PLATON : LA MISOLOGIE
- damienclergetgurna
- 1 déc.
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Dernière mise à jour : 2 déc.
Misologie et misanthropie
Dans le Phédon, Socrate se lance dans une instructive comparaison de la misologie [la haine de la Raison] et de la misanthropie. Toutes les deux soutient-il, procèdent de la même cause. Le misanthrope est quelqu'un qui, faute de connaître suffisamment la nature humaine, place une confiance excessive dans certaines personnes. Comme ces personnes finissent par le décevoir, il en vient au bout du compte à la conclusion que tous les hommes sont mauvais. Plus précisément, l'erreur du misanthrope est double : d'abord, il ne fait pas confiance comme il faudrait; ensuite, il ne fait pas confiance aux bonnes personnes.
Socrate explicite longuement la première erreur : le misanthrope place mal sa confiance, car il attend trop de ceux à qui il fait confiance. Ce n'est pas que ceux-là soient systématiquement indignes de confiance, car les personnes qui sont totalement indignes de confiance sont aussi rares que celles qui sont parfaitement dignes de confiance : "les extrêmes sont rares et peu nombreux et (...) les entre-deux abondent et sont en grand nombre" . Avant donc de placer notre confiance, nous devons savoir ce que nous pouvons légitimement attendre et ce qu'il n'est pas raisonnable d'attendre. Ainsi éviterons-nous le risque d'une déception qui ne vient que de ce que nous avons attendu de certaines personnes ce que nous n'avions pas le droit d'attendre d'elles. Tout est une affaire de juste dosage, et il en va exactement de même dans la confiance que nous devons accorder au discours : "quand on a cru, sans connaître l'art de raisonner, qu'un raisonnement est vrai, il
peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu'il l'est parfois et parfois ne l'est pas" . Il ne faut pas, en ce domaine, attendre plus de la Raison qu'elle ne peut nous donner. Son inaptitude à parvenir à des conclusions définitives ne produit le découragement que parce que nous sommes incapables de doser correctement notre confiance. A trop attendre, nous finissons toujours déçus, et nous sommes alors conduits logiquement à désespérer de la raison. Comme si, faute de pouvoir affirmer qu'une théorie est absolument vraie, il nous était impossible encore d'affirmer que certaines théories sont, dans l'ordre du probable, objectivement meilleures que d'autres.
La seconde erreur consiste à placer sa confiance dans des personnes (et donc dans des discours) qui ne sont pas dignes de confiance. Sur ce point, Socrate vise explicitement l'enseignement des sophistes. Au 5e siècle avant J-C, Athènes est devenue une démocratie. Comme dans toute société démocratique où l'on ne peut plus simplement se contenter d'imposer des décisions par privilège aristocratique, le pouvoir de la parole a pris une importance déterminante. Depuis la deuxième moitié du 5e siècle, Athènes a donc vu débarquer des spécialistes de l'art rhétorique, qui viennent enseigner aux jeunes citoyens l'art nouveau de défendre efficacement une cause pour convaincre un auditoire. Cet art rhétorique ne vise pas à trouver la vérité, il vise surtout l'efficacité dans la joute verbale. L'important n'est, évidemment, pas d'avoir raison, mais d'obtenir gain de cause. Pour parvenir à cette fin, les spécialistes de la rhétorique ont inventé divers procédés, qui ne sont d'ailleurs pas tous très honnêtes. Certains de ces procédés (les procédés éristiques ) s'apparentent même à de véritables façons de manipuler un auditoire. De là, inévitablement, pour l'esprit trop crédule, la déception inévitable et la colère d'avoir été trompé. De là encore, inévitablement, la tentation de prendre en haine tout discours qui s'avancerait avec l'allure d'un raisonnement savant.
La misologie et la démocratie
Mais les rhéteurs se sont aussi concentrés sur ce qui est quand-même au cœur de tout débat, à savoir : l'argumentation. En s'interrogeant sur ce qui fait la nature d'une argumentation, ils ont du même coup été les premiers à développer l'art de mettre n'importe quel sujet en discussion. En faisant cela, ils ont réellement ouvert la voie à la philosophie et à son ambition de tout examiner. D'ailleurs, beaucoup de ces maîtres de rhétorique ne se sont pas contentés d'être des experts dans l'art de prendre la parole; beaucoup d'entre eux avaient aussi développé de véritables thèses philosophiques. Tels étaient les sophistes. L'un d'entre eux, en particulier, Protagoras, défendait l'idée que l'homme est la mesure de toute chose , autrement dit (du moins à la façon dont Platon comprenait cette thèse) : la vérité dépend de chacun. C'est cette thèse qui exprime le mieux, pour Platon, la misologie qui régnait à son époque. C'est cette thèse qui, encore aujourd'hui, exprime le mieux la misologie qui règne à notre époque. La conviction de Platon, c'est que cette thèse relativiste a beaucoup à voir avec le mode de fonctionnement des sociétés démocratiques. Pourquoi Platon pense-t-il que le relativisme est lié au mode de fonctionnement des sociétés démocratiques?
Dans de telles sociétés, aucune vérité ne peut prétendre s'imposer d'en haut, par la verticalité du pouvoir. Les décisions collectives doivent être prises en commun et il importe donc, pour le chef politique, de savoir convaincre ses concitoyens que la décision qu'il défend est la bonne. Il fait cela au cours de débats publics, où chaque orateur doit défendre sa cause. Si l'orateur est suffisamment bon, il sera en mesure de l'emporter systématiquement dans les débats publics, quelle que soit la cause qu'il défend. Protagoras avait ainsi écrit deux livres d' Antilogies, dans lesquels il enseignait à défendre successivement deux points de vue, l'éloge et le blâme, l'accusation et la défense, etc.... Les sociétés démocratiques sont donc en permanence agitées par ces joutes rhétoriques où les partis adverses s'affrontent dans l'espoir de rallier l'opinion publique.
Or, pour peu que nous soyons exposés très jeunes à ces incessants débats, nous prenons rapidement l'habitude de considérer que la vérité est une simple affaire d'opinion. Et pour cause : sur chaque sujet, nous voyons continuellement que la thèse et l'antithèse pouvaient également être défendues avec succès. Le plan dialectique que beaucoup d'élèves utilisent dans leur dissertation ressemblent à cela : deux parties qui s'opposent frontalement, sans qu'il soit possible de dépasser cette opposition. Du coup, la conclusion est inévitable : ça dépend de chacun, ça dépend des cas, il n'y a pas de vérité! En effet, si sur n'importe quelle question nous pouvons défendre avec autant de pertinence le oui et le non, quelle autre conclusion tirer? La vérité est relative à chacun : "il arrive (...) que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s'imaginer qu'ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu'il n'y a rien de sain ni de sûr dans aucune chose ni dans aucune raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux permanent" .
Mais pour Platon, cette conclusion ne vaut rien. Car elle est une façon abusive de généraliser à partir d'une expérience très singulière : celle du débat démocratique, où deux opinions adverses s'affrontent pour l'emporter auprès d'un auditoire. C'est la pratique du débat, et seulement elle, qui produit cette apparence trompeuse que la vérité est relative à chacun. Car dans un débat, on ne dialogue (dialectique) pas vraiment. On se 'bat'. Et le but est seulement d'obtenir la victoire, de réduire l'autre au silence. C'est dire que, dans un débat, on ne cherche pas à dépasser le désaccord, on cherche uniquement à obtenir gain de cause. Le but n'y est pas de chercher en commun une vérité, et le but n'y est certainement pas de se soumettre ensemble au pouvoir arbitral de la vérité en reconnaissant que l'autre a peut-être raison. Comme on ne cherche pas la vérité, il est donc inévitable qu'on se retrouve dans l'incapacité de la trouver et qu'on finisse par avoir le sentiment que cette vérité est propre à chacun.
Mais il suffit, comme Socrate y invite inlassablement, de changer tout simplement notre manière de faire pour que, d'un seul coup, nous soyons délivrés de l'illusion relativiste. Socrate, quand il rencontre un de ces grands maîtres de rhétorique, refuse tout systématiquement la pratique du débat. Ce qu'il cherche à imposer, c'est l'usage du "dialogue". Or, dans un dialogue, il ne s'agit plus d'opposer un point de vue à un autre point de vue, en disant : voilà comment on peut penser; mais d'un autre côté , on pourrait aussi penser l'inverse! Conclusion : chacun sa vérité ! Dans un dialogue, il s'agit de faire en sorte que ces deux discours antithétiques se parlent et se répondent. Au lieu d'avoir deux discours qui s'opposent statiquement, on a deux discours qui s'enchaînent dynamiquement. Un débat n'avance pas, chacun reste dans son coin, campé fermement sur sa position, à creuser son sillon; un dialogue, quand il n'est pas un dialogue de sourds , a au contraire vocation à avancer ( Dans un premier temps, on pouvait penser que... mais à la réflexion, il faudrait plutôt penser que... ). Et ce qui était au départ un antagonisme finit toujours, lorsque les règles d'engagement du dialogue sont respectées, par aboutir à une position consensuelle.
De sorte que si la pratique du débat aboutit inévitablement à une conclusion relativiste, la pratique du dialogue aboutit elle systématiquement à la conclusion inverse. La conviction de Socrate sera aussi celle de Kant : là où il n'y a pas l'espoir de s'entendre, il ne sert à rien de discuter . Si nous sommes disposés à dialoguer, c'est que nous croyons fermement à la possibilité de dépasser nos désaccords pour trouver une position commune... sous l'autorité arbitrale de la Vérité.






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