INDIVIDU ET COMMUNAUTÉ
- damienclergetgurna
- 28 févr.
- 23 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 oct.
Notre thème, aujourd'hui, c'est Individu et Communauté. Pour le traiter plus simplement, nous allons comparer trois ouvrages qui datent de trois époques différentes, mais qui ont tous en commun de traiter de ce thème. Mais chacun de ces auteurs a écrit à une période différente : Eschyle, c'est la Grèce du 5e siècle avant Jésus-Christ. Spinoza, c'est les Pays-Bas au 17e siècle après Jésus-Christ. Et Edith Wharton, c'est le New York de la fin du 19e siècle. Pourquoi avons-nous choisi ces trois auteurs ? Comme ça, au hasard ? Pas du tout. C'est parce que pris ensemble ces trois auteurs me paraissent dessiner un arc des possibles, c'est-à-dire une configuration assez exhaustive de la façon dont on peut traiter le thème individu et communauté, suivant trois modalités différentes qui se complètent parfaitement. La conception grecque, la conception rationnelle moderne du 17e siècle et la conception contemporaine. On a donc trois conceptions, trois textes qui incarnent chacun à sa façon une certaine manière de présenter la thématique individu et communauté. Autrement dit, ils se répondent les uns aux autres, et entre chacun de ces textes, on voit se dessiner une évolution possible sur le thème individu et communauté.
Qu'est-ce qu'un Individu ?
Chez Eschyle
Je vais me concentrer d'abord sur le thème de l'individu. Et à chaque fois, je vais me poser la question, c'est quoi être un individu pour un grec du 5e siècle avant Jésus-Christ, pour un européen du 17e siècle, donc du grand siècle classique ou pour une new-yorkaise de la fin du 19e siècle ?
Alors, c'est quoi être un individu pour un grec au 5e siècle avant Jésus-Christ ? Qui a la qualité d'être un individu dans le théâtre d'Eschyle ? Eh bien, il y a un critère qui est très simple. Même si vous ne lisez pas l'ouvrage, vous regardez là où des noms propres apparaissent. Donc, il y a Étéocle, le roi, il y a Danaos. À chaque fois qu'un personnage est nommé par Eschyle d'après son nom propre, on peut dire que lui, il se distingue de la masse et qu'il est un individu à part entière. Autrement dit, les individus, pour un grec du 5e siècle avant Jésus-Christ, ce sont tous ceux-là qui sortent de la masse parce qu'ils s'en distinguent. Autrement dit, la figure type de l'individu dans la Grèce antique, c'est la figure de celui qui se distingue parce qu'il a des qualités d'excellence qui le placent au-dessus du lot. Lui, il est remarquable. Lui, il n'est pas fondu dans l'anonymat, justement celui du chœur antique, dans la tragédie. Le chœur représente l'anonymat du groupe, dans le théâtre antique. Dans les sept contre Thèbes comme dans les Suppliantes, ce sont généralement les femmes qui n'ont pas de nom, qui sont réduits à la condition de cette troupe anonyme.
Donc, à chaque fois qu'on entend le chœur, on a affaire à une sorte de masse indifférenciée. Et l'individu dans ce théâtre, il n'émerge que comme cette espèce de figure solitaire, qui est solitaire parce qu'elle est au-dessus des autres. C'est le thème de la complainte du roi qui se dit qu'il est perdu parce que, quoi qu'il fasse, de toute manière, la responsabilité du sort de Thèbes pèsera sur ses épaules. Ou que ce soit le roi qui, dans les Suppliantes, accueille les jeunes femmes Égyptiennes qui fuient leurs maris. Quoi qu'il fasse, qu'il refuse de les accueillir, ces migrantes, ou qu'il décide de les accueillir, il devra en payer le prix et la responsabilité individuelle. Donc, à chaque fois, on a un visage de l'individu qui est ici très marqué. L'individu, c'est celui qui se singularise parce qu'il représente une certaine excellence (arèté). Autrement dit, le modèle de l'individu, c'est le héros. C'est celui qui, déjà chez Homère, était considéré comme un individu parce qu'il était le seul à avoir un visage qui se détachait de la masse, parce qu'il possède des qualités d'excellence que ne possèdent pas les autres. C'est Achille, c'est Ulysse, c'est Agamemnon, c'est Hector, tous ces gens qui ont un nom propre. Ce sont eux qui sont véritablement des individus. Ce qui caractérise cet individu, c'est un trait objectif. C'est le fait qu'il est remarquable. Et par opposition, tous ceux qui ne sont pas des individus, ce sont ceux qui sont noyés dans la masse parce qu'ils représentent quelque chose comme un statut médiocre, moyen. Ceux qui ne sont pas des individus, ceux qui n'ont pas de caractère propre, ceux qui n'ont pas de physionomie, ce sont tous ceux qui sont ramenés à un état d'indistinction.
Chez Spinoza
Si on prend Spinoza maintenant, qu'est-ce que c'est qu'un individu pour Spinoza, donc pour un Européen du XVIIe siècle ? Là, c'est complètement différent parce qu'on voit tout de suite dans le traité théologico-politique que tout le monde est un individu. Tous les hommes, à la base, sont des individus. Donc, il ne s'agit plus cette fois de distinguer certaines personnes par opposition à d'autres qui ne sont proprement personne. Chez Spinoza, n'importe qui est un individu, justement. C'est qu'il ne s'agit pas pour être un individu de ne pas être n'importe qui. Au contraire, ce qui caractérise le fondement de l'ordre politique voulu par Spinoza, c'est que n'importe qui est un individu. Et par conséquent, n'importe qui a des "droits naturels" qui sont des droits de l'individu.
Mais ça veut dire que dans ce cas-là, cet individu, il faut qu'on le conçoive autrement, qu'il est pensé différemment puisqu'il vous suffit de naître pour avoir ce statut d'individu. Pour quelqu'un qui, au XVIIe siècle, comme Spinoza, considère que tous les hommes sont des individus, ce n'est plus l'anonymat contre quoi on va penser l'individualité. Alors, c'est contre quoi ? Spinoza, c'est le XVIIe siècle, c'est un héritier de Descartes. Et Descartes, au XVIIe siècle, c'est lui qui réinvente l'individualité en disant que l'individu, c'est un sujet. C'est-à-dire, c'est celui qui est capable de dire « je ». Et donc, de ce point de vue-là, n'importe qui est un individu dans la mesure même où il est capable de se rapporter à lui-même, à la première personne. Je pense donc que je suis. Voilà ce que fait Descartes quand il réinvente toute la philosophie en disant qu'on va redéfinir toute la philosophie sur une nouvelle base. Cette nouvelle base, comme vous le savez, chez Descartes, c'est le cogito. Et qu'est-ce que c'est que le cogito ? C'est le fait pour chacun de se définir comme un sujet, comme quelqu'un qui se rapporte à lui-même à la première personne. En disant « je », je fais valoir par là que je suis un individu. Mais plus un individu parce que je me distingue de la masse, au contraire. Tout individu est similaire à un autre en ce qu'il a les mêmes droits que les autres. On est tous conformes là-dessus. Quand Descartes dit « je pense, donc je suis », c'est une vérité qui ne vaut pas seulement pour Descartes, mais qui vaut pour vous comme pour lui, c'est-à-dire pour n'importe quelle personne qui est capable de prendre conscience de sa propre existence. Donc on est tous, en tant que nous sommes des sujets pensants, on est tous identiques. Mais ce qui fait de nous des individus, c'est justement cette capacité réflexive, cette capacité d'être des sujets et pas simplement d'être des individus objectivement remarquables qui auraient quelque chose qui les distingue des autres. Non, nous avons par cette capacité à nous référer à nous-mêmes à la première personne, nous avons tous ce statut d'individu. Donc rien à voir avec l'individualité telle qu'elle est pensée chez Eschyle. Ici, l'individu en tant que sujet, c'est une sorte d'universel anthropologique.
Être un individu nous distingue non pas de la masse, mais du statut de quelque chose qui n'aurait pas cette capacité de se rapporter à lui-même et qui serait donc comme la figure d'un simple objet, c'est-à-dire quelque chose qui ne pourrait pas avoir des désirs propres ni de volonté propre parce qu'il serait infichu de se rapporter à lui-même. Il n'aurait pas cette capacité de se rapporter à lui-même et donc il aurait ce statut d'inertie qui est celui d'un objet qu'on peut manipuler comme on le souhaite. Là, vous avez une certaine idée de ce que peut représenter un droit individuel. C'est le droit de cet être qui est capable de se rapporter à lui-même en disant je veux ceci ou je ne veux pas ceci.
Chez Wharton
Quant à Edith Wharton, on voit que chez elle, le statut de l'individu n'est plus du tout le même parce que chez Edith Wharton, il ne s'agit plus simplement de faire valoir son individualité en disant qu'elle est un sujet capable de se référer à elle-même à la première personne. L'individualité n'est plus celle qui se distingue par des qualités singulières et remarquables, ce n'est pas non plus la simple condition de cet être qui a des désirs propres. Chez Edith Wharton, on a affaire à un sujet qui se définit dans ses qualités singulières mais non pas au sens où ce seraient des qualités objectives qui le distingueraient de la masse. Non, pas du tout. Ce sont des qualités introspectives. C'est le fait que chacun se sent exister lui-même dans une différence par rapport aux autres, dans le fait qu'il est un être vraiment singulier qui a ses propres aspirations qui ne sont pas celles des autres. Bref, qu'il a quelque chose qui le singularise et qu'il ne ramène pas du tout au statut abstrait d'un simple sujet qui a des droits comme n'importe quel sujet. Non. Là, il s'agit de faire valoir un droit à la différence. En tant qu'individu, je fais valoir non pas le fait que je ne suis pas comme les autres au sens où je m'en distingue parce que je suis meilleur. Non, je fais valoir quelque chose comme ma différence intrinsèque. Ce qui fait de moi une personne insubstituable. Ce qui fait de moi un être dont le moule a été cassé à la naissance. Et là, on a affaire à un individu pris dans un sens qui est le nôtre actuellement parce que chacun d'entre nous se pense comme individu dans cette singularité-là qui fait de lui non pas un simple sujet ni non plus quelqu'un qui serait au-dessus de la masse mais quelqu'un qui se définit par ce qu'il a de singulier et différent par rapport aux autres. Donc ici, ce "moi", il se distingue non pas de la masse mais du on. Du "on" anonyme. C'est un moi qui fait valoir tout ce qu'il y a en lui d'original et d'authentique. Ça ne veut pas forcément dire meilleur. Ça veut dire propre à soi.
Littéralement, ces trois positions définissent un arc des possibles. Qu'est-ce que c'est qu'un individu ? Ou bien l'individu, c'est celui qui sort de la masse parce qu'il a des propriétés remarquables qui permettent de le singulariser en disant lui, il est unique. C'est le modèle du héros. Ou bien on considère que l'individu, c'est tout et chacun d'entre nous en tant qu'il est capable de parler de lui à la première personne. C'est un sujet. Ou bien on considère que ce qui caractérise cet individu, c'est sa singularité, le caractère insubstituable qui fait qu'il n'est pas comme un autre parce qu'il est un être original et insubstituable. Un individu singulier, un sujet ou un moi. Il est difficile de penser quelque chose comme une sorte de quatrième catégorie qui permettrait de donner un sens concret à ce que c'est qu'être un individu. Ou bien celui qui veut être un individu dit « moi je ne suis pas n'importe qui !", sous-entendu, moi je suis au-dessus des autres. On est un grec. Ou bien au contraire, il revendique ses droits individuels parce que justement il se pense comme un sujet identique aux autres. Ou bien au contraire, il revendique son originalité parce que c'est un artiste romantique et qu'il est persuadé d'éprouver des choses que les autres n'éprouvent pas parce qu'il se vit sur le mode d'un "moi". Est-ce que vous avez une quatrième possibilité ? C'est très difficile de l'envisager….
Qu'est-ce qu'une communauté ?
Essayons maintenant de voir si la même chose s'applique dans le cas de la communauté. Est-ce que ces trois œuvres dessinent encore à l'égard du thème de la communauté une sorte d'inventaire des possibles ? Là encore, on va voir que c'est bien le cas. Parce que le mot communauté ne désigne pas du tout la même chose manifestement ni chez Eschyle
ni chez Spinoza ni chez Edith Wharton. C'est le même mot qui désigne foncièrement des réalités différentes. Mais ce n'est pas simplement ça qui est intéressant. C'est que la façon même dont évolue le concept de communauté apparaît finalement comme assez logique.
Chez Eschyle
Que désigne la communauté chez Eschyle ? Elle désigne d'abord et avant tout le corps politique. C'est la cité-État (Polis). C'est elle le protagoniste par excellence de tout le théâtre antique. c'est la communauté politique. Et quand on parle de communauté on ne pense spontanément qu'à celle-ci. Celles qui ont été exclues de leur communauté, les suppliantes, celles qui sont des migrantes, elles ont été privées de leur communauté au sens où elles sont apatrides. C'est-à-dire elles ont été privées de leur communauté politique d'origine. La communauté, c'est celle qu'incarne à chaque fois le roi parce qu'il en est le porte-parole et le représentant. On sent que l'acteur principal de toute la tragédie grecque c'est toujours cette communauté politique qu'incarne la cité-État. Rien à voir avec la communauté telle qu'elle existera pour Spinoza.
Chez Wharton
Mais là pour le coup pour des raisons pédagogiques avant de préciser la communauté chez Spinoza je vais passer tout de suite à Edith Wharton et puis ensuite on essaiera de deviner quel espace intercalaire représente la communauté chez Spinoza. Donc chez Edith Wharton c'est facile : la communauté c'est quoi ? C'est pas du tout la cité politique il n'est pas question de politique chez Edith Wharton. C'est quoi la communauté ? C'est la société. C'est la société new-yorkaise ou plus précisément la haute société new-yorkaise. C'est cette société qui intéresse le sociologue si vous voulez, pas du tout cette communauté qui intéresse le politologue. Chez Eschyle la communauté c'est la communauté politique. Point barre. C'est le corps des citoyens. Chez Edith Wharton la politique est complètement absente. On a plutôt affaire ici à une sorte de haute société qui impose ses propres normes implicites aux individus et qui fonctionne non pas comme une forme verticale (celle de l'autorité), mais plutôt comme une forme horizontale (celle de la pression du groupe). Ce n'est plus une communauté organisée politiquement. C'est une sorte de système anonyme de pression.
Chez Spinoza
Mais alors qu'est-ce qu'il nous reste comme possible entre la communauté politique telle qu'elle est incarnée dans la "cité-État" et cette communauté telle qu'elle est incarnée par la "bonne société" ? Qu'est-ce qu'il nous reste ? Entre les deux, on a Spinoza. Pourquoi est-ce que la communauté telle qu'elle se définit au XVIIe siècle dans la philosophie politique moderne incarne justement un centre, un point de bascule entre l'ancienne communauté politique et la nouvelle société telle qu'Edith Wharton nous la décrit ? Entre la cité comme communauté politique et la société comme disons espace d'échange entre individus qu'est-ce qui s'est passé; qu'est-ce qui s'est produit ? Qu'est-ce qui est apparu au XVIIe siècle ?C'est l'État moderne. La communauté telle que Spinoza la comprend c'est un mixte entre la société telle que Edith Wharton va la comprendre et la cité-État telle que Eschyle la comprenait. Pourquoi ? La cité-État d'Eschyle incarne le modèle de ce que Aristote appelait l'homme comme "animal politique". Quand Aristote disait que l'homme est un animal politique ce qu'il voulait dire c'est que naturellement chacun d'entre vous était fait non pas pour vivre en société mais était fait pour vivre dans une société bien particulière qui était la société politique. Au sens où c'est en tant qu'il devient citoyen qu'il acquiert sa pleine humanité. Ça veut dire que tous ceux qui n'ont pas ce statut de citoyens ce sont des infrahumains ou des gens qui n'ont pas pleinement réalisé leur humanité. Si l'homme est un animal politique ça signifie qu'il est fait pour exister dans une organisation sociale d'un type un peu particulier qui est une organisation politique telle que Eschyle nous la montre, c'est-à-dire une communauté de citoyens.
Or à partir du XVIIe siècle que va-t-il se passer ? À partir du XVIIe siècle on commence à se dire que l'homme n'est pas du tout un animal naturellement politique. On commence à se dire qu'en réalité cette organisation politique c'est un "artifice", un "artefact" qu'on a construit de toutes pièces mais qu'à la base l'homme n'est pas un animal politique parce qu'à la base l'homme dans l'état de nature, il existe comme un être indépendant c'est-à-dire comme un individu à part entière. Que c'est l'individu qui précède la communauté et non pas la communauté qui précède l'individu ! Que ce qui caractérise l'homme dans "l'état de nature" c'est d'abord qu'il est un individu qui a des droits individuels. Pourquoi va-t-il rentrer dans une société politique ? Il va rentrer dans une société politique pour défendre ses droits individuels. Son droit à la propriété son droit à la sécurité son droit à être traité décemment. Tout ça, c'est ce qui le motive à rentrer dans une communauté politique; mais cette communauté politique, et c'est ça la nouveauté, chez Spinoza, elle est considérée comme une sorte de "contrat" que chacun d'entre nous va signer avec les autres parce que l'état de nature est un état qui n'est pas supportable. parce que chacun d'entre vous a un droit naturel à la vie et à la propriété, mais le problème c'est que dans l'état de nature ce droit naturel est exposé à la concurrence des autres hommes qui vont lui voler sa propriété ou qui vont lui voler sa vie, ce qui revient au même.
Donc chacun d'entre nous va chercher une sorte de sécurité et pour créer une sécurité qu'est-ce qu'il va faire ? Il ne va pas créer une communauté politique au sens de Eschyle. il va créer un outil qui va permettre de maintenir les individus dans un état de paix et cet outil il s'appelle l'État. La grande nouveauté du XVIIe siècle c'est l'idée qu'une institution politique ou une communauté politique ce n'est pas le corps des citoyens, mais c'est deux choses. D'un côté, il y a des individus qui sont en relation les uns avec les autres de manière horizontale et dans l'état de nature cette relation elle est toujours potentiellement chaotique, tant qu'il n'y a pas de règles, tant qu'il n'y a pas d'instance qui fait respecter la paix, on a des individus qui ont plutôt tendance à se faire la guerre, parce que chacun finalement suit ses propres désirs et ne pense pas du tout en termes de communauté; et puis, en face de cette société d'individus, ce qui va permettre de ramener tout ça à la paix c'est une invention qui va être la création d'un État, ce qu'on appelle l'État moderne et l'État moderne qu'est-ce qu'il incarne ? Il incarne celui qui détient le monopole du pouvoir. C'est ça qui caractérise le XVIIe siècle c'est l'avènement d'une institution qu'on appelle l'État moderne et l'État moderne ce qui le caractérise ce qui en fait vraiment la nouveauté du siècle c'est qu'il est une sorte de monstre artificiel qui revendique pour lui-même le monopole du pouvoir. Il est le seul lieu légitime du pouvoir, ce que Spinoza nomme "le souverain".
Donc on n'a plus affaire ici à une communauté véritablement politique puisque les individus ne sont plus des citoyens. Ils restent des individus, des individus qui revendiquent des droits individuels. Vous comme moi on revendique nos droits individuels et on veut que ces droits soient protégés; et en face de nous il y a celui qui est le garant de ces droits individuels c'est-à-dire l'État qui est là pour protéger ces droits. On voit du même coup pourquoi la position de Spinoza représente historiquement une sorte de position charnière ou de moment charnière, puisque le 17ième siècle fait évoluer le concept de communauté politique. Une communauté politique ça devient "un État de droit" où les individus ne sont pas des citoyens mais des individus qui revendiquent leurs droits d'individus; et où en face d'eux il y a quelque chose qui crée le ciment entre eux et qui assure la paix civile et qui est cette instance extérieure à la société qu'on appelle l'État moderne. On a ici une structure double. La communauté politique chez Eschyle, c'est un peu comme les cinq doigts d'une main. Les individus y sont solidaires. On a un corps politique où les individus se sentent appartenir au même groupement, un groupement où chacun remplit son rôle. La société politique que dessine Spinoza est beaucoup plus proche de la notre. On ne considère pas que le groupe est l'essentiel. Le groupe n'existe que pour la satisfaction des individus et pour la préservation des droits individuels. Ça veut dire qu'aucun d'entre vous ne se définit d'abord et avant tout comme un citoyen. Il se définit avant tout comme un individu qui a des droits individuels et qui réclame la protection de ces droits individuels. En face à ces individus il y a une instance qui se situe en dehors de la sphère sociale parce qu'il est le garant de la sécurité de tous ces individus. Et ça c'est l'État. L'État considéré comme ce qui va prendre en charge l'existence politique des individus.
Vous voyez pourquoi ça représente une sorte de structure intermédiaire; parce que cet État qui est là pour servir les individus peut aussi potentiellement représenter pour la société une forme de menace, qui va porter atteinte aux droits des individus; et donc la logique historique veut que cette société, la société des individus, tende à s'émanciper de plus en plus du pouvoir politique. Et c'est bien ce qu'incarne le roman d'Edith Wharton où la politique est complètement absente. Il n'y a plus qu'une société qui est régie par des échanges horizontaux inter-individuels et qui impose à chaque individu ses normes qui sont celles du conformisme social… mais il n'y a plus du tout de politique. Autrement dit, Wharton c'est la vision de Spinoza mais sans le souverain! Le souverain devient absent mais en soi ce que dessine Wharton c'est cette même société des individus qui est le socle sur lequel Spinoza va bâtir sa nouvelle théorie politique. Vous enlevez l'État et qu'est-ce qui vous reste ? Il vous reste une société autonome qui est constituée par des individus et qui à aucun moment ne devient un groupement de nature véritablement politique. C'est la société économique des classes aisées américaines. Ce n'est pas pour rien que ce sont des riches qui constituent d'abord la société new-yorkaise, c'est parce que le ferment et le ciment de cette société ce sont des relations qui sont des relations d'argent c'est-à-dire des relations purement économique. Ce n'est pas le pouvoir politique qui impose sa loi aux individus, mais la logique des échanges, c'est l'échange et la circulation des biens et de l'argent qui crée le lien social entre les individus, un peu comme sur Internet : il n'y a pas de relation hiérarchique, il y a un réseau de relations entre individus et Internet c'est vraiment le modèle d'une société. La société c'est ce qui reste une fois qu'on a enlevé le pouvoir politique et qu'il n'y a plus que des interactions entre des individus qui forment une sorte
de tout autonome.
Quel problème est posé par la relation individu "et" communauté ?
Tout ça fait que les problématiques auxquelles chacune de ces œuvres répond ne sont pas du tout les mêmes et qu'elles ne s'énoncent pas du tout de la même manière. C'est le problème de la relation entre individu et communauté, dont nous allons maintenant parler.
Chez Eschyle
Quel est le problème de la relation entre individu et communauté dans le théâtre d'Eschyle ,qui est le ressort même de la tragédie grecque ? Il y a un double problème : un problème par le haut disons et puis un problème par le bas. Par le haut : c'est que celui qui est le chef de la communauté, en s'individualisant, sort de la masse et par conséquent perd en partie son appartenance à la communauté politique et devient un solitaire. C'est le problème de la solitude du pouvoir, la solitude de celui qui exerce la responsabilité collective et qui par le fait même qu'il exerce cette responsabilité collective incarne à la fois les valeurs les plus hautes de la communauté et en même temps fait l'épreuve d'une terrible solitude, parce qu'il sort de la masse et n'appartient plus vraiment au corps des citoyens. Il éprouve la solitude du chef. Donc par le haut il y a ce problème là qu'on rencontre effectivement dans les pièces d'Eschyle : à chaque fois on a la complainte du chef qui dit "mais je suis tout seul je suis repoussé en lisière je suis celui qui va devoir porter le fardeau de la responsabilité". Tout se passe comme si, en incarnant sous une forme individuelle toutes les valeurs de la communauté, ils s'en retrouvait potentiellement exclu !
Mais le plus important, c'est peut-être le problème qui se situe vers le bas. Dans le théâtre d'Eschyle, celui qui est vraiment le ressort de la tragédie, c'est le sort de tous ceux qui n'ont pas le droit de cité parce qu'ils n'ont pas un statut de citoyen; et eux justement ils posent un problème éthique à la communauté. Ils posent un problème éthique à la communauté précisément parce qu'ils n'en font pas partie : comme ils n'en font pas partie, quel droit peut-on leur reconnaître ? Quel droit peut-on reconnaître à un migrant qui est sans patrie et qui réclame l'hospitalité, au nom de quoi ? Au nom de quoi étant donné que toute sa capacité à exister comme individu vient directement et est directement corrélée à sa capacité à faire la preuve qu'il appartient à une communauté politique ? On a donc a affaire à tout un tas de personnes qui sont privées de statut et qui sont privées de droit précisément parce qu'elles sont en même temps privées de citoyenneté. Il faut lire les suppliantes d'Eschyle, parce que cette pièce conserve une brûlante actualité : elle nous parle du sorte des migrants. Qu'est-ce qu'on doit faire d'eux, à quel titre peuvent-ils exciper d'un droit d'être assistés et protégés par une communauté dont ils ne sont pas citoyens ? Ils sont à la marge…
Il faut lire aussi les 7 contre Thèbes, qui pose un problème similaire : les femmes y incarnent une infracommunauté, qui est la communauté familiale. Ce sont elles qui se plaignent auprès d'Etéocle, parce que leurs maris meurent au combat et qui se plaignent parce que la politique pousse les hommes à s'affronter dans des combats sanglants. Comment entendre leur voix ? Elles représentent la voix d'une individualité marginale parce qu'elle n'est pas liée à la communauté politique... et pourtant il faut entendre cette voix qu'on entend en permanence dans la tragédie d'Eschyle. Elle s'exprime bruyamment, mais est-elle entendue ? Comment peut-on l'entendre ? Comment peut-on entendre la voix de tous ceux qui sont sans voix parce qu'ils n'ont pas droit de Cité, parce qu'ils n'appartiennent pas au corps politique ?
Voilà comment se présente chez Eschyle la tragédie; c'est clairement la tragédie de ceux qui se situent en dehors de la communauté heureuse des citoyens, soit parce qu'ils en sont les chefs soit parce qu'ils n'appartiennent pas de fait à la cité qu'ils n'ont pas un droit de citoyenneté. Au nom de quoi devrait-on leur accorder des droits ?
Chez Spinoza
Alors comment se présente le problème maintenant chez Spinoza ? Le problème de la relation entre individus et communautés, comment se présente-t-il ? C'est un tout autre problème, que Eschyle, évidemment, ne se pose pas du tout. Ce problème est celui de la liberté d'opinion et de la liberté d'expression. D'une part, cette liberté d'expression s'impose, parce qu'à la base chaque individu a des droits naturels qu'il entend voir respectés. La liberté dont il dispose est un droit naturel. La manière dont est conçue la communauté politique, sur une base qui est celle des droits individuels, suppose qu'on accepte de ménager un espace de liberté pour les individus, puisque la société politique n'existe qu'en vue de la préservation de ces droits individuels. Il serait alors paradoxal que le pouvoir politique qui est là pour garantir la liberté des individus se transforme en moyen d'opprimer les individus et de limiter leurs droits naturels.
Mais d'autre part, et c'est pour ça que l'équation est si difficile à résoudre, on ne peut pas laisser les individus entièrement libres de faire tout ce qu'ils veulent, parce que ce serait retourner à un "état de nature" qui est chaotique. Laisser une totale et complète liberté aux individus sans faire appel à cette régulation que représente l'autorité légitime du souverain, c'est retourner à un état de nature dont les individus veulent sortir parce qu'il est chaotique et anarchique, parce qu'il représente la guerre de tous contre tous. Où situer exactement le point d'équilibre ? C'est cela le problème de Spinoza, c'est un problème très technique : où situer exactement le curseur de la liberté, qui permet à l'état à la fois d'être le garant de liberté individuelle tout en imposant nécessairement une limite à ces libertés individuelles. L'Etat a un double rôle : il est à la fois celui qui garantit les libertés de chacun, puisque telle est sa raison d'être… mais il est aussi celui qui doit assurer les conditions optimales de la coexistence pacifique des individus, et pour ça il faut qu'il détienne le monopole du pouvoir et se fasse obéir. Donc comment est-ce qu'on fait pour résoudre cette équation ? Assurer le respect des droits individuels, avec cette condition qu'est la constitution d'un pouvoir central fort souverain. L'Etat souverain dont vous attendez protection est précisément celui qui peut au nom de l'intérêt commun en venir à limiter drastiquement votre liberté d'expression ou votre liberté de circulation...
Chez Wharton
Maintenant, comment est-ce que le problème de la relation entre individu et communauté se manifeste chez Edith Wharton ? Edith Wharton est obsédée par la question du "conformisme", par cet effet de régulation implicite que la société exerce sur les individus et par la façon dont elle transforme chaque individu en un espèce de produit standard. Les effets de mode, les effets de comportement mimétique, tels que la société les impose, font que le moi singulier n'a pas la possibilité de s'exprimer simplement et ouvertement.
Mais si le problème se limitait à cela, il n'y aurait pas vraiment d'embarras. Il nous suffirait de vouloir protéger le moi singulier de chaque individu contre les effets uniformisants de la vie sociale. Or, les choses ne sont pas aussi simples. Ce qui fait que Le temps de l'innocence est un beau roman, c'est que Archer restera finalement avec la femme qu'il n'aime pas (May), qu'il renoncera à celle qu'il aime (Hélène). Hélène elle-même poussera Archer à accepter de se plier aux conventions sociales, en lui faisant remarquer que c'est grâce à lui qu'elle a appris à aimer à faire des choses qu'elle jugeait difficiles et inutiles au départ. S ce roman était simplement l'illustration de la difficulté d'être un moi dans une société saturée de règles, il n'aurait pas beaucoup d'intérêt parce qu'il ne jouerait que sur une seule note et à force d'entendre sans arrêt la même musique, on serait vite lassé. Justement ce qui fait qu'il est beau, c'est qu'on sent que la musique évolue au fur et à mesure. Ce moi qui veut se révolter c'est aussi un moi qui va finir par s'intégrer socialement parce qu'il se trouve que ces normes sociales, elles ne sont pas là pour rien !
Cette façon que la société a d'imposer un code de politesse aux gens, cette façon que la société a d'imposer un certain comportement standard à n'importe quel individu ,génère en effet du conformisme. Mais ce conformisme n'est pas là pour rien, il a une certaine raison d'être, il suppose que le moi fasse le sacrifice de ses propres désirs pour accomplir un devoir qui n'est pas à proprement un devoir de citoyen, mais qui est le devoir d'un époux, d'un fils, d'une membre d'une classe sociale. De tout cela, Archer ne peut pas s'affranchir comme il le voudrait, par un coup de baguette en faisant valoir qu'il a des droits individuels ou des désirs individuels ou un moi propre qu'il faudrait sauver de l'aliénation sociale.
Par exemple, l'un de ces usages, l'un des plus importants dans le roman, est la "politesse". N'oubliez pas qu'on a affaire à une société qui est très raffinée, la société new-yorkaise. On voit bien que ce sont des gens qui sont hautement éduqués et on voit cette haute éducation dans le fait qu'il n'y a jamais chez eux un mot plus haut que l'autre. Vous pourriez peut-être penser que cette politesse est parfaitement hypocrite, qu'elle est un corset qui pèse sur les individus et les empêche de se dire franchement les choses. C'est vrai. Mais d'un autre côté, c'est bien également ce qui garantit la paix sociale. Vous vous souvenez de cette fameuse scène où Archer a envie de sauter à la gorge de Sillerster Jackson parce que Jackson est en train de lui dire des choses déplaisantes sur le compte de Ellenn Olenska. Archer se reprend aussitôt en se disant qu'il a un devoir d'hospitalité qui consiste à se montrer toujours aimable, même avec une personne qu'il a invité mais à qui il voudrait bien sauter à la gorge; mais il ne peut pas le faire, parce que voilà il y a le respect des conventions. Alors certes cette politesse est de l'hypocrisie sociale, puisqu'elle masque la vérité des sentiments derrière une apparence de sympathie. Mais d'un autre côté, imaginez ce que pourrait être une attitude tout à fait franche qui se désintéresserait des normes de politesse. Ce serait l'attitude de gamins mal éduqués qui disent tout ce qu'ils ont sur le cœur, sans se soucier du dommage social.
On pourrait même encore aller plus loin : dans quelle mesure cette revendication d'un moi qui serait original et différent des autres n'est-elle pas en elle-même un effet de mimétisme social, c'est-à-dire la volonté d'être original à tout prix est-ce que ce n'est pas le pire des conformismes sociaux, est-ce que ce n'est pas ce qu'encourage la société, une certaine manière de faire valoir quelque chose comme un moi individuel ? Et c'est ce que donne à voir la fin du roman. Elle est très belle la fin du roman avec cette ellipse narrative; on traverse quoi 20 ans à la fin du roman en une seule page. 20 ans plus tard, May est morte, d'un seul coup les personnages sont devenus vieux et que se passe-t-il à ce moment-là ? On a affaire à une société qui a complètement évolué et où justement être un moi n'est plus un acte révolutionnaire, c'est un acte conventionnel. Chacun des jeunes adultes avec qui Newland Archer a affaire désormais, ses propres enfants, sont des individus émancipés qui revendiquent leur moi et qui n'ont plus aucun problème à revendiquer quelque chose comme la liberté de désirer ce qu'ils veulent d'être eux-mêmes en vérité... en se mariant avec qui ils veulent. Une nouvelle convention sociale a pris place, qui fait de l'authenticité un devoir social. N'est-ce pas un nouveau conformisme qui a pris la place de l'ancien ? Désormais, l'idéal d'authenticité, de spontanéité, est devenu un idéal social. Le fils d'Archer représente cette nouvelle race d'individus émancipés, mais dont on voit bien qu'ils n'ont plus à payer le prix de leur existence authentique. Pour vivre un amour authentique, Archer était disposé à devenir un marginal social. Au contraire, son fils est un architecte très bien intégré.. On ne peut pas dire que ce soit un marginal social, un punk à chien; mais pourtant il peut dénoncer le caractère convenu de la vie de ses parents, qui s'empêchaient d'aimer, qui s'empêchait d'écouter leurs sentiments. Lui, non, puisqu'il épouse la fille d'un homme qui a été déclassé, sans que cela ne pose problème....




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