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LE RAPPORT À LA VÉRITÉ

Dernière mise à jour : 30 nov.


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Du problème de l'accès à la Vérité...


La défiance envers la Raison ne date pas d'aujourd'hui. Elle est intimement liée à la longue histoire de la philosophie et procède d'abord d'un simple constat empirique : après 2500 ans, aucun consensus ne règne encore sur aucune des grandes questions métaphysiques et existentielles qui ont occupé les penseurs depuis la plus lointaine antiquité. Aujourd'hui comme hier, nous devons admettre que les gens ont des manières de penser très différentes et qu'ils sont rarement d'accord sur l'essentiel. Les gens qui ont vécu au même endroit et à la même époque n'étaient pas toujours d'accord sur les croyances fondamentales. Et que dire encore des gens qui ne vivent pas au même endroit, ni à la même époque, et qui ont des coutumes, des mœurs, très différentes des nôtres? Bref, le constat que les options philosophiques sont nombreuses et qu'aucune d'entre elles n'a jamais su s'imposer définitivement, ce constat paraît fournir la preuve évidente que la Raison est impuissante à trouver la Vérité.... N'est-ce pas la preuve que ce long effort a prouvé là son inutilité? Le seul bénéfice que nous avons pu tirer de cette entreprise n'a donc pas été de nous rapprocher de la vérité, mais uniquement d'éveiller notre sens critique .


Or, si cet argument repose sur une prémisse incontestable, sa conclusion en revanche est assez discutable. La prémisse, c'est le simple constat d'un désaccord philosophique qui n'a jamais cessé et qui n'est pas non plus susceptible de disparaître un jour. La conclusion, c'est que l'entreprise rationnelle a donc échoué car elle ne se serait jamais constituée en un véritable savoir. Or, ce qui autorise ce jugement expéditif, c'est un certain modèle de la connaissance, qui s'est imposé au au 17e siècle à la faveur de la révolution scientifique. Dans la préface à la seconde édition de la Critique de la Raison pure, Kant énonçait deux critères décisifs qui permettaient d'apprécier si une connaissance rationnelle suivait ou non le chemin sûr d'une science . Ces critères étaient purement extérieurs et donc aisés à reconnaître : "Si, après bien des dispositions et préparatifs, elle tombe dans l'embarras, sitôt qu'on touche au but; ou si, pour l'atteindre, elle est souvent forcée de revenir sur ses pas et des prendre une autre voie; ou bien encore s'il n'est pas possible d'accorder entre eux les divers collaborateurs sur la façon dont le but commun doit être poursuivi, alors on peut toujours être convaincu qu'une telle étude est encore loin d'être entrée dans le chemin sûr d'une science, et qu'elle n'est qu'un simple tâtonnement".


Le premier signe à quoi on reconnaît qu'une connaissance suit le chemin d'une science, c'est donc l'aspect cumulatif et progressif de cette connaissance, chaque découverte servant de point d'appui aux découvertes ultérieures; le deuxième signe, c'est l'accord des divers collaborateurs sur le programme de recherche et la méthode d'investigation, accord qui a pour effet de faire de la recherche une entreprise éminemment collective, où la singularité de chacun tend à disparaître derrière l'anonymat de la science (on peut connaître la radioactivité sans connaître Marie Curie). Si nous appliquons ce double critère à la recherche philosophique, il ne fait aucun doute que cette dernière ne peut se prévaloir de suivre le "chemin sûr d'une science" . Non seulement l'histoire de la philosophie n'est pas une histoire cumulative, qui aurait pour résultat de rendre automatiquement obsolètes les doctrines les plus anciennes. Platon demeure notre exact contemporain! Mais plus encore,


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l'histoire de la philosophie demeure tributaire de la singularité des auteurs qui y ont contribué (le Platonisme, l'aristotélisme, le stoïcisme, le cartésianisme...), sans que l'on puisse jamais y voir un processus anonyme. Il est donc parfaitement vrai que la philosophie ne peut se prévaloir d'être un savoir scientifique.


... au problème du rapport à la Vérité


Mais il reste à nous demander si tout savoir devrait se résoudre à être un savoir scientifique. La relation particulière que ce dernier instaure avec la Vérité est-il le seul rapport concevable? Ne peut-on pas envisager, ne doit-on pas envisager, un autre type de rapport à la Vérité, différent d'un simple rapport acquisitif ?


L'étymologie même du mot philosophie témoigne à l'évidence de cette alternative : d'un côté, cette étymologie (amour : philia; sagesse : sophia) signifie bien que le philosophe n'a pas la prétention d'être sage, donc de détenir la vérité. Mais d'un autre côté, souvent ignoré, le philosophe se veut aussi l'ami de la vérité. Or, par définition, on ne peut pas être l'ami de celui avec qui nous n'aurions aucune espèce de rapport. L'amitié se nourrit de familiarité, elle suppose une fréquentation permanente, comme le dit le proverbe que Aristote cite dans le chapitre qu'il consacre à la Philia (livre VIII) dans l'Ethique à Nicomaque : "Le proverbe a raison, et l'on ne peut guère se connaître mutuellement, avant d'avoir mangé ensemble les boisseaux de sel dont il parle. (...) La volonté d'être amis peut être rapide; mais l'amitié ne l'est point" .


Si nous prenons donc au sérieux cette étymologie, nous sommes obligés d'admettre un certain embarras : la philosophie n'est pas connaissance de la vérité, puisque le philo-sophos n'a pas la prétention d'être un sophos; mais d'un autre côté, le philosophe n'est pas non plus sans connaître la vérité, puisqu'il ne pourrait sans cela prétendre être son "ami". Pour dissiper cet apparent paradoxe, nous sommes obligés de nous interroger sur la nature réelle du rapport que la connaissance est supposée nouer avec la Vérité.


Posséder la Vérité ou être possédé par elle ?


Quand nous affirmons que la Raison ne peut parvenir à la Vérité, que voulons-nous dire exactement? Dans la plupart des cas, et c'est là où réside justement la confusion, nous voulons dire que la vérité est un but qu'il nous faut atteindre, afin de pouvoir entrer en possession de la vérité. Ce rapport "acquisitif" à la vérité vaut assurément pour toute vérité utilitaire, ou pour toute vérité qui se présenterait à nous sous l'aspect d'une information intéressante. Ces vérités engagent de notre part un rapport acquisitif, du même genre que celui qui -chez Aristote- définit les amitiés utilitaires ou les amitiés fondées sur le plaisir. Ce ne sont pas de véritables amitiés, parce que ce sont des amitiés égoïstes, qui instrumentalisent l'autre plus qu'elles ne conduisent à l'aimer pour lui-même. De ces vérités (utiles ou plaisantes) il convient effectivement d'entrer en possession : soit on les possède, soit on ne les possède pas; soit on sait, soit on ne sait pas.


Mais dès qu'on parle de la Vérité, c'est-à-dire dès qu'on parle d'une vérité qui porte sur les "premiers principes et les fins ultimes de toute chose", alors on comprend aussitôt qu'une telle vérité ne peut être simplement possédée comme on posséderait un caillou dans sa poche. Et pour cause : cette vérité n'est pas simplement une vérité "pour" nous , c'est aussi surtout une vérité "sur" nous . On ne peut donc pas prétendre faire de cette vérité une propriété acquise, parce que prétendre cela reviendrait à inverser le rapport normal de préséance qui règle notre rapport à cette Vérité. Si je pouvais faire de la Vérité ma possession, alors cela signifierait que je suis en mesure de la dominer de toute la hauteur de ma Raison, pour en faire "ma" chose. De ce fait, je ne serai plus soumis à cette Vérité, puisque c'est elle au contraire qui me serait soumise. Elle m'appartiendrait plus que je ne lui appartiens, elle serait ma proie plus que je ne suis son captif. Elle serait en moi, plus que je ne serais en elle, dans le Vrai.


Et dans ce cas, comment pourrais-je encore lui être humblement soumis ? Et pourtant, il faut bien, si je ne veux pas me servir de cette vérité, que je me mette à son service; si je ne veux pas chercher à la soumettre, il faut bien que j'accepte de me soumettre à elle. Ce rapport de soumission, où il s'agit de se montrer attentif et respectueux, n'a rien à voir avec le rapport beaucoup plus actif qu'impose le savoir scientifique, où -comme le disait Kant-la Raison demande à la nature de l'instruire non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose (Critique de la Raison pure, deuxième préface).


Jamais le sens exact de l'amitié n'a pris un sens plus rigoureux que dans cette distinction, posée par Aristote, entre les amitiés intéressées (celles qui reposent sur l'utilité ou sur le plaisir) et l'amitié vertueuse , qui considère l'autre pour lui-même, dans le respect de ce qu'il est. Tel se présente l' ami de la sagesse : plutôt que de vouloir jalousement posséder la Vérité, il prétend humblement la laisser être. Ce qui signifie, concrètement : accepter de reconnaître cette Vérité, quand elle s'impose à lui, même si cela ne lui fait aucun plaisir. Autrement dit : accepter la vérité non seulement quand elle l'éclaire, mais aussi quand elle nous confond et nous fait honte. Accepter que la vérité ne soit pas à nous, mais qu'elle soit placée au-dessus de nous, comme une instance tutélaire.


Saint Augustin : la vérité qui éclaire, la vérité qui confond

C'est ce rapport-là qu'énonce en toute transparence le passage du livre X des Confessions, où Saint Augustin aborde le thème de l'amour de la Vérité. Il n'est pas indifférent que, chez lui, 'l'amour de la vérité' signifie très exactement 'amour de Dieu'. Comment dissocier les deux, en effet, si la Vérité apparaît comme une instance tutélaire à laquelle nous devons nous soumettre avec respect, au mépris de notre intérêt personnel? Figure de la transcendance, la Vérité est bel et bien investie d'une aura religieuse (ce que Nietzsche n'oubliera pas !).


Or, que dit Augustin au sujet de cet amour de la vérité ? Il dit que cet amour est universel et que la meilleure preuve qu'il l'est, paradoxalement, réside... dans notre incapacité à l'aimer correctement ! Le genre d'attitude qui pourrait témoigner que nous n'aimons pas la vérité est au contraire, pour Augustin, la preuve du contraire : La vérité est tellement aimée que, quoi qu'ils aiment, ils veulent que ce soit la vérité . Aimer mal, c'est aimer quand-même. Certes, l'amitié intéressée n'est pas une amitié digne de ce nom. Mais dans le livre VIII de l'Ethique à Nicomaque, Aristote dit que c'est quand-même une forme d'amitié, même si c'est une forme déficiente. De la même manière, ici, le fait de mal aimer la vérité témoigne tout de même, malgré tout, d'un amour de la vérité.


Le texte d'Augustin commence par l'affirmation d'un amour universel de la vérité, dont il voit d'abord la preuve dans la tendance universelle des hommes à vouloir le bonheur. Cette affirmation peut sembler, à première vue, assez discutable. Car le désir d'être heureux et celui de la vérité ne nous paraissent pas immédiatement liés. De fait, n'est-ce pas le désir d'être heureux qui justifie bien souvent notre volonté d'occulter la vérité, en ce qu'elle pourrait avoir de déplaisant pour nous? Certes. Mais la volonté d'éviter la souffrance n'est pas la même chose que la volonté d'être heureux. Ne pas souffrir ou moins souffrir n'a pas la même signification que d'être dans la joie. Or, nul homme ne cherche à être heureux sans chercher à être aussi véritablement heureux, c'est-à-dire heureux "en vérité". Ce qui caractérise pour nous un bonheur illusoire , c'est à la fois qu'il est un faux bonheur (donc : on n'est pas vraiment heureux!) et qu'il est tel parce qu'il est fondé sur un mensonge ou une illusion. Désir de bonheur et désir de vérité sont donc rigoureusement indissociables. Cette image idéale d'un bonheur qui serait un bonheur véritable manifeste, par son caractère universel, une affinité naturelle de tous les hommes pour la vérité.


D'où vient alors, demande ensuite Augustin que la vérité engendre la haine ? N'est-ce pas la preuve que l'amour de la vérité n'a rien de naturel? Au contraire : il suffit de voir comment se manifeste cette haine de la vérité. Elle prend deux formes : d'abord, elle prend l'allure d'un refus de reconnaître la vérité, c'est-à-dire d'un refus d'admettre que nous nous trompons. Or, celui qui refuse d'admettre qu'il se trompe ne veut pas admettre qu'il est dans l'erreur. Autrement dit, il veut continuer à croire que, quoiqu'il croit, sa croyance conserve la propriété éminente d'être vraie : "la vérité est tellement aimée que, quoiqu'ils aiment, ils veulent que ce soit la vérité" . Ensuite, la haine de la vérité prend une deuxième forme, qui est elle aussi très ambiguë : la volonté de tromper les autres mais le refus absolu d'être dupé par eux : "ils n'acceptent pas d'être trompés, tout en voulant tromper eux-mêmes" . Manière de reconnaître, insiste Augustin, que les hommes aiment la vérité quand elle les éclaire, mais qu'ils la détestent quand elle les dénonce. Rapport éminemment utilitaire et égoïste à la vérité, qui empêche de la prendre en considération quand elle ne plaide pas en leur faveur, mais qui les pousse en même temps à se réclamer du parti de la vérité dès qu'ils ont un avantage à faire valoir. Ce n'est sans doute pas là un amour désintéressé de la vérité, mais ce n'en est pas moins la preuve que nous continuons à l'aimer même lorsque nous l'aimons mal... Il n'y a donc aucune possibilité de ne pas aimer la vérité. Soit nous l'aimons comme le feraient des amis authentiques de la vérité; soit nous l'aimons à la manière d'amis intéressés.


Ce qui porte à condamner cette amitié intéressée, ce n'est pas qu'elle serait une fausse amitié; c'est qu'elle est fondamentalement une amitié fragile. Et c'est ce que montre la fin du texte : celui qui prétend posséder la vérité sans être possédé par elle est condamné à la déception. D'une part parce que, quoi qu'il fasse, il ne peut échapper à la vérité. Une illusion, un mensonge, est toujours susceptible à court ou à moyen terme, d'éclater au grand jour. C'est que la vérité a la stabilité de ce qui est réel; le mensonge ou l'illusion, tout au contraire, ne reposent sur rien de solide. Ils leur manque, inévitablement, la stabilité que seule peut conférer la réalité. D'autre part, parce que la vérité qu'il prétend posséder ne peut manquer de se dérober à lui. Pourquoi en est-il ainsi? Parce qu'il manque d'humilité dans son rapport à la vérité, il prétend en faire sa chose, au point de tenir un discours qui vise à s'approprier la parole de Dieu, comme s'il parlait lui-même au nom de Dieu. Ce manque d'humilité le conduit inévitablement à prendre ses propres convictions pour la vérité, ce qui est la définition même de l'illusion. La vérité ne lui appartient pas. Dès qu'il pense en faire sa chose, elle lui glisse entre les mains pour ne laisser à sa place qu'une ombre de vérité. Il est puni : il ne se dérobe pas à la vérité, tandis que la vérité se dérobe à lui.

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