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PLATON ET LE RELATIVISME

Dernière mise à jour : 20 oct.

Dialogue et débat : deux pratiques discursives

Nous ne sommes pas forcés d'admettre que le savoir scientifique serait le seul savoir digne de ce nom. Pour Platon, il existait à côté du "savoir discursif" (comme les mathématiques), un autre régime de connaissance qu'il nommait « dialectique ». Dialectique vient du mot « Dialogue ». La plupart des textes écrits par Platon sont des dialogues. Ce n'est pas un hasard ! Significativement, Platon définissait la pensée comme « un dialogue de l'âme avec elle-même ». Or, qu’une dialogue puisse en principe aboutir à une vérité commune, c’est ce qui est présupposé par la logique même du dialogue. Là où il n’y a pas l’espoir de s’entendre, écrira Kant, bien plus tard, il ne sert à rien de dialoguer.


Par conséquent, si un certain relativisme a fini par s'imposer, ce n'est point tant parce qu’on douterait aujourd'hui de la vertu ou de l'efficacité du dialogue, que parce qu’on s’y adonne souvent à autre jeu de langage qui lui ressemble suffisamment pour se laisser confondre avec lui : la pratique du « débat ». Or, à l'époque de Socrate, cette pratique discursive était principalement celle des sophistes.


Ce qui intéressait les sophistes, ce n’était évidemment pas la connaissance ni la recherche de la vérité. Les sophistes étaient des professionnels du discours persuasif. Leur ambition (comme aujourd'hui les spécialistes en communication) est d'enseigner à ceux qui les payaient, les moyens de remporter la victoire dans des débats où l'enjeu était immédiatement pratique (tribunal, assemblée politique...). Leur but n'était donc pas la vérité mais l'efficacité. Les sophistes n'étaient pas des contemplatifs, mais des praticiens de la parole.


L'option relativiste

En même temps, de cette pratique rhétorique très spécifique (celle du débat contradictoire), les sophistes tiraient toute une conception au sujet du Vrai et du Bien. Quelle conception ? L'art du débat rhétorique conduit inévitablement à la conclusion que, sur chaque sujet, on peut à la fois défendre le pour et le contre, le oui et le non, avec tout autant de vraisemblance. Quelle conclusion en tirer sinon celle-ci : La vérité dépend de chacun. Ou, comme le formule Protagoras : « L'homme est la mesure de toute chose ».


Dès lors, puisqu'il n'y a plus de vérité qui serve d'arbitre à nos désaccords, la seule raison qui vaille est la raison du plus fort. La raison de celui qui aura le dernier mot et parviendra à convaincre les autres qu'il a raison. « Le futur orateur, constate Platon, n'a pas à s'informer de ce qui est vraiment juste, mais bien de ce qui paraît tel à la foule, car c'est elle qui jugera ; ni non plus de ce qui est beau et bon, mais de ce qui paraît tel. Car c'est de là, et non de la vérité que procède la persuasion ».


La différence entre Protagoras et Socrate, entre la sophistique et la philosophie, ne tient donc pas seulement à l’incapacité ou au refus de dialoguer. Comme Protagoras a l'habitude du débat contradictoire, il est tout naturellement conduit à défendre un point de vue relativiste. Or, inversement, il ne servirait à rien de dialoguer si l'on n'était pas convaincus, d'entrée de jeu, qu'il existe une possibilité de s'entendre sur une vérité commune. Sans cet espoir d'une entente, toute l'entreprise de Socrate serait inutile ! A quoi bon en effet prendre la peine de discuter de la vertu, de la justice ou de la beauté d'un tableau s'il est entendu que chacun a le droit de penser ce qu'il veut ? On n'a plus aucun besoin de dialoguer là où il n'y a aucun espoir de s'entendre. Et l'on ne peut avoir aucun espoir de s'entendre si la vérité dépend ultimement de chacun de nous. La pratique du dialogue, son existence même, contredit donc le relativisme. 


L'incohérence logique du relativisme

Comme le remarque Platon, le relativisme n'a pas besoin d'être réfuté... il se contredit lui-même ! « Si ce que la sensation de chacun lui permet d'opiner est vrai, si l'impression que juge l'un, nul autre ne la peut juger mieux que lui-même, si nul autre n'est mieux qualifié que lui pour juger si cette opinion est vraie ou fausse ; si au contraire, chacun est seul juge de ses propres impressions et que celles-ci sont toujours correctes et vraies, où est donc cette sagesse de Protagoras qui l'habilite à donner aux autres des leçons fort coûteuses et d'où vient que nous sommes plus ignorants que lui et contraints de le fréquenter, s'il est vrai que chacun est pour son propre compte la mesure de la sagesse ? ». Autrement dit, chacun est seul juge de ce qui est vrai, et ce qui est vrai pour moi peut ne pas être vrai pour les autres. Mais en ce cas, chacun serait libre de penser ce qu'il veut, sans être contraint par une prétendue vérité objective à laquelle il devrait se soumettre.


Celui qui pense qu'il existe une vérité objective et que chacun n'est pas libre de penser ce qu'il veut, comment le considérer alors ? Ou bien le relativiste dit qu'il se trompe... mais dans ce cas, le relativiste lui-même admet qu'il existe une vérité objective, puisqu'on n'a pas le droit de penser que le relativisme est faux. Ou bien le relativiste dit qu'il a raison de son point de vue... mais dans ce cas, le relativiste admet qu'on peut très bien ne pas être relativiste. Dans tous les cas de figure, le relativisme s'effondre sous le poids de ses propres contradictions. Au contraire, celui qui pense qu'il existe une vérité objective, valable pour tous, n'est pas exposé à cette contradiction : « s'il existe une vérité objective, il est vrai objectivement qu'il existe une vérité objective ». Aucun problème de cohérence ! Mais « s'il n'existe pas de vérité objective, alors il doit être vrai objectivement qu'il n'existe pas une vérité objective ». Là, en revanche, mon discours devient complètement contradictoire !


En réalité, si le relativisme ne se justifie pas intellectuellement, il s'explique facilement d'un point de vue psychologique. Car ce relativisme, observe Platon, on le trouve principalement répandu chez les jeunes gens : « Aujourd'hui, ceux qui s'appliquent à la philosophie des jeunes gens à peine sortis de l'enfance ; dans l'intervalle qui les sépare du temps où ils s'adonneront à l'économie et au commerce, ils abordent sa partie la plus difficile -je veux dire la dialectique -puis abandonnent ce genre d'études ». Le problème, en effet, c'est que ces enfants pas encore assez formés à l'art du dialogue, se retrouvent exposés trop tôt à des opinions contradictoires, sur toutes les questions possibles. Comme ils ne savent pas du tout faire dialoguer ces opinions, ils ont l'impression d'un immense champ de bataille d'où aucune position commune ne saurait émerger. De là, rapidement, un immense « ras-le-bol », un « à quoi bon ? » que Platon nomme « misologie » (haine de la raison).


La misologie est un dégoût, qui -comme la misanthropie – est une réaction émotionnelle. Mais, comme la misanthropie, elle est intellectuellement illégitime : « toutes deux, misologie et misanthropie, naissent de la même façon. Voici comment s'insinue en nous la misanthropie : on accorde à quelqu'un son entière confiance, sans s'être donné aucun moyen de le connaître ; on le tient pour un homme parfaitement loyal, droit, digne de la confiance qu'on lui porte ; et on ne tarde pas à découvrir qu'il ne vaut rien, qu'on ne peut s'y fier. Et on recommence avec un autre. Quand on a fait plusieurs fois cette expérience, surtout quand on a été victime de ceux qu'on tenait pour ses amis les plus proches, on finit , à force de déceptions, par détester tous les hommes et par estimer qu'en aucun il n'y a rien qui vaille quelque chose ! ».


Le philo-sophe ou le dialogue infini

On voit donc que le meilleur remède contre le relativisme, c'est la pratique du dialogue. Certainement, nous devons admettre qu'un dialogue n'a jamais de fin, il n'est jamais complètement achevé et pourrait toujours se poursuivre encore. Tout le monde sait bien qu'un dialogue n'est jamais complètement fini, qu'il peut être repris à nouveau, à un autre moment, avec de nouveaux arguments. Ainsi du dialogue philosophique, qui -tel un entretien infini -semble ne jamais devoir s'arrêter. Mais dirait-on, pour cela, que dialoguer ne sert à rien ? La vertu du dialogue n'est-elle pas de nous inciter à abandonner nos vieilles positions pour en adopter de meilleures, plus subtiles, plus solides ? Ne sort-on pas d'un dialogue plus intelligent que l'on y est entré ?


Conscient que le but de la philosophie s'éloigne toujours à mesure qu'on en approche, Platon avait eu la prudence de s'appeler (lui et tous ceux qui le suivraient dans cette quête) « philo-sophos ». Comme l'étymologie l'indique, le philosophe n'a pas la prétention d'être parvenu à la sagesse ; il n'est que l'ami de la sagesse, celui qui y tend inlassablement. En cela, la philosophie est à l'image de la vie humaine. Il n'y a que les dieux et les bêtes, remarque Platon, qui n'ont pas besoin de philosopher : les uns parce qu'ils savent déjà tout, les autres parce qu'ils ne savent rien. « aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage, attendu qu'il l'est déjà ; et, en général, quiconque est sage n'a pas besoin de philosopher ». Mais la vie humaine est un continuel entre-deux, fuyant l'ignorance et cherchant la sagesse. Fondamentalement, la vie humaine ressemble à un chemin. S'arrêter de réfléchir, de questionner, d'interroger, serait pour l'homme une terrible régression. Seul le fanatique, l'esprit borné, peut croire être définitivement parvenu au but, avoir tout compris, rendu raison de tout, sans avoir besoin de s'interroger encore plus avant. Parce que le philosophe est un homme, il a clairement conscience que seule la mort pourrait le faire toucher au but (« philosopher, écrit encore Platon, c'est apprendre à mourir »). Tant qu'il est en vie, la philosophie reste pour lui un effort permanent.


Et celui qui, mieux que nul autre, personnifie cette tension est Eros, le démon de l'amour. Dans le banquet, Platon raconte que Eros est né de Pénia (la déesse de la pauvreté) et de Poros (le dieu de l'abondance). A l'image de sa mère, éros est toujours en quête de ce qu'il n'a pas. Il est pauvre, il est la figure du manque. Ainsi le philosophe n'est-il pas l'homme sage mais celui qui, au contraire, a conscience de manquer de ce qu'il désire. Et c'est dans le sentiment persistant du manque qu'il trouve, comme Socrate, une incitation continuelle à penser et penser toujours davantage : « je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais rien ».Mais d'un autre côté, si la philosophie restait une simple figure du manque (manque de sagesse), elle ne nous servirait à rien. Heureusement pour lui, le philosophe est aussi fils de Poros : « suivant le naturel de son père, il est toujours sur la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en œuvre pour y parvenir ». Bref, l'amour n'est pas seulement manque. Il donne des ailes !


Si le philosophe avait définitivement trouvé la vérité, il ne la chercherait pas. Mais inversement, si le philosophe ne pensait pas pouvoir s'en approcher, il ne la chercherait pas non plus ! Si, depuis qu'elle existe, la philosophie n'avait fait que stagner et rester dans l'ignorance, comme le croient certains, son étude serait complètement vaine. A quoi bon s’embarrasser de questions vouées à demeurer sans réponse ? Il n'y aurait, bien sûr, aucun intérêt à le faire. Comme l'amour, la philosophie ne vaut que pour autant qu'elle nous met en chemin.

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