. Elle se pose, dans quelque domaine que ce soit, lorsque point à l'horizon la volonté de renoncer. Mais pourquoi donc serions-nous tentés de renoncer à la connaissance? La valeur de celle-ci n'est-elle pas suffisamment attestée pour que pareil renoncement paraisse à première vue tout à fait inexplicable? Certes, la connaissance n'a pas toujours que des bons côtés, ne serait-ce que parce que la vérité à laquelle elle nous confronte peut être cruelle et par conséquent difficile à accepter. Mourir ignorant pourrait être, éventuellement, une bonne façon de mourir heureux. Mais qui voudrait, même dans ces conditions, se contenter de l'ignorance et renoncer pour de bon à la connaissance?
Pareil questionnement semble inexplicable, à moins qu'il engage une remise en cause plus fondamentale de la connaissance. Laquelle ? Pourquoi ce «à quoi bon» , sinon précisément parce que la connaissance nous laisserait à distance du bon? A quoi sert, pourrions-nous demander, toute cette connaissance si elle ne contribue nullement à nous rendre meilleurs, si elle ne participe en rien à notre amélioration personnelle et à faire de notre vie une vie «bonne» ? Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le philosophe allemand Théodor Adorno écrivait que «écrire un poème après Auschwitz [était] un acte barbare». Par là, il fallait entendre une condamnation de toute cette belle culture qui n'avait pas su empêcher toute une nation de basculer dans l'horreur des camps de concentration. A quoi bon ce luxe de la connaissance pour, au bout du compte, si peu d'humanité?
C'est pourtant une idée reçue que l'éducation, et plus particulièrement l'instruction, la formation au savoir, est vouée à rendre chaque élève un peu meilleur qu'il n'est au départ. Par l'alchimie de la connaissance, il devrait -du moins telle est la supposition- se produire en lui une transformation qui ferait de lui un honnête homme, un individu apte au jugement et par conséquent apte aussi à la conduite morale. De cette supposition, nous pouvons en effet revenir assez découragé et nous poser sincèrement cette question: «la connaissance, à quoi bon?». Et ce qui rend une telle question embarrassante est qu'elle nous place devant une aporie dont l'issue semble à première vue indécidable: d'un côté, il est vrai qu'une tête bien pleine ou même bien faite n'est nullement la garantie d'une conduite exemplaire. Au tribunal de la morale, la connaissance ne semble bonne à rien. Et cependant, d'un autre côté, il semble difficile d'adopter un comportement moral si nous demeurons totalement dans l'ignorance du bon et si, faute de connaissance, nous nous trouvons dans l'incapacité de décider ce qu'il serait bon de faire. Dans un cas, la connaissance présuppose le bon; dans l'autre cas, c'est le bon qui présuppose la connaissance.
L'exigence de connaissance comme re naissance
Point n'est besoin de chercher trop loin l'origine de ce désaccord. Elle tient à une ambiguïté portant sur les concepts de connaissance et de bonté. Faut-il concevoir la connaissance comme la simple possession d'un savoir intellectuel, dont la présence n'aurait aucun pouvoir transformateur sur notre façon d'être? Être et savoir, alors, ce serait deux choses bien différentes, hermétiquement séparées par ce mur étanche qui isole le lieu de l'instruction (l'Ecole) de cet espace où la vraie vie est supposée commencer. Et parallèlement, faut-il entendre que «bon et con» vont de pair, et que la qualité morale d'un individu n'a par conséquent rien à faire avec son aptitude à faire montre de raison?
Que la connaissance ne puisse s'assimiler à la simple possession d'une culture intellectuelle, c'est ce dont il est justement permis de douter. L'étymologie même plaide pour une définition plus substantielle de la connaissance: il s'agit certes de faire naître un savoir en soi, mais il s'agit aussi de naître soi-même à ce savoir. La co-naissance se veut être une naissance simultanée, et la présence du savoir ne peut manquer de transformer celui qui le possède s'il prétend réellement «connaître». Ainsi faut-il entendre la critique que Platon fait du savoir écrit dans le mythe de Teuth raconté dans le Phèdre. Que l'écriture, comme médium de la connaissance, apparaisse comme un remède (pharmakon) contre la tentation d'oublier, cela ne fait guère de doute. Mais tout remède est aussi simultanément un poison, et le poison de l'écriture est de rendre impossible l'authentique connaissance.
Car la véritable connaissance ne commence pas lorsqu'on apprend une vérité, mais lorsqu'on reconnaît cette vérité par un processus que Platon nomme la "réminiscence". Savoir, c'est se ressouvenir. La connaissance est, en son fond, une reconnaissance. S'il n'en allait pas ainsi, comment pourrions-nous jamais reconnaître la vérité d'une vérité que nous rencontrerions pour la toute première fois ? Cette vérité alors ne serait pas encore notre vérité, une vérité appropriée, ce ne serait encore que la vérité transmise par l'autorité d'un autre, en somme une vérité étrangère. Peu importe que cette vérité soit certaine, dûment établie par une impeccable démonstration. Tant que la re-connaissance n'a pas lieu, cette vérité conserve son allure contingente. C'est dire qu'il nous demeure relativement indifférent qu'elle soit vraie ou pas. Aussi certaine soit-elle, elle pourrait finalement se révéler fausse que cela nous serait parfaitement indifférent. Comment en ce cas attendre du savoir qu'il nous transforme, si aucun rapport intime, aucun plaisir de la reconnaissance, aucun élan particulier ne contribue à faire de cette vérité un bien personnel?
La connaissance ne se résume donc pas simplement à la possession d'idées vraies. Elle exige en outre un travail de la mémoire qui incorpore ces vérités en nous, afin d'en faire des vérités qui nous accompagnent au quotidien. Des vérités d'autant mieux assimilées qu'elles deviennent en nous, par l'effort lent de l'assimilation, comme une seconde nature. De ce qui est vraiment connu, nous n'avons guère besoin en principe de nous rappeler, car il est devenu cette chose que l'on n'oublie jamais. Un abîme sépare cette connaissance véritable, seconde naissance de celui qui s'y initie, au simple stockage superficiel d'une information à quoi le savoir tend de plus en plus à ressembler, à mesure que la prothèse mémorielle de l'écriture paraît nous dispenser d'un travail de mémoire. Quel besoin encore de se souvenir, et de se ressouvenir, quand toute la vérité demeure disponible hors de soi sous la forme d'une trace écrite? Admettre cela revient donc à considérer que la connaissance porte en elle, par définition, un pouvoir de transformation qui contribue en principe à nous rendre meilleurs. A la condition de connaître vraiment, et non pas de se contenter de cette apparence de connaissance qui constitue le vernis ordinaire et superficiel de notre instruction.
Le bon n'est pas objet de connaissance
Encore faudrait-il cependant que la question du «bon» puisse être objet de connaissance. Socrate pensait en ce sens que nul n'était méchant volontairement. Par là, il fallait entendre que les conduites vicieuses ou immorales étaient imputables à un manque de clairvoyance au sujet de ce qui était bon, davantage qu'à une intention délibérée de faire le mal pour le mal. Après tout, le tortionnaire nazi n'était-il pas convaincu d'agir «bien» au moment même où il faisait le mal? Si le «bon» était un objet possible de connaissance, il suffirait alors -pour porter remède à la méchanceté des hommes- de miser sur les ressources d'une instruction morale ou civique. En donnant des repères, celle-ci permettrait de conjurer les actes de cruautés, actes qui ne seraient finalement imputables qu'à l'ignorance crasse de ceux qui ignorent où réside le bien véritable.
Mais de cette possibilité de concevoir le bon comme un objet de connaissance, il est permis de douter. En effet, la raison a-t-elle les moyens de connaître autre chose que ce qui est? Si la vérité est l'accord de ma croyance avec la réalité, comment une vérité serait-elle concevable au sujet du bien? Car le bien, ou le bon, n'est pas une réalité, mais une norme pour la réalité. Si la vérité est l'accord de ma croyance avec la réalité, elle ne peut qu'être en relation avec la réalité (ce qui est) et non pas avec un idéal moral (ce que devrait être la réalité).
C'est cet embarras qui pousse Max Weber, dans la vocation du savant, à distinguer les jugements de fait des jugements de valeur. Autant les premiers peuvent être objets de connaissance, parce qu'il porte sur une réalité; autant les seconds échappent à toute entreprise de connaissance et se résument donc à de simples préférences personnelles: des «valeurs». Nous ne partageons pas nécessairement les mêmes valeurs, nous n'avons pas nécessairement les mêmes idéaux, et cette incapacité à résoudre nos désaccords par le moyen d'une connaissance rationnelle est précisément ce qui donne carrière à ce que Weber nomme la «lutte des dieux». En fait d'impératif, tout ce que la connaissance rationnelle peut fournir se limite à des impératifs conditionnels: «si tu veux ceci, alors tu dois faire cela». Si tu veux guérir, tu dois prendre ce médicament. Mais à aucun moment la connaissance du médecin ne le rend le moins du monde compétent à nous imposer de vouloir guérir(«tu dois vouloir guérir»). Sa connaissance ne lui permet pas de «savoir» s'il est opportun ou non de vouloir guérir, car aucun énoncé vrai ne peut exister à propos de ce qui n'est pas une réalité, mais seulement un idéal.
A la limite, que le bon ne soit pas objet de connaissance est encore un moindre mal. Car nous nous exposerions à quelque chose de pire, si nous prétendions le contraire. Non seulement alors la connaissance ne nous rendrait pas meilleur, mais elle nous rendrait pire, parce qu'elle entretiendrait l'illusion que la connaissance est une qualité morale. Le savant deviendrait alors une sorte de gourou, sortant du registre de la connaissance pour prophétiser du haut de sa chaire sur le bien et le mal. La connaissance nous rend-elle meilleurs? Il faut donc répondre non.
La connaissance est une exigence morale
Si le bon n'est pas un objet de connaissance, n'y a-t-il donc rien de bon à attendre de la connaissance? Se résoudre à cette hypothèse ne reviendrait-il pas à reconnaître qu'en matière morale, seule peut régner la subjectivité la plus arbitraire? A ce compte, et si nous acceptons de réduire le «bon» à une simple «valeur», il faudrait que nous donnions raison au «relativisme» de Protagoras: «l'homme est la mesure de toute chose», en entendant par là que -au sujet de ce qui est bon ou mauvais- chacun peut juger des choses au gré de son caprice individuel.
Or, dans la critique que fait Platon de cette option relativiste dans le Cratyle, il est intéressant de noter que c'est la conséquence morale de cette position que Socrate réfute. Si «L'homme est la mesure de toute chose», comment pourrions-nous encore affirmer que certains sont bons et d'autres méchants? Si le bon n'est pas objet de connaissance, s'il n'y pas de possibilité d'assumer une essence du bien, alors comment pouvons-nous ambitionner de nous rendre «meilleurs»? Cette ambition paraît dérisoire du moment que nous acceptons que ce terme (le «bon») n'a aucune relation avec un objet déterminé et qu'il n'est tout au plus qu'une simple manière de parler, une convention linguistique.
Cette situation a tout l'air d'une impasse: d'un côté nous avons reconnu qu'il y a une impossibilité logique à marier la vérité (et donc la connaissance) avec le bon; d'un autre côté, sans la moindre connaissance du bon on voit mal comment nous pourrions jamais entreprendre de devenir «meilleurs». Pouvons-nous sortir de cette impasse? La figure intellectuelle de Socrate incarne une solution possible.
Chose remarquable, Socrate prétend ne rien savoir. Quoique s'interrogeant en permanence sur la nature de la vertu et du Bien, Socrate ne parvient jamais à faire de ces objets d'authentiques objets de connaissance. Pour autant, c'est dans l'effort de connaître, dans sa volonté permanente de faire œuvre de raison que réside toute l'intégrité morale du philosophe. Sa conduite morale ne doit rien à la reconnaissance d'un bien qu'il ne peut connaître; sa conduite morale réside uniquement dans l'aspiration à connaître et l'effort pour connaître.
Autrement dit, c'est l'entreprise de connaissance elle-même, comme amour de la vérité, qui le rend bon... et non pas sa connaissance du bien. Quoiqu'elle n'ait aucun rapport avec le bon (considéré comme son objet), la connaissance est bonne et nous rend bon du seul fait qu'elle instaure en chacun de nous un rapport avec la vérité. En effet, en tant qu'il veut connaître la vérité (et pas seulement, comme les sophistes )avoir l'air de la connaître, Socrate instaure avec les autres les conditions sociales d'une entente qui dépasse la tentation du conflit. De fait, on ne peut connaître la vérité tout seul. La naissance de la vérité en nous comme notre naissance à la vérité passent par l'exercice d'une pratique qui se nomme «dialogue». La «pensée est un dialogue de l'âme avec elle-même». t de ce point de vue, la pratique du dialogue présente toutes les qualités d'une attitude morale qui justifie amplement l'assimilation de l'homme bon à un homme rationnel.
En effet, le relativiste n'a pas besoin de dialoguer. Et pour cause: on ne dialogue que dans l'espoir de s'entendre, c'est-à-dire de parvenir à une vérité commune. Le relativisme peut bien conduire à une attitude de tolérance (là où il n'y a pas de vérité, chacun est libre de penser comme il veut), mais cette tolérance ressemble plutôt à une indifférence mutuelle (chacun est libre de penser ce qu'il veut ,pourvu qu'il laisse les autres penser aussi ce qu'ils veulent). Comme le relativisme ne permet aucun accord, il aboutit soit à cette indifférence polie que l'on nomme assez abusivement «tolérance» (car, en principe, on tolère un «mal»), soit à cette violence de la guerre des dieux dont parlait Weber. Et le sophiste, qui ne se fiche de connaître la vérité pourvu qu'il puisse avoir raison de son adversaire, n'est pas non plus porté au dialogue. Celui qu'il a en face de lui est un adversaire qu'il doit battre à l'intérieur d'un «dé-bat». Seul celui qui est attaché à la connaissance ressent la nécessité de dialoguer, c'est-à-dire de «donner ses raisons et d'entendre celles de l'autre». Cette pratique de la connaissance, cette asservissement au vrai, impose par elle-même la norme d'un certain comportement qui proscrit la violence, la volonté de dominer et l'indifférence.
De sorte qu'il n'est pas besoin, dans ces conditions, de nous demander encore comment nous pourrions connaître le bon et à quelle exigence morale la connaissance pourrait nous mener. La connaissance est par elle-même une exigence morale, le bon n'est rien d'autre que ce que cette attitude génère automatiquement par la recherche de la vérité.
Conclusion
Bien comprise, la connaissance ne peut être considérée comme un simple savoir qui n'aurait aucune répercussion en nous. Une connaissance qui n'est pas, pour nous, comme une re-connaissance, et simultanément une re-naissance n'est tout simplement pas une connaissance digne de ce nom. La possibilité que cette connaissance nous change, dans le bon sens, est donc tout à fait envisageable. Mais cette transformation qui, par le biais de la connaissance, pourrait nous rendre meilleurs reste toutefois subordonnée à la condition -pour le bon- d'être un objet possible de connaissance. Ce qui est, nous l'avons noté, loin d'être évident. Mais une telle connaissance du bien est-elle vraiment indispensable pour nous rendre meilleurs? Après tout, le fait même de connaître suppose une discipline qui dessine déjà en nous les linéaments d'une attitude morale tout entière centrée sur les vertus de la raison et les exigences du dialogue. La connaissance, à quoi bon? Faut-il désespérer d'elle? Non, peut-être, si nous considérons la connaissance comme autre chose qu'une pauvre attitude scolaire. Qu'est-elle alors? une attitude existentielle qui engage un rapport profond et intime avec une vérité qui doit nous posséder plus que nous ne la possédons; et une attitude qui engage une relation particulière avec les autres, qui doivent nous apparaître toujours -surtout en situation de désaccord -comme les meilleurs interlocuteurs qu'il nous soit encore donné d'avoir. Pourtant, si elle ne repose pas sur l'évidence du Bon comme objet de connaissance, cette attitude morale n'en repose pas moins sur une autre évidence: celle du Vrai. Quel crédit faut-il apporter à cette évidence? Ne devons-nous pas aussi renoncer au vrai, ainsi que l'affirme Nietzsche, comme à «notre dernière idole»? A ce compte, que pourra devenir la connaissance? Peut-il encore exister une connaissance si nous renonçons à la croyance au vrai ?




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