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JUSTICE ET ÉGALITÉ

Dernière mise à jour : 17 oct.


Qu'on puisse ne pas désirer l'égalité n'est guère ou du moins ne semble guère aujourd'hui une option moralement défendable. Car l'égalité, à l'idée que l'on s'en fait, c'est la justice ! Et ne pas vouloir la justice revient à prendre parti pour l'injustice. De manière provocatrice, nous pourrions formuler cette apparente évidence en paraphrasant la formule de Montesquieu : « comment peut-on ne pas être de gauche ? » Car nuls davantage que les partis de « gauche » n'incarnent à nos yeux la défense acharnée et le culte d'un monde qui serait juste parce que les hommes y seraient (enfin) traités en égaux. Pour autant, l'idée que la « Justice signifie égalité » ne semble pas vraiment une idée neuve, puisqu'elle remonte à Aristote. Comment expliquer alors qu'il ait fallu attendre si longtemps pour qu'une idée si ancienne en vienne à paraître une évidence si nouvelle ? Peut-être est-ce simplement dû au fait que de cet énoncé : « Justice et égalité », nous nous faisons une conception bien particulière qui ne va nullement de soi et qui mériterait d'être interrogée. Comment faut-il entendre au juste cette petite conjonction de coordination (« et ») qui fait le lien entre ces deux concepts majeurs ? Comme une identité ? La Justice, « c'est-à-dire » l'égalité. Ou comme une addition, qui laisserait ces deux termes rigoureusement indépendants l'un de l'autre ? La Justice, et « en plus », l'égalité. Ou comme la marque d'une relation solidaire dont il faudrait déterminer la nature ? « Pas de justice sans égalité ». C'est cette dernière hypothèse que nous retiendrons, en montrant comment la Justice comme idéal de vertu implique nécessairement une certaine forme d'égalité. Mais une telle égalité, entendue comme simple égalité de rapport, désigne moins une proportion mathématique déterminable par avance qu'une simple « analogie » entre des termes incommensurables. Dès lors, il apparaîtra que la façon même dont on définit l'égalité est tout aussi conventionnelle et arbitraire que la façon dont nous définissons la Justice. Pour échapper à ce qui ne semble être rien de plus que l'arbitraire d'une convention légale, il importera alors de déterminer quelle condition doit présider à l'institution de cette loi. Et nous verrons, au final, que l'idéal de justice n'implique pas seulement l'idée d'égalité ; il la présuppose également comme sa condition de possibilité.


PLAN :


Première Partie : La Justice n'est pas l'égalité, mais elle implique une certaine égalité


§1) La Justice est la vertu sous sa forme « complète », qui consiste à rendre à chacun son « dû ».

§2) Il n'y a de droit que là où une certaine loi de réciprocité s'applique. Cette loi de réciprocité est la condition qui rend possible la vie sociale.

§3) Pour déterminer ce qui revient de droit à chacun, il faut fixer le juste rapport. La justice commande une égalité de rapport : a/b = c/d

§4) La Justice n'exige donc pas du tout que nous ayons les mêmes droits ! L'égalité arithmétique (a = b) serait injuste.


Deuxième Partie : Cette égalité de rapport doit être conçue comme purement conventionnelle.


§1) Les termes du rapport (entre le numérateur et le dénominateur ; ou entre les numérateurs ; ou entre les dénominateurs) sont très rarement commensurables. C'est un rapport « analogique » plutôt qu'un rapport « mathématique ».

§2) La notion de « mérite » est une notion confuse et problématique.

§3) Il faut renoncer à fonder objectivement les conditions d'un « rapport égal » et adopter un système de « double-pensée » (Pascal)

§4) Ce qui est juste, c'est donc en définitive seulement ce que la loi détermine. Le « jus » (droit) est fixé par la « loi » (lex).


Troisième Partie : Pour déterminer ce qui serait une « bonne » loi, il faut présupposer une situation idéale d'égalité


§1) On ne peut en demeurer à l'idée que le droit est simplement déterminé par la loi. Car à ce compte, n'importe quelle loi pourrait être juste ! Il faut donc se demander ce qui rend la « loi » acceptable.

§2) Pour que la convention légale soit acceptable, elle doit résulter d'une position de départ où tous les participants au contrat social seraient égaux. C'est donc l'égalité qui précède la justice, comme sa condition de possibilité, ainsi que l'avait pensé Hobbes.

§3) Cette situation idéale d'égalité prend l'allure d'une « égalité de condition », au sens d'une égalité stricte, de forme arithmétique (a = b). La façon dont la loi institue des « égalités de rapport » doit être « également » respectueuse de l'intérêt de tous les membres de la communauté, même de ceux qui se retrouveraient au final les plus mal lotis.

§4) Cette situation d' « égalité de condition » entre citoyens n'est pas un idéal qu'il faudrait chercher à atteindre, mais une simple fiction heuristique (un « voile d'ignorance ») qui sert à rendre acceptables les inégalités permises par la loi.



DÉVELOPPEMENT


La Justice n'est pas l'égalité, mais elle implique une certaine égalité


« Le caractère de l'injustice est l'inégalité » (Aristote) ; « Justice signifie égalité » (Thomas d'Aquin).... Justice et égalité serait donc identiques, ou du moins étroitement solidaires l'une de l'autre. Dans cette perspective, le seule problème qui se pose à nous, réside dans le fait qu'il y a encore dans nos sociétés beaucoup trop d'inégalités, donc des situations injustes. Comment expliquer ces injustices ? Puis comment leur apporter remède ? En général, le débat politique se résume à cela. Mais avant de savoir comment on combat les inégalités, il faudrait déjà que nous tombions d'accord sur l'opportunité de le faire. Or, d'un point de vue théorique, il y a quelques raisons de ne pas forcément être en accord avec cette manière de concevoir la justice. Soit qu'on juge excessif le combat en faveur de l'égalité (comme les libéraux), soit qu'on le juge pervers en son principe (Nietzsche). Bref, si l'expression « Justice signifie égalité » semble aller de soi, son sens n'est pas très clair. Elle met en relation deux concepts dont le sens est parfaitement équivoque. De quelle égalité parle-t-on ? D'une égalité de condition, à la manière de Tocqueville, d'une égalité des chances, d'une égalité devant la loi, d'une égalité des droits, d'une égalité de traitement, d'une égalité proportionnelle ou d'une égalité arithmétique ? De quel justice parle-t-on ? De la justice distributive, de la justice commutative, de la justice correctrice, de la justice comme idéal ou de la justice légale ? « Il semble, dit Aristote, que la justice et l'injustice peuvent s'entendre en plusieurs sens ; et si l'homonymie dans ce cas nous échappe habituellement, c'est que les nuances sont très rapprochées. Elle serait plus claire et plus frappante si elle s'appliquait à des choses plus éloignées entre elles ; car alors la différence dans l'idée est considérable ; et c'est ainsi qu'on appelle sans erreur d'un même mot, dans la langue grecque, et l'os du cou des animaux et l'instrument avec lequel on ferme les portes (kleis) ».


Disons que la justice consiste dans le fait de rendre à chacun son dû. C'est là une définition triviale, mais qui nous permet immédiatement de saisir la relation qui unit le concept de Justice avec celui de droit (Jus). La Justice intervient partout où quelqu'un peut exciper d'un droit. Ce pourquoi d'ailleurs, il est si tentant de réduire la Justice à cette institution qui est chargée de faire respecter le droit, autrement dit à la justice pénale. Mais c'est une restriction abusive du concept de justice, parce que la justice n'est pas une simple institution. Certes, la fonction du juge c'est de rendre la justice, mais d'une part la sentence du juge n'est pas toujours juste, parce que la loi qu'il fait appliquer ne l'est pas forcément. Et d'autre part, le juge n'est certainement pas le seul qui ait à se montrer juste. Ceux qu'on appelait les « justes » pendant la seconde guerre mondiale n'avaient rien à voir avec une fonction judiciaire. Ils étaient ceux qui, au péril de leur vie, défendaient le droit des juifs à ne pas être persécutés. Ce pourquoi Aristote conçoit d'abord la justice comme la vertu même, en tant qu'elle est « complète et achevée ». Autrement dit, être juste, ce n'est pas autre chose pour un homme que se comporter de manière vertueuse, mais en considérant cette vertu dans le rapport qu'elle entretient avec les autres. Par exemple, un homme qui est courageux est vertueux, parce que le courage est une vertu. Mais de ce point de vue, rien ne permet de distinguer le courage d'un soldat nazi du courage d'un homme qui cache un juif dans sa cave. Les deux peuvent, du point de vue de la vertu, être parfaitement identiques, car la vertu désigne seulement une excellence personnelle. Mais du point de vue de la relation à autrui, ce n'est pas la même chose d'être courageux pour léser un homme de son droit et d'être courageux pour protéger le droit de cet homme. Seule la deuxième est une vertu « complète », en ce qu'elle est prend en charge la vertu dans toutes ses dimensions (y compris relationnelles). Inversement, un homme qui se montre lâche est vicieux au sens où la lâcheté est un défaut. Mais s'il se montre lâche sur un champ de bataille, en laissant ses camarades affronter l'ennemi, sa lâcheté est aussi un tort qu'il fait subir aux autres. Car ses camarades avaient le droit de pouvoir compter sur lui. Ce n'est pas sa lâcheté qui est alors condamnée, mais l'injustice qu'il a commise. De même, dit Aristote, quand un homme commet un adultère, on ne condamne pas sa lubricité, mais le tort qu'il a fait à autrui. La justice, comme vertu, intervient donc quand il est question de rendre à quelqu'un ce qui lui est dû.


Or, qu'est-ce qui nous est dû ? D'où vient ce droit que nous pouvons faire valoir et opposer à l'indifférence générale ? Si vous me prêtez de l'argent, vous êtes « en droit » d'exiger que je vous restitue ce dépôt. Si vous me rendez service, vous êtes « en droit » d'attendre qu'à mon tour, lorsque vous en aurez besoin, je vous rende service à mon tour. En revanche, si vous mendiez dans la rue, vous n'avez aucun droit à exiger que je vous donne de l'argent. Si je vous en donne, ce sera simplement par l'effet de ma libéralité. Ce ne sera pas juste de ma part de vous donner de l'argent, ce sera simplement charitable. Et si je refuse de vous en donner, ce ne sera pas injuste non plus. Ce ne sera simplement pas très sympa ; on pourra m'accuser, à l’évidence, de manquer de charité, mais non pas d'être injuste. Si vous me faites du mal, il parait juste que vous soyez puni d'une manière ou d'une autre. Mais si j'accepte de vous pardonner, ce n'est pas votre dû non plus, c'est seulement mon choix. La justice voudrait que vous soyez puni. Mais la clémence veut autre chose. C'est dire que tout ce qui n'est pas juste n'est pas forcément injuste. Le christianisme avait bien conscience que la justice n'était pas un absolu. C’était un absolu au niveau des vertus « morales », mais au-dessus des vertus morales, il fallait placer des vertus « théologales ». En l’occurrence, au-dessus de la Justice, il y avait la vertu de charité… celle qui nous pousse à pardonner, celle qui nous pousse aussi à donner sans rien attendre en retour.


Mais même pour le chrétien, la justice demeure tout de même une vertu essentielle, qui met parfois sa foi à rude épreuve : comment expliquer en effet que le mal, ici-bas, puisse toucher des victimes innocentes, des victimes qui n'ont rien fait, qui ne sont coupables de rien ? C'est « injuste » à nos yeux, parce qu'elles n'ont rien fait pour mériter cela. Autrement dit, nous appliquons implicitement et systématiquement toujours le même critère pour déterminer quand une chose est due ou n'est pas due à quelqu'un. Ce critère est celui de la réciprocité. Notre image de la justice est donc la suivante : nous supposons que ce que nous faisons de bien exige, mécaniquement, une récompense. Ce n'est que justice. Nous supposons inversement que tout ce que nous faisons de mal exige, mécaniquement, une punition. Pourquoi cette réciprocité est-elle mécaniquement exigée par nous ? Aristote se pose la question et répond que c'est parce que la vie sociale serait impossible sans la réciprocité. « En effet, de deux choses l'une : ou l'on cherche à rendre le mal pour le mal ; autrement la société serait une sorte de servitude, si l'on n'y pouvait rendre le mal qu'on a éprouvé ; ou bien on cherche à rendre le bien pour le bien ; sinon, il n'y a plus une réciprocité de services de la part des citoyens entre eux ; et c'est cependant par ce mutuel échange de services que la société peut subsister ».


Nos droits sont donc autant de dettes (ce qui est dû à quelqu’un), que certaines personnes ou la société tout entière ont contracté envers nous. Faire valoir son droit, c'est exiger le paiement d'une dette. Sans cette exigence de réciprocité, aucun contrat social ne serait possible : « J'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (Hobbes). Il y a bien ici une exigence explicite de réciprocité : je renonce de mon côté à faire usage de la violence si tu renonces aussi de ton côté à faire usage de la violence. Le droit que je possède de n'être pas exposé à ta violence découle directement du fait que j'ai d'abord renoncé à user de la violence contre toi. Donnant-Donnant. Avant cette obligation mutuelle, il n'existe entre nous aucune espèce de droit car il n'y a aucune vie sociale. Le « droit naturel » n'est, de ce point de vue, que l'entière liberté que chacun a, au départ, de faire tout ce qu'il veut. Ce n'est pas réellement un droit, mais un simple pouvoir. Ainsi, celui qui dit : « je suis libre, je fais ce que je veux » ne se rend pas compte que cette liberté est une simple condition naturelle, mais pas encore un droit qu'il aurait gagné. Ce n'est pas parce qu'il est libre qu'il a droit de faire ce qu'il veut. Sa liberté lui permet de faire ce qu'il veut, aussi longtemps qu'il en a le pouvoir. Mais il n'a strictement rien à opposer à celui qui lui répondrait : « moi aussi, je suis libre. Et je suis libre, notamment d'empiéter sur ta liberté » ! Cette liberté ne sera un droit qu'il me faudra respecter que si elle correspond au paiement d'une dette, dette dont (en vertu de la loi de réciprocité) je dois m’acquitter.


Prenons un autre exemple : pourquoi les animaux auraient-ils le « droit » d'être protégés contre les vices que nous pouvons leur faire subir ? A cet égard, beaucoup de défenseurs de la cause animale commettent une forme de sophisme naturaliste. Le sophisme naturaliste, c'est celui qui consiste justement à prétendre tirer un « droit » de la simple observation de la nature. C'est un sophisme de ce genre que commet notamment Peter Singer : il part du principe que, du point de vue de la nature, rien ne permet à l'homme de s'estimer plus digne que les autres animaux. La nature est axiologiquement neutre et n'accorde donc pas plus de droit à une espèce qu'à une autre. Du point de vue de la nature, l'espèce humaine ne peut donc revendiquer pour elle-même aucun droit singulier. Ce constat de départ est tout à fait exact. Il signifie simplement que la nature n'accorde aucun droit. Elle est aussi indifférente au sort de l'humanité qu'elle est indifférente au sort de n'importe quelle autre espèce animale. Mais de ce constat, Singer tire bizarrement la conclusion suivante : donc, les autres espèces animales ont « autant de droit » que l'espèce humaine. C'est évidemment un sophisme, parce que du fait que la nature ne donne « aucun droit », il ne résulte pas logiquement qu'elle accorde « autant de droits » aux uns qu'aux autres. Du point de vue de la nature, l'attitude spéciste que dénonce Singer n'est pas moins légitime que l'attitude antispéciste qu’il recommande. La seule chose qui pourrait conférer des droits aux animaux, c'est la prise en considération de la dette que nous avons envers eux. Et cela correspond, du reste, bien à notre intuition : un chien domestique a pour nous infiniment plus de droit qu'un animal sauvage. C’est qu'il fait partie, étroitement, de notre société et que nous trouverions injuste, en vertu de la loi de réciprocité, de ne pas payer notre dette pour tous les services qu'il nous rend au quotidien. C'est en vertu de cette loi qu'un chien a le droit de ne pas être abandonné par ses maîtres sur le bord de la route de même qu'un cheval a le droit de ne pas être battu à mort par un cocher ivre. Mais dans la mesure où les sociétés humaines ont aussi besoin d'un environnement sain, on peut considérer également que les espèces sauvages ont elles aussi un droit à être protégées en vertu des services que indirectement leur survie rend à la biodiversité.


Cette égalité de rapport doit être conçue comme purement conventionnelle.

Comme la justice est une vertu sociale, il est donc logique qu'elle soit liée à une exigence de réciprocité. Mais la justice ne se résume pas simplement à ce simple fait de reconnaître des droits à certaines personnes ou bien à certains animaux, ou bien même à la Nature en général. Que l'on reconnaisse qu'ils ont des droits, c'est déjà en soi du point de vue de la justice, une conquête. Mais reste ensuite la question épineuse de savoir à quoi ils ont précisément droit. Il va de soi que la reconnaissance juridique des animaux ne peut pas conduire à leur reconnaître les mêmes droits qu'à nous. Un cheval n'aurait que faire du droit de vote ou du droit de recevoir une instruction. Il a certes des droits, qu'il est juste de respecter, mais pas précisément ceux-là. De sorte que la justice n'est pas immédiatement liée au principe d'une égalité des droits.


Et cela vaut aussi bien pour les citoyens. Le fait d'être égaux devant la loi ne signifie pas la même chose que le fait d'être égaux en droit. Égaux devant la loi, nous le sommes en vertu du fait que la loi vaut pour tous. Le principe d'une loi, c'est d'être un énoncé général (du genre : il est interdit de voler les biens d'autrui ). Du coup, nous sommes tous égaux devant la loi parce que la loi s'applique de manière générale. L’égalité devant la loi tient à la nature même de la loi. Dans un régime légal, la loi s’applique également à tous. Mais reconnaître cela ne conduit pas forcément à admettre que la loi reconnaît les mêmes droits à chacun. Selon la position que vous occupez dans la société, vous n'avez naturellement pas les mêmes droits. Si vous n'êtes pas médecin, vous n'avez aucun droit à faire une prescription, et il serait assez ridicule de crier à l'injustice parce que l’on vous refuse ce droit. Aristote prend un autre exemple : « si celui qui a porté les coups est un magistrat, il ne doit pas être frappé à son tour ; et si, au contraire, quelqu'un a frappé le magistrat, il ne suffit pas qu'il soit frappé ; il faut encore qu'il soit puni ». Autrement dit, les violences exercées contre les agents de l’État doivent en principe être traitées avec plus de sévérité qu’une violence commise sur un particulier anonyme. Par conséquent, la justice ne consiste pas nécessairement à appliquer à tout le monde une égalité des droits. Un enfant n'a pas tous les droits que possède un adulte, mais il en a d'autres, que les adultes n'ont pas.


Si nous voulons être justes, il nous faut déterminer ce qui est dû à chacun, suivant le rapport le plus juste, en évitant tout à la fois le trop et le trop peu. Comme toute vertu, la Justice est régie par la règle du juste milieu. Car toute vertu se définit en effet comme un milieu entre deux excès. La courage, par exemple, est située entre la lâcheté et la témérité. De la même manière, un juge peut être trop sévère ou trop laxiste. Or, quand il s'agit de justice, le juste milieu concerne l'octroi ou la retenue de ces biens auxquels nous aspirons : la richesse, l'aide médicale, l'éducation, les honneurs et la considération, la liberté... C'est sur les biens de ce genre que nous revendiquons des droits. Par conséquent, dans le cas de la justice, pour éviter l’excès et le défaut, pour que le rapport soit « au plus juste », il faut d’une part que ce qu’on obtient soit proportionné au service que nous avons rendu. Autrement dit, entre ce que l’on donne (par exemple, sa vie) et ce que l’on reçoit (par exemple, des hommages nationaux), le rapport doit être « juste ». On peut juger ainsi injuste qu’une personne qui a beaucoup accompli pour la science ne soit pas reconnue à sa juste valeur, seulement parce que c’était une femme. Ici, le rapport ne serait pas juste, il y aurait défaut. Mais on peut aussi inversement juger tout à fait injuste qu’une personne reçoive la légion d’honneur, simplement parce qu’elle connaît le ministre, et sans que ses accomplissements personnels lui aient mérité cette distinction.


D’autre part, pour que le rapport soit juste, il faut que ce que l’on obtient soit proportionné à ce qu’obtiennent les autres. Si deux personnes accomplissent exactement le même travail et rendent exactement le même bénéfice à leurs entreprise, on voit mal pourquoi l’un mériterait de recevoir un salaire plus élevé que l’autre. Et même si nous admettons que la contribution de l’un (par exemple le PDG de l’entreprise) n’est pas équivalente à la contribution de l’autre (l’ouvrier de l’entreprise), peut-on vraiment admettre que -en vertu de cette inégalité de contribution -l’un mérite de recevoir 100 000 fois plus que l’autre ? En somme, la Justice se définit bien comme une égalité, mais comme une égalité de rapport qui fait intervenir quatre termes : « Le juste implique de toute nécessité au moins quatre éléments : les personnes auxquelles le juste s'applique sont au nombre de deux ; et les choses dans lesquelles se trouve le juste sont deux aussi » (Aristote).


L’ennui, c’est que cet idéal d’égalité se joue entre des termes qui sont proprement incommensurables. Incommensurabilité, d’abord, entre la nature du service rendu et les droits auxquels il ouvre pour nous. Il n’y a aucune espèce de relation logique ni naturelle entre ce qui est placé au niveau du numérateur (par exemple, une certaine somme d’argent) et ce qui est placé au niveau du dénominateur (par exemple, le fait de risquer sa vie pour la patrie). Quel serait le juste salaire qui revient de droit à un militaire qui part combattre ? Mais il n’y a pas non plus, entre deux personnes différentes, de commensurabilité entre les numérateurs (par exemple, le fait que l’un obtienne la richesse et l’autre la gloire de l’écrivain), ni de commensurabilité naturelle entre les dénominateurs (par exemple, entre le service que rend un artisan et le service que rend un banquier).


Les cas où la comparaison permet d’exhiber des rapports commensurables n'est donc pas la règle, mais plutôt l'exception. Par exemple, quand pour un même travail accompli, nous pouvons comparer les salaires reçus. Dans ce cas précis, il y a commensurabilité entre les numérateurs (le salaire reçu) et entre les dénominateurs (le travail accompli). Dès lors, ce sont ces cas-là, à l’exclusion des autres, qui vont avoir tendance à cristalliser toutes les revendications égalitaires. Par exemple, dans la question des rapports hommes/femmes, l’inégalité à l’embauche (pour diplômes équivalents) ou l’inégalité de salaire (pour travail identique) ne peut manquer de frapper le regard, parce que les valeurs comparées sont commensurables. L'effet induit par ces situations « privilégiées » (puisqu’elles rendent possible une comparaison) permet de canaliser sur elles toute l’attention, au détriment d’autres formes d’injustice beaucoup moins attestables, parce que moins susceptibles d’être exhibées sous la forme de rapports commensurables. Par exemple, comment concrètement comparer le service rendu à la communauté par une mère « au foyer » et le service rendu par un père qui travaille ? Ou comment inversement, comparer les droits dont dispose ce mari travailleur et les droits de nature différente dont est supposée bénéficier cette « fée du logis» ?


Mais il y a également une autre difficulté attachée à la notion de «mérite ». Aristote écrivait que dans une société oligarchique, il était toute à fait « juste » que les riches disposent de plus de droits que les autres, parce que dans ces sociétés plus un homme est riche plus il peut être bénéfique à la société (par exemple en créant des emplois ou bien en prenant en charge des dépenses publiques comme sous l’évergétisme romain). La richesse constitue donc, incontestable, une forme de mérite. Dans les sociétés aristocratiques, au contraire, le mérite se mesure non pas à la richesse mais à la vertu. Si les aristocrates revendiquent des privilèges, c'est au nom d'une supériorité qui fait d'eux les guides et les protecteurs naturels du peuple. Or, on peut dire que dans les sociétés démocratiques modernes, le mérite se mesure non plus à l'aune de la vertu, mais à l'aune du talent. En théorie, l'idéal méritocratique garantit que les places et les privilèges seront désormais octroyés non pas en fonction de la richesse, ni en fonction de la noblesse, mais tout simplement en fonction de la compétence. Le but n'est pas que tous obtiennent les mêmes droits, mais plutôt que tous disposent des mêmes chances de départ d'obtenir les privilèges, sans que la richesse ou bien la condition sociale n'empêche quiconque de faire ses preuves en montrant ses compétences. Il ne s'agissait donc pas de briser la hiérarchie sociale, mais de garantir la présence d'un ascenseur social, permettant à toute personne suffisamment compétente de sortir de sa condition initiale. C'est ce renversement de l'échelle traditionnelle des mérites, que donne à voir, à la veille de la Révolution française, la tirade de Figaro contre le comte : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! Tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ». Figaro a plus de mérite que le Comte. Car le Comte ne peut, pour légitimer ses privilèges, qu'invoquer un fait de naissance. C'est injuste, parce que ce privilège de la noblesse, à la veille de la révolution française, ne semble plus être lié à aucun mérite particulier qui rendrait cette noblesse socialement indispensable. Loin de justifier ses privilèges par un service qu'elle rend à la société, la noblesse semble être devenue une sorte de parasite social, qui prend tout sans rien donner en retour. A l'inverse, Figaro, le valet, incarne une nouvelle classe d'hommes. Lui est méritant, à n'en pas douter. Mais son mérite est celui que lui confère son talent personnel.


Mais là encore, la notion de talent s'avère bien trop « qualitative » pour autoriser une réelle comparaison. Ainsi, la façon dont le talent est mesuré dans l'institution scolaire, l'ascenseur social par excellence, peut être jugée relativement injuste. D'une part, parce que c'est une certaine forme de talent qui est mis en valeur, sanctionnant dans l'échec scolaire « l'absence de talent » ; ensuite et surtout parce que le talent peut aussi passer pour un privilège, c'est à dire un droit acquis plutôt qu'un mérite. Le capital culturel dont jouit un enfant fait clairement partie de ces privilèges qui sont de nature à garantir sa réussite scolaire. Le rapport est donc complètement faussé par le fait que le mérite qui ouvre droit à un privilège (le talent), constitue lui-même déjà un privilège. On se retrouve alors dans la même situation que celle que dénonçait Figaro, où le privilège de la naissance est considéré abusivement comme un mérite ouvrant droit à de nouveaux privilèges ; la même situation que l'on pourrait également dénoncer dans le système oligarchique, où la richesse est à la fois un mérite (puisqu'elle permet d'être utile à la communauté) et un incontestable privilège. Pour qu'on puisse comparer objectivement les rapports, il faut que ce qui est « dépense » et ce qui est « recette » puissent être soigneusement distingués. Or, la notion de « mérite » ne permet pas réellement de faire ce partage. Le talent d'un fils de grand bourgeois est déjà en soi un privilège, mais ce privilège sera considéré comme en même temps comme ce qui le rend méritant.


Une bonne façon de résoudre ce problème, c'est de renoncer à la notion de « mérite », beaucoup trop incertaine. C'est bien la position que suggère Pascal, dans ses trois discours sur la condition des grands. « Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à se bonne fortune. Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traita de roi. Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrit l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même. Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui ». L'idée de Pascal, influencée par son jansénisme, c'est qu'on ne mérite jamais vraiment ce que l'on obtient. Tout privilège est une grâce imméritée. Mais ce constat ne conduit pas Pascal à vouloir mettre à bas l'ordre institué. Car toute autre façon de constituer un ordre, par exemple en récompensant le talent, conduirait exactement au même constat. Par conséquent, puisqu'il faut bien qu'il y ait un ordre, acceptons celui qui existe, mais avec la réserve que constitue la « double pensée ». Il faut bien qu'il y ait des « ducs », il y en aura toujours. Mais le duc doit avoir conscience, par devers lui, que sa condition ne le hisse pas au-dessus des autres hommes.


L'idée serait donc d'accepter que notre norme de justice est purement conventionnelle. L'égalité de rapport qu'elle détermine fait intervenir des grandeurs incommensurables qui sont ramenées à l'équivalence par un simple jeu de convention sociale. Et l'idée même de mérite sur lequel repose cette égalité proportionnelle renvoie elle aussi à une décision arbitraire. De ce point de vue, il n'est pas plus choquant de décréter qu'un enfant mérite d'être roi parce qu'il est le fils de roi que d'affirmer qu'il mérite de l'être parce qu'il serait le plus compétent et le plus talentueux. Le juste n'est donc pas autre chose que ce que détermine la loi (lex). De sorte qu'il n'y a pas une seule façon de décliner l'affirmation selon laquelle la justice consiste dans l'égalité, mais qu'on peut parfaitement souscrire à ce principe en concluant qu'il est juste que certaines personnes soient réduites en esclavage, sans que le principe de l'égalité proportionnelle ne soit violé. C'est ainsi que Aristote présente les choses dans le livre I des Politiques : certaines personnes méritent d'être esclaves ; en ayant ce statut, elles ont ce qu'elles méritent d'avoir. Non parce qu'elles auraient commis une faute quelconque, mais parce que c'est la part qui leur revient de droit, à l'intérieur d'institutions justes.


Pour déterminer ce qui serait une « bonne » loi, il faut présupposer une situation idéale d'égalité

Or, une telle conclusion est intuitivement admissible. Et pourtant, elle est inévitable si nous réduisons la justice à une simple convention légale. Pour sortir de cette impasse, il faudrait s'assurer que si la justice est purement conventionnelle, à tout le moins cette convention fasse l'objet d'un choix équitable. Par équitable, nous ne voulons pas entendre la même chose que juste. Car si les deux termes étaient synonymes, nous serions dans un cercle vicieux ! La justice est définie par la loi, mais la loi -pour être acceptable -doit être « équitable », c'est-à -dire juste. En fait, Quand Rawls parle de la «justice comme équité », il veut dire que la norme de justice -purement conventionnelle -doit être choisie dans des conditions équitables. Et ce qui est équitable, c'est que -dans la détermination de cette loi -chacun doit avoir droit au chapitre.


Autrement dit, l'équité renvoie à une situation où les décisions qui concernent la collectivité (donc l'instauration de la loi) doivent être prises par tous, chacun ayant une part égale aux autres dans le processus de décision. La justice renvoie donc à une situation d'égalité stricte comme à sa condition de possibilité. Autrement dit, ce n'est plus la justice qui mène à l'égalité, mais l'inverse. L'égalité initiale, figurée par le « voile d'ignorance » est la situation à partir de laquelle seulement une norme de justice « équitable » peut émerger. Rawls ne fait ici que reprendre les conditions initiales qui président à l'instauration du contrat social hobbesien, de même qu'il ne fait que reprendre le thème rousseauiste de la volonté générale. En définitive, la situation d'égalité n'est pas le but de la justice, mais le prérequis indispensable qui permet de décider de ce qui est juste.


D'autre part, cette égalité n'est pas une égalité proportionnelle, mais une stricte égalité arithmétique. Dans ce processus de décision, chacun compte pour un, de façon strictement égale aux autres. C'est l'égalité telle qu'elle se donne à voir dans l'état de nature hobbésien : une égalité non pas de rapport, non pas proportionnelle, mais une égalité stricte qui se mesure par un pouvoir identique de se nuire les uns aux autres. C'est de cette égalité dont parle Tocqueville lorsqu'il affirme que les siècles démocratiques ont le sentiment très vif d'une « égalité de condition ». Dans l'état de nature, tous les hommes sont égaux et cette égalité est parfaitement mesurable et comparable : elle réside dans le quantum de pouvoir dont chacun dispose.


Enfin, troisième conséquence : étant donné la place qu'elle occupe, cette égalité n'a pas vocation à durer. Sa seule fonction est de rendre acceptable, c'est à dire de justifier par avance les inégalités sociales, en les renvoyant aux conditions d'un choix équitable où l'intérêt de personne n'a été lésé, même l'intérêt de celui qui se retrouverait en bas de la pyramide sociale : « La répartition des revenus et de la richesse n'a pas besoin d'être égale, mais elle doit être à l'avantage de chacun » (Rawls). Exemple chez Locke : « Un Roi en Amérique, qui possède de très amples et très fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé et plus mal vêtu, que n'est en Angleterre et ailleurs un ouvrier à la Journée » (Second traité du gouvernement civil, chapitre 5) Autrement dit, l'égalité n'est pas un but vers lequel il faut tendre, mais uniquement un point de départ idéal.... point de départ qui n'a peut-être d'ailleurs jamais existé. Ce qu'on appelle ainsi l'égalité des chances est un mythe, en ce sens qu'il n'y a peut-être jamais eu de situation où les conditions de départ étaient parfaitement équitables. Mais c'est un mythe qui permet de remplir une fonction heuristique en légitimant par avance les inégalités qui résulteront de la compétition sociale. Puisque chacun est supposé avoir la même chance au départ, tous ceux qui acceptent de participer à la compétition sont supposés être implicitement d'accord sur les règles qui permettront de répartir entre eux les privilèges.





CONCLUSION :


En définitive, Justice et égalité sont étroitement liées. Le constat dressé par Thomas d'Aquin : « Justice signifie égalité » ne laisse pas d'être vrai. Mais le sens de cette équivalence n'est pas exactement celui auquel nous aurions pu songer au départ. Car cet énoncé semble à première vue signifier deux choses : 1) Que la Justice exige l'égalité, autrement dit que l'égalité est requise en ce qu'elle serait fondamentalement Juste, ; 2) Que l'égalité est ce qui permet de donner un contenu concret à l'idéal abstrait de Justice. Or, au bout du compte, aucun de ces deux postulats n'est fondé. D'une part, l'égalité constitue une notion tout aussi abstraite et insaisissable que la notion de Justice. Les seules inégalités que l'on peut réellement identifier sont celles qui se donnent à voir sous l'allure de rapports commensurables. Or, cette commensurabilité n'est jamais garantie et elle est, de fait, très rare. D'autre part, s'il est bien vrai que l'égalité est requise par une exigence de Justice, nous avons vu aussi que la définition de la justice présupposait en retour une certaine condition idéale d'égalité. Cette égalité présupposée par la définition de la Justice n'est pas une égalité de rapport, mais une égalité stricte entre individus rendus indiscernables par l'artifice du « voile d'ignorance ». Le paradoxe est que cette égalité stricte, à la quelle nous tenons comme à un acquis définitif de notre temps, cette égalité ne peut en réalité constituer pour la justice un but à atteindre. Elle ne représente qu'un état fictif, un procédé simplement heuristique visant à rendre justifiables les inégalités que les conventions sociales rendent possible.



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