HANNAH ARENDT ET RENÉ GIRARD : COMPRENDRE LA SOCIÉTÉ
- damienclergetgurna
- 4 déc.
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Dernière mise à jour : 6 déc.
Action et comportement
La capacité à agir n'est, par définition, jamais prévisible, puisque cette capacité suppose de faire un choix dans un contexte d'indétermination. Mais cette liberté tend à disparaître dès lors que nous suivons la pente naturelle de nos désirs. On ne peut pas prédire les "actions" des hommes; mais on peut prédire du moins leur "comportement" (behavior), soit leur façon naturelle de réagir lorsqu'ils sont confrontés à des situations qui affectent leurs désirs. Le comportement (terme qu'on utilise en éthologie) est soumis à un schéma déterministe auquel échappe (du moins en principe) la liberté supposée de l' action . De l'action, nous ne pouvons pas connaître à l'avance (avant qu'une décision ne soit posée) ce qu'elle sera. Mais nous pouvons connaître ce qu'elle devrait être, nous pouvons connaître les normes qu'elle devrait suivre. Du comportement, en revanche, nous pouvons anticiper les manifestations en suivant les chaînes causales qui le régissent.
Or, sur quoi peut porter cette connaissance scientifique , lorsqu'on l'applique au domaine du comportement collectif ? Elle porte sur un certain collectif dont la structuration et la dynamique sont celles du désir. Quel nom donner à ce collectif ? A partir du 18e siècle, ce collectif porte le nom de "Société" . Les "sciences politiques" désignent en ce sens un conglomérat de sciences diverses (science démographique, science économique, sociologie...) qui ont toutes pour point commun de porter sur la réalité sociale . Mais qu'est-ce donc que cette réalité sociale? Comment la définir exactement? Comment l'appréhender?
Social et Oïkos
La première caractéristique essentielle du social, c'est qu'il est intimement lié à la sphère de l'Oikos . Les philosophes grecs de l'antiquité avaient déjà pleinement conscience de l'existence d'une réalité sociale qui précédait l'avènement de la société politique . Avant d'être un animal politique, l'homme était d'abord un animal social, qui avait physiquement besoin de vivre avec les autres, non pas pour épanouir sa nature d'animal doté de logos , mais tout simplement- comme tous les autres animaux- pour se donner des chances de survivre. Dans la République, Platon explique ainsi l'origine historique des sociétés humaines : "Selon moi, ce qui donne naissance à une société, c'est l'impuissance de chaque individu de se su re à lui-même, et le besoin qu'il éprouve de mille choses; où bien à quelle autre cause une société doit-elle son origine? Ainsi le besoin d'une chose ayant engagé un homme à se joindre à un homme, et le besoin d'une autre autre chose, à un autre homme, la multiplicité des besoins a réuni dans une même habitation plusieurs hommes pour s'entr-aider, et nous avons donné à cette association le nom de société, n'est-ce pas?" .
Rousseau, dans le second discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, fournit exactement la même explication : les sociétés ont commencé à se constituer lorsqu'un homme a commencé à avoir besoin d'un autre homme pour cultiver un champ. Le travail est enfant du désir, et la société civile n'est rien d'autre -somme toute- qu'une organisation des rapports de production, ainsi que l'affirmera Marx au 19e siècle. La société serait donc, dès le départ et essentiellement, un groupement de nature économique.
Hannah Arendt ,dans l'introduction de la Condition de l'homme moderne, distingue quatre grands types d'activité humaine : 1) La theoria, l'activité contemplative; 2) La praxis, l'action; 3) La poièsis, la production; 4) Le travail. De ces quatre activités, la dernière (le travail) est la moins proprement humaine. Le travail est la concession que nous devons faire aux nécessités vitales. On travaille pour gagner sa vie. Et même si on peut parfois gagner très bien sa vie, on ne fait jamais au bout du compte que gagner sa vie. Or, le sacre de la société civile, c'est aussi-dit Arendt le sacre de l' animal laborans , de ce travailleur. Avec la société civile, c'est l'Oikos qui apparaît comme la sphère principale autour de laquelle tout gravite. Ce que les grecs appelaient Skholè et les latins Otium, soit le loisir, renvoyait à une sphère d'activité (la praxis et surtout la theoria) d'autant plus précieuse qu'elle supposait qu'on se soit d'abord délivré de la dure nécessité du travail. Mais pour nous le mot loisir a changé de signification : le loisir est ce temps de repos qui précède ou qui suit le temps de travail. Or, celui qui a besoin de se reposer , c'est celui qui travaille, le repos n'a de sens que comme la non-activité qui doit interrompre -de temps en temps- la fatigue du travailleur. Le loisir n'est plus alors que cette compensation à l'énergie perdue au travail, une sorte de moyen de recharger les batteries pour les consommer à nouveau dans une boucle sans n qui enferme l'homme dans sa condition de travailleur. Définie à partir de la société civile, toute la vie de l'individu se retrouve de la sorte agencée autour du pôle de l'économie.
Mais il y a plus encore, pour H. Arendt : le terme grec Oikos , rappelons-le, renvoie indistinctement à la sphère biologique et à la sphère économique (comme l'indique son étymologie), en tant qu'elles trouvaient leur unité dans la vie domestique. Cette assimilation peut paraître surprenante, mais elle est pleine de sens : le cycle économique (production/ consommation; travail/repos) ne fait que reproduire à l'identique la structure du cycle biologique (Croissance/dépense; création/destruction). Il ne s'agit en réalité que du même
processus, considéré sous deux aspects différents. Le social est intimement lié au sociétal , terme récent qui désigne tout ce qui, à l'intérieur de la vie sociale, concerne la vie proprement biologique des individus (leur identité sexuelle, leur orientation sexuelle, leur rapport à la mort, au handicap ou à la maladie...). Cette proximité entre la dynamique biologique et la dynamique économique se donne particulièrement à voir dans la façon dont l'expansion du domaine économique (donc de la sphère du travail) finit par ressembler de plus en plus au principe darwinien d'une perpétuelle "destruction créatrice" (J. Schumpeter).
Une bonne partie de l'activité économique, note H. Arendt, reposait au départ sur un principe de stabilité qui avait moins à voir avec le cycle biologique qu'avec le monde de l' homo faber , l'homme de la poièsis, le fabricateur. C'était le cas tant que le travailleur n'était pas encore un simple salarié qui ne vend plus que sa force de travail, mais un artisan qui vendait l'œuvre de ses mains. C'était encore le cas tant que la valeur d'usage n'avait pas encore complètement cédé sa place à la valeur d'échange. C'était encore le cas tant que les diverses externalités négatives ne comptaient pas positivement dans la richesse des nations. Or, le développement du capitalisme conduit insidieusement, observe Arendt, à la liquéfaction systématique des biens économiques, qui sont de moins en moins des biens de ce monde et de plus en plus des "flux" . On comprend du même coup pourquoi l'expansion du domaine économique se fait au détriment du domaine de la poièsis.
Ce qu'on appelle la crise écologique ou destruction de la nature se définit, pour H. Arendt, plutôt comme une destruction du monde , une apocalypse , au sens rigoureux du terme. En effet, le domaine de la poiésis est la condition d'existence du monde. Le monde, ce n'est pas la nature , ce n'est pas non plus le réel, mais c'est le réel bien organisé. Le latin Mundus et le grec Kosmos renvoient étymologiquement à l'idée de parure . Le monde, c'est cet espace habitable, cet ordonnancement du tout où chaque chose a sa place. Or, ce qui fait que la nature devient monde , c'est l'ensemble des productions que l'homme ajoute à la nature; ce sont ces productions, ces oeuvres , qui confèrent un sens humain à ce qui nous entoure et qui font de la nature un paysage . L'activité de fabrication est la condition de possibilité du monde. Les hommes meurent mais le monde qu'ils laissent derrière eux, lui, ne meurt pas ou du moins il n'est pas destiné à disparaître avec eux. Le monde assure cette stabilité qui rompt avec le cycle sempiternel des naissances et des morts. Il insère, par sa présence, un élément de fixité dans le cycle biologique de la vie des hommes. Les nouvelles générations apparaissent dans un monde qui est plus vieux qu'elles et qu'elles reçoivent donc en héritage.
Or, c'est ce monde là que la dynamique sociale finit pourtant par détruire, absorber, digérer et relâcher dans la nature au rang de déchet. Les plus durables des œuvres, celles qui n'ont pas d'autre fonction que d'être durables, soit les œuvres d'art , n'échappent pas à cette logique dévoratrice. A l'heure de la culture de masse, note Arendt, l'œuvre d' art devient elle-même un bien de consommation , destiné donc à être consommé . Ainsi la société civile, dans l'expansion qu'elle a prise aujourd'hui, a transformé le domaine de la culture en un domaine de consommation comme les autres, alignés sur les désirs du public. Tout ce qui fait monde se retrouve alors pris dans un processus d'obsolescence programmée, de sorte que le principe même d'une transmission devient inutile car la société se renouvelle en permanence sans laisser aucun monde durable derrière elle.
Social, privé et public
Une deuxième caractéristique du phénomène social, c'est qu'il fait éclater la vieille opposition entre le domaine privé et le domaine public .
Le contrat social de Rousseau vise à concevoir le passage des individus tels qu'ils se trouvent à l'état de nature, aux citoyens tels qu'ils se trouvent dans l'ordre républicain. Mais c'est une simplification pleinement assumée par Rousseau. En réalité, l'auteur du discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes n'ignore pas que, entre cette existence purement individuelle à l'état de nature, et l'existence politique du citoyen, s'intercale l'existence sociale de l'homme. Ce n'est pas l'atome individuel que le législateur trouve en face de lui, lorsqu'il doit concevoir le plan idéal de sa cité. C'est un individu qui est déjà le membre de certaines collectivités, de groupes sociaux constitués, avec leurs intérêts propres, leur langage, leur culture déterminée. Entre l'individu (le privé) et le citoyen (le public), s'intercale l'homme social. Que faire de ce corps étranger, dont la présence menace en permanence la belle dichotomie du privé et du public ? Les termes du contrat républicain sont très clairs : il faut que l'individu s'arrache à son identité sociale, celle de sa culture, de sa religion, de sa race... pour ne plus se concevoir que comme un individu identique à tous, similaire à tout autre, en somme un individu générique. Autrement dit, il s'agit de court-circuiter les groupements sociaux pour que rien n'interfère dans la relation harmonieuse entre les individus et le corps politique, entre le un singulier et le tout collectif.
C'est dans cette perspective qu'on peut comprendre la loi Le chapelier du 14 juin 1791, loi qui interdisait-dans une veine rousseauiste tout groupement professionnel. Cette loi ,dirigée initialement contre les guildes et les corporations de métier avait pour but avoué d'affranchir les individus des différentes pressions auxquelles les soumettaient leur appartenance à des groupes de métier. Ce avec quoi l'ordre politique républicain doit compter, ce sont des individus également libres, et certainement pas des groupements d'intérêts. De la même façon, il faudra attendre que la société acquiert droit de cité pour que l'existence des sociétés religieuses (l'Église) finisse par être politiquement tolérée (Loi de 1905).
Social et normalité
Cette remarque nous amène à la troisième caractéristique du social : le social a un pouvoir normant , une capacité à uniformiser le comportement des individus. "L'essentiel-observe H. Arendt- est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l'action de chacun de ses membres, elle exige un certains comportement imposant d'innombrables règles qui toutes tendent à normaliser ses membres à les faire marcher droit à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires".
C'est ce pouvoir uniformisant du social qui, évidemment, donne son allure uniforme au comportement social et permet qu'il puisse faire l'objet d'une science sociale : "L'économie, poursuit Arendt, ne peut prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement; ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour des asociaux ou des anormaux" .
Ce qu'il faut remarquer, c'est que cette normalisation sociale n'agit pas du tout de la même façon que la normalisation politique (celle de la loi). Le comportement d'un citoyen est normé par la loi, qui lui impose de respecter certaines règles de conduite. Mais la loi, par sa nature même, pose des limites plutôt qu'elle n'impose une uniformisation des conduites. Il en va tout autrement de la pression sociale, qui tend à exercer sur les individus la pression du normal . Le normal n'est pas le légal. Et ce qui est anormal, déviant, n'est pas non plus l'illégal.
Dans l'article la crise de l'éducation (dans La crise de la culture), Arendt illustre cette différence en prenant pour thème le nouveau modèle éducatif qui s'impose aux Etats-Unis dans les années 60s. Essentiellement, ce modèle consiste à libérer l'élève de l'autorité toute-puissante exercée jusque là par le maître. Le maître, c'était le tenant de l'autorité légale, le pouvoir de la loi. Or, observe Arendt, l'enfant libéré de ce pouvoir de la loi (la loi du père dirait Freud) s'est aussitôt retrouvé exposé au pouvoir social exercé par ses pairs , ses petits camarades. Loin d'être libéré, il s'est retrouvé soumis au pouvoir normatif de la classe, un pouvoir qui ne lui fixe plus des limites (comme la loi), mais qui lui impose d'adopter un certain type de comportement si il ne veut pas être marginalisé. Rien ne peut plus arrêter la pression de ce conformisme ambiant qui punit impitoyablement la moindre déviance, la moindre marginalité : "Quant à l'enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu'avant, car l'autorité d'un groupe, fût-ce un groupe d'enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d'un individu, si sévère soit-il. Si l'on se place du point de vue de l'enfant pris individuellement, on voit qu'il n'a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. Il ne se trouve plus dans la situation d'une lutte inégale avec quelqu'un qui a, certes, une supériorité absolue sur lui- situation où il peut néanmoins compter sur la solidarité des autres enfants, c'est-à-dire de ses pairs- mais il se trouve bien plutôt dans la situation par définition sans espoir de quelqu'un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l'absolue majorité de toutes les autres. (La crise de la culture, "La crise de l'éducation")
On comprend du même coup que cette pression sociale puisse susciter, en guise de réaction, une revendication à faire valoir sa singularité. C'est par excellence, la réaction romantique, qu'on voit déjà apparaître chez Rousseau, et qui est tout entière dirigée contre le conformisme ambiant de la société civile, l' esprit bourgeois . L'individu y affirme crânement sa différence en refusant de se plier aux injonctions sociales. Mais cette réaction romantique ne laisse pas non plus d'être ambiguë. Parvient-elle vraiment à rompre avec le conformisme social? Pour le dire plus simplement : n'y a-t-il pas aussi un conformisme de l'esprit rebelle, un conformisme de celui qui se fait un point d'honneur de n'être pas comme les autres? Y a-t-il, socialement, rien de plus conformiste que cette tendance irrépressible à prétendre qu'on échappe soi-même au conformisme social, au bêlement des moutons de Panurge?
René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque
Mais pourquoi cette révolte romantique est-elle condamnée à échouer? Pourquoi le conformisme rattrape-t-il inévitablement celui qui croit être anti-conformiste? Pour expliquer ce point, nous pouvons nous référer à l'ouvrage de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, qui est un ouvrage de critique littéraire portant sur les auteurs romanesques de la deuxième moitié du 54 19e siècle : Flaubert, Stendhal, Proust et Dostoïevski. Ce que René Girard identifie chez ces auteurs, c'est une certaine critique implicite de l'illusion romantique , à savoir l'illusion du personnage qui prétend opposer au conformisme de l'esprit bourgeois la singularité de ses propres désirs. Il s'agit d'une illusion, car l'âme romantique, dans son désir de rompre avec les conventions sociales, se leurre sur la structure de son propre désir : Le romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au 19e siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une forme nouvelle de copie . Le romantique s'imagine, à tort, que le désir serait une simple relation binaire (dyadique) entre un sujet du désir et un objet de désir. Or, ce que mettent en évidence les œuvres de Flaubert, de Stendhal, de Proust et de Dostoïevski, c'est au contraire la structure triangulaire de tout désir. Tout désir met en relation un sujet du désir, un objet du désir, et un médiateur de ce désir. Autrement dit, le désir est mimétique .
Ainsi, dans le Rouge et le Noir, le désir de Julien Sorel est en permanence calqué sur la figure de Napoléon, qui lui sert de modèle. De même, au début du roman, Monsieur de Rênal embauche Julien comme précepteur, parce qu'on lui fait valoir que son rival (Monsieur de Valenod) désire lui aussi prendre Julien à son service. Mathilde de la Môle, dont Julien tombe amoureux à Paris, est elle aussi habitée par un désir dont le médiateur est un ancêtre de la famille à qui elle rêve de ressembler. Ce qu'elle fera, à la toute fin du roman, en portant sur ses genoux la tête de son amant décapité. Le romantique ne se débarrasse donc pas, contrairement à ce qu'il peut estimer, de cette allure mimétique du désir.
Mais il y a toutefois une raison à cette illusion. Le romantique peut s'imaginer avoir ses propres désirs et n'imiter personne, parce que son médiateur a changé de place et est pour ainsi dire moins visible. Les progrès de l'égalité dans les sociétés modernes ont transformé la nature de la médiation, en nous faisant passer de ce que Girard nomme une médiation externe à une médiation interne ." Nous parlerons de médiation externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact. Nous parlerons de médiation interne lorsque cette distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l'une dans l'autre" .
L'œuvre emblématique de ce passage est le Don Quichotte de Cervantès. Emblématique, parce qu'il s'agit du dernier roman de chevalerie et du premier roman de la modernité. Don Quichotte est un personnage de l'ancien temps confronté à l'impossibilité de vivre dans les temps nouveaux. Sa folie est la marque de son inadaptation sociale. Il est le témoignage d'un ancien temps, où la volonté d'imiter un modèle était clairement assumée, parce que ce modèle avait le visage du héros . Dans tout ce qu'il entreprend, Don Quichotte essaie d'imiter les actions héroïques d'Amadis de Gaule, comme le chrétien doit chercher à imiter Jésus-Christ. Ce médiateur externe est visible, parce qu'il représente une figure de la perfection qui incarne un modèle, mais qui-par sa distance- ne peut jamais être un rival. Il en va tout autrement du médiateur interne , qui n'est plus un modèle d'excellence, mais un être qui est notre égal. Du même coup, note Girard, la médiation tend à devenir invisible en même temps qu'elle devient extrêmement contagieuse : "Il y a médiation interne lorsqu'on attrape un désir voisin comme on attraperait la peste ou le choléra, par simple contact avec un sujet infecté. (...) Plus le médiateur se rapproche plus s'étendent les ravages de la médiation. Les manifestations collectives l'emportent sur les manifestations individuelles. (...) La contagion est si générale, dans l'univers de la médiation interne, que tout individu peut devenir le médiateur de son voisin sans comprendre le rôle qu'il est en train de jouer"
Invisible, contagieuse, la médiation interne a également une troisième caractéristique qui la rend très intéressante : "plus la distance qui sépare le médiateur et le sujet désirant se resserre, plus en même temps le médiateur devient une figure ambiguë : modèle à imiter, certes; mais simultanément rival à éliminer. Lui et moi désirons la même chose, mais du fait de notre proximité, lui et moi nous empêchons mutuellement d'obtenir l'objet de notre désir : Le médiateur ne peut plus jouer son rôle de modèle sans jouer également ou paraître jouer, le rôle d'un obstacle. (...) .Ne nous étonnons pas si M. de Rênal jette sur Valenod des regards bien différents de ceux que Don Quichotte élève vers Amadis (...) Le sujet éprouve pour son modèle un sentiment déchirant formé de l'union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine ." Dans son Journal d'Italie, Stendhal évoque ainsi, pour parler des sociétés modernes, "le règne de l'envie, la jalousie et la haine impuissante" .
Social et Violence
Ceci nous amène à énoncer la dernière et quatrième caractéristique du social : c'est un espace traversé par les conflits . Cette thématique de la violence inhérente à la vie sociale, on la retrouve chez de très nombreux auteurs : Rousseau (la société, c'est le règne de l'amour-propre), Kant ( "l'insociable sociabilité" dont il parle dans l'IHU), ou encore Marx (l'histoire de la société, c'est l'histoire de la lutte des classes)... et évidemment René Girard !
La thématique de la violence sociale est au cœur de son ouvrage La violence et le sacré, dans lequel il voit dans l'émergence du sacré une réponse au problème de la violence sociale, par le biais du mécanisme de la victime émissaire . René Girard montre en effet que le point commun à la plupart des religions est l'existence d'un dieu sacrifié, soit une victime émissaire , et que ce dieu cristallise sur sa personne à la fois la plus grande vénération et la plus grande crainte.
Cette ambivalence (que Rudolf Otto, dans son livre de 1917, Le Sacré, résumait par deux caractéristiques : le terrifiant (tremendus) et le fascinant (fascinans)) est précisément ce qui définit la figure de la victime émissaire. Le mécanisme de la victime émissaire est le point d'aboutissement et en même temps le point de résolution d'une violence mimétique qui menace l'existence de la société toute entière. La victime émissaire restaure la paix en concentrant sur sa personne toute la haine accumulée dans le corps social. Elle est à la fois le coupable idéal, désigné à la vindicte populaire; et du même coup le sauveur, dont la mise à mort restaure la paix sociale menacée par la contagion mimétique de la violence.






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