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KANT ET LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

Dernière mise à jour : 20 oct.

Les limites du savoir : intuition et concept

Lorsque Kant affirme qu'il n'y a pas de véritable savoir hors du domaine de l'expérience, il ne prétend pas (comme ceux qu'il nomme les "empiristes") que tout notre savoir dériverait de l'expérience. Alors que veut-il dire ? Il veut dire que tout notre savoir porte uniquement sur le domaine des réalités observables, qu'il est strictement limité au domaine de la réalité physique. Ce n'est pas l'origine du savoir qui dépend de l'expérience, mais seulement son application : notre savoir ne dérive pas entièrement de l'expérience, mais il porte exclusivement sur des objets possibles d'expérience. Cela vaut même pour les mathématiques : le domaine d'application des mathématiques, c'est l'étendu ou l'espace ; c'est-à-dire cette extension mesurable qui assigne à chaque chose une taille, un poids et une forme déterminés. De ce point de vue, Galilée avait parfaitement raison d'affirmer que « le grand livre de l'univers est écrit en langage mathématique ». Car si l'univers désigne l'ensemble des choses occupant une position dans l'espace et dans le temps, alors il n'est rien dans cet univers qui ne puisse s'exprimer sous la forme de rapports quantitatifs.


Pourquoi Kant ferme-t-il le domaine de la connaissance à l'horizon de l'expérience possible ? C'est que pour connaître une chose, en effet, il ne suffit pas d'être capable de « penser » cette chose. Il faut aussi être capable de faire correspondre une intuition à cette pensée. Par exemple, il ne suffit pas, pour connaître les mathématiques, de savoir manipuler des concepts mathématiques. Il faut aussi que je sois capable de me représenter les relations quantitatives qu'expriment ces concepts. Pour connaître le mouvement des planètes, il ne me suffit pas de penser abstraitement ce mouvement. Je dois aussi être capable de me représenter ce mouvement, de me le figurer. Autrement, c'est comme si je ne voyais pas de quoi je parle ! Comme l'écrit Kant, des pensée sans intuition sont « vides ». Mais réciproquement, « des intuitions sans concepts sont aveugles ». En effet, il ne suffit pas d'être capable de se représenter une chose pour la connaître ; en revanche, on peut difficilement prétendre la connaître tant qu'on est incapable de se la représenter ! « Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l'intuition sans les concepts ne peuvent fournir une connaissance ».


Les ailes rognées de la métaphysique

Ce constat, qui peut paraître trivial, entraîne une conséquence qui l'est beaucoup moins : s'il n'y a pas de véritable savoir hors du domaine de l'expérience, alors il n'est pas possible de prétendre étendre notre connaissance hors du domaine de cette réalité observable. Et affirmer cela, c'est d'un seul coup fermer la porte à ce qui, depuis l'Antiquité, représentait la tâche la plus essentielle de la Raison : par delà la réalité visible, l'effort de révéler le fondement invisible de toutes choses, la cause première, le principe premier ou ce que Kant, dans son style technique, appelle "le principe anhypothétique" !


Cet immense chantier intellectuel, prestigieux et vénérable, constituait le coeur de "métaphysique". Or, c'est cette auguste entreprise métaphysique que Kant met en faillite dans la Critique de la Raison pure. Quelle intuition pourrions-nous bien faire correspondre au concept d' « âme », d' « esprit », de « Dieu », tous ces prétendus objets de la connaissance dont les philosophes sont friands depuis l'Antiquité ? Savons-nous seulement de quoi nous parlons lorsque nous utilisons de tels mots ? Dès que nous avons l'ambition de nous élever au-dessus du domaine de la réalité physique, tout se passe comme si nous marchions en aveugles, utilisant des concepts auxquels nous sommes rigoureusement incapables de faire correspondre la moindre intuition. La métaphysique est ainsi un savoir vide de tout contenu. La pensée est bien présente, mais l'objet que nous pensons ne correspond à rien que nous soyons capable de nous représenter.


La dialectique de la raison pure

On voit cela au fait que dès que l'on tente d'appliquer les catégories intellectuelles dont nous nous servons pour connaître le monde physique à des réalités qui sont hors du monde physique, on tombe immédiatement dans des contradictions insurmontables. Ou, pour le dire autrement : dès que l'on s'appuie sur les conclusions de la science physique en vue de justifier une théorie philosophique qui porterait sur la totalité du réel, on énonce immanquablement des paradoxes.


Par exemple, je peux affirmer que tout ce qui existe dans l'univers a commencé à exister à un certain moment. Mais l'univers lui-même (avec le temps et l'espace qui le constituent) ne peut pas avoir commencé à exister, car alors il faudrait qu'il y ait eu quelque chose avant lui. Mais s'il y a eu quelque chose avant lui, alors il y avait du temps avant le temps ! La physique moderne, en recherchant l'origine du monde, ne cesse de nous ramener à un point situé de plus en plus loin dans le passé. Mais la série semble ne jamais devoir s'achever : si l'univers est né du big bang, qu'y avait-il donc « avant » le big bang ? Et ainsi de suite.


Mais d'un autre côté, la catégorie même de causalité nous impose de concevoir que tout ce qui existe est l'effet d'une cause qui l'a fait exister. Autrement dit, tout ce qui arrive est l'effet d'une cause, il ne peut y avoir de génération spontanée. Par conséquent, il faut bien que quelque chose ait précédé l'existence de l'univers pour permettre à l'univers d'exister. Et là, on voit que cette discussion sur l'origine de l'univers ne peut nous mener à rien : car nous sommes à la fois obligés de considérer 1) qu'il est impossible de régresser à l'infini, et qu'il doit bien y avoir une cause première qui permette d'expliquer tout ce qui existe; 2) qu'il est impossible d'arrêter la régression à l'infini, car ce serait admettre l'existence d'un effet sans cause ! Nous sommes intellectuellement dans une impasse dont il est impossible de sortir.


Autre exemple : je peux affirmer que tout ce qui existe dans l'espace est divisible en parties plus simples, et ces parties simples à leur tour peuvent être divisées en parties encore plus simples. Et ainsi de suite, à l'infini. Aussi la quête scientifique des particules élémentaires semble condamnée à descendre toujours de plus en plus bas, sans jamais pouvoir trouver une limite (si petite soit-elle) dans sa recherche de l'infiniment petit. Mais d'un autre côté, on ne peut pas obtenir un Tout en additionnant des zéros ! Il faut donc nécessairement qu'il y ait des parties simples indécomposables, dont l'univers serait constitué. Là encore : la quête rationnelle nous amène à une impasse.


Troisième exemple : la science nous apprend que la génération spontanée n'existe pas. Tout ce qui se passe dans le monde arrive en raison d'une certaine cause. Il n'y a pas d'effet sans cause, pas de phénomène qui apparaisse sans que quelque chose ait causé son apparition. Aussi bien, la science nous oblige à être « déterministes », en ce sens que l'existence de la liberté paraît une absurdité. S'il y avait des actions libres, cela signifierait que certaines choses peuvent arriver spontanément dans l'univers, sans que rien ne les ait produites. Je dis que mon action est libre, quand elle résulte de ma volonté et non d'une contrainte extérieure. Mais l'acte de ma volonté (par exemple l'acte de vouloir lever mon bras), jaillit-il spontanément en moi, sans aucune cause ? N'y a-t-il rien qui ait conditionné cet acte de ma volonté ? Si je réponds que rien ne précède cet acte, j'introduis dans l'enchaînement de la nature un énorme facteur de désordre ! Car ce qui rend les phénomènes de la nature aussi prévisibles, c'est justement la loi de causalité : tout ce qui se produit est le résultat d'un déterminisme causal, qui rend son apparition inévitable. A partir du moment où j'accepte l'idée qu'il y aurait aussi des phénomènes sans cause, des actions libres, tout le cours régulier de la nature s'effondre. Mais d'un autre côté, pourtant, si le monde doit former un Tout, il ne peut renvoyer indéfiniment à des causes qui seraient elles-mêmes les effets d'autres causes. Car s'il n'y a pas de première cause (de cause première qui ne soit elle même l'effet d'aucune cause), alors rien n'aurait jamais pu commencé à exister ! Il faut donc nécessairement admettre que « la causalité selon les lois de la nature n'est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d'admettre une causalité libre pour l'explication de ces phénomènes ».


Phénomènes et noumènes

On ne peut donc connaître seulement que les choses que nous sommes capables de nous représenter… et nous devrions ajouter aussi, pour enfoncer le clou : nous ne pouvons les connaître seulement que comme nous sommes capables de nous les représenter. Car la science, contrairement à la philosophie, ne prétend rien savoir au sujet de l'être réel des choses. Il lui suffit, modestement, de rendre compte de ces choses comme elles nous apparaissent. Que la vraie réalité soit une réalité intelligible (un « noumène »), cachée derrière la réalité sensible qui s'offre à nos yeux (le « phénomène »), c'est là un discours habituel des philosophes. Mais la seule chose sur laquelle nous puissions solidement nous appuyer, sans nous aventurer, c'est cette apparence même.


Croire que nous serions capables de dépasser cette "apparence phénoménale", pour mettre au jour une réalité intelligible, dissimulée derrière cette apparence, serait une orgueilleuse présomption. Car, que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires de cette apparence : peut-être la réalité n'est-elle pas telle que nous nous la représentons. Mais quelle importance s'il nous est impossible de nous la représenter autrement ? Ne sommes-nous pas, que nous le voulions ou non, prisonniers des formes a priori de notre sensibilité et des formes a priori de notre entendement ? Pouvons-nous sentir une chose autrement que dans l'espace et dans le temps (temps et espace sont donc les formes a priori de notre sensibilité) ? Pouvons-nous penser une chose, quelle qu'elle soit, indépendamment des catégories logiques qui régissent a priori notre pensée  (ces catégories sont donc les formes a priori de notre pensée)? Quand ils prétendent dépasser le domaine de l'expérience afin de penser l'être, les philosophes commettent donc l'erreur de prendre les lois de leur propre pensée pour les lois de l'être. Que nous ne puissions penser les choses autrement qu'en distinguant des « substances » et des « accidents », par exemple, ne prouve pas pour autant que la réalité est ainsi faite. Cela nous renseigne seulement sur notre manière de découper la réalité, et non pas sur ce qu'est la réalité indépendamment de nous.


Einstein déclarait qu'il n'y avait qu'une seule chose qui lui paraissait incompréhensible : c'était que ce monde soit si compréhensible. Effectivement, on peut comprendre cet étonnement. C'est comme si un voyageur arrivait dans un pays complètement étranger, qu'aucun homme de sa culture n'a jamais parcouru avant lui… et brusquement, rencontrant ses habitants, il découvre que d'eux-mêmes, sans aucune influence, ils parlent la même langue que lui ! C'est un hasard tellement extraordinaire qu'il ne laisserait pas d'étonner. Eh bien le même étonnement devrait saisir le scientifique : comment se fait-il que le langage mathématique qu'il utilise soit tellement bien ajusté à la réalité que ce qu'il pense "a priori" en faisant ses démonstrations mathématiques trouve immédiatement son application dans le monde réel ? Comment, pour le dire autrement, expliquer que la réalité parle si bien le langage de notre raison ? Le grand livre du monde, disait Galilée, « est écrit en langage mathématique »… incroyable ! Mais à moins d'expliquer un tel phénomène par la présence d'une raison créatrice et d'une "harmonie préétablie" entre le monde et notre raison, il sera plus simple de dissiper le mystère à la façon de Kant : si le monde parle si bien le langage de notre raison, n'est-ce pas parce que nous lui faisons parler ce langage ? Si la réalité nous paraît si bien rationnelle, n'est-ce pas parce que nous faisons en sorte qu'elle nous paraisse telle, la découpant, l'organisant, suivant les catégories logiques de notre propre intellect ? Ainsi se dissipe le mystère : si le réel est si rationnel, c'est parce que pour un observateur rationnel (l'homme), elle ne peut apparaître que sous cette forme ! Bref, en matière de connaissance, il nous faut modestement accepter l'idée que le monde des « phénomènes » (la réalité telle qu'elle nous apparaît) est notre unique horizon...


La pensée au-delà de la connaissance

Pour toute la philosophie, la thèse de Kant a des airs de marche funèbre : la philosophie, dans son projet ambitieux de rendre raison de Tout, de l'être comme des premiers principes de l'être, ne satisfait pas les exigences d'une authentique connaissance ! Elle outrepasse les limites de ce que notre entendement peut prétendre légitimement connaître ! Par manque d'examen critique, les philosophes ont crû qu'ils pouvaient mettre au jour les mystères cachés de l'être, mais ils se sont trompés. A la lecture de Kant, on comprend facilement pourquoi -à partir du 18e siècle- les spéculations philosophiques perdent progressivement de leur importance au profit de la science. Elles voient disparaître la légitimité qui faisait d'elles d'authentiques connaissances. Aux yeux de beaucoup de personnes, elles ne sont plus que des points de vue subjectifs, parfois originaux, sur des problèmes réputés insolubles. Comme les œuvres des artistes, les œuvres des philosophes nous donneraient énormément à « penser »... mais, contrairement au savoir scientifique, elles ne nous donneraient rien du tout à « connaître ». « J'ai limité le savoir, revendique Kant, afin de faire une place à la croyance ». En effet, si la question de l'existence de Dieu ne relève plus d'une connaissance théorique, il ne reste plus qu'à en faire un simple objet de foi. De fait, depuis Kant, nous avons pris l'habitude de considérer que la raison n'avait rien à nous dire au sujet de l'existence ou de la non-existence de Dieu, de l'âme ou de l'esprit. Les questions métaphysiques ne sont plus considérées comme des questions au sujet desquelles on pourrait parvenir à une quelconque connaissance. Certes, on peut toujours penser l'idée de Dieu . Seulement, cette idée ne nous fait plus rien connaître.

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