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LA TECHNIQUE

Dernière mise à jour : 19 oct.

Nature humaine et condition humaine

Se demander « qu'est-ce que l'homme ? », ce n'est pas simplement s'interroger sur la nature humaine. On s'interroge sur la « nature humaine », lorsqu'on se demande ce qui fait que l'homme est un homme, ce qui fait le « propre  de l'homme ». Est-ce la Conscience ? Est-ce la Raison ? Ou n'est-ce pas plutôt, comme le suggère Rousseau la Perfectibilité ? Quoiqu'il en soit, puisque la « nature humaine » est ce qui fait que nous sommes des hommes -et non des bêtes, cette nature humaine est invariable. Elle est aussi vieille que l'homme, puisqu'elle définit l'humanité de l'homme.


Mais si l'homme moderne et l'homme des cavernes partagent la même Nature, on ne peut nier qu'il y a entre eux des différences importantes. A quoi tiennent ces différences ? Au fait que les conditions d'existence de l'humanité se sont profondément modifiées et que ces changements ont lourdement affecté la manière dont les hommes pensent, travaillent et agissent. Là où les autres animaux vivent dans un environnement relativement stable, le monde dans lequel s'écoule la vie des hommes « consiste en objets produits par des activités humaines ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leur créateurs »(Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne). C'est ce monde humain, ce monde produit par l'homme, qui définit les conditions de l'existence humaine.


Il ne faut donc pas confondre la question de la "nature humaine" avec la question de la « condition humaine ». La nature humaine ne change pas, mais les conditions de notre existence, elles, évoluent au gré des transformations de ce monde humain que nous créons. « Évitons tout malentendu, écrit Arendt. La condition humaine ne s'identifie pas à la nature humaine et la somme des activités et facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce qu'on peut appeler nature humaine ». Pour bien faire sentir la différence, Arendt prend l'exemple du voyage dans l'espace : « Le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la condition humaine serait l'émigration dans une autre planète. Un tel événement, qui n'est plus tout à fait impossible, signifierait que l'homme aurait à vivre dans des conditions fabriquées, radicalement différentes de celles que lui offre la Terre. Le travail, l’œuvre, l'action, la pensée elle-même telle que nous la connaissons, n'aurait plus de sens. Et pourtant, ces hypothétiques voyageurs échappés à la Terre seraient encore humains » !


L'exemple que choisit Hannah Arendt n'est, de son propre aveu, plus tout à fait impossible. La technique moderne rend désormais envisageable ce qui, il n'y a pas si longtemps, était un rêve irréalisable dont se nourrissaient les auteurs de science-fiction. C'est dire que le monde humain dans lequel nous vivons est en partie déterminé par le phénomène de la technique. Et sur ce point, le rapport que nous entretenons avec la technique est révélateur : nous hésitons entre l'enthousiasme et la méfiance. Enthousiasme, parce que nous sommes convaincus que c'est grâce à la technique que nos conditions d'existence se sont nettement améliorées. Méfiance, parce que nous craignons de plus en plus que la technique ne soit devenue désormais une menace pour nos conditions d'existence….


Le mythe de Prométhée

D'où vient ce sentiment, cette impression d'une menace que la technique ferait planer sur nous ? D'où vient que cette bénédiction soit aussi vécue systématiquement comme un fléau potentiel ?


Il n'est pas indifférent que le mythe qui raconte la naissance de la technique, le fameux mythe de Prométhée (raconté par Platon dans le Protagoras) soit une histoire assez ambiguë. La technique y aurait été donnée aux hommes comme la compensation d'une infériorité naturelle. Parce que Epiméthée aurait oublié de doter l'homme des moyens nécessaires à sa survie, Prométhée leur aurait fait ce cadeau de la technique en compensation. Sans corne pour se défendre, l'homme pourrait créer ses propres outils de défense. Sans carapace pour se protéger et sans fourrure pour se tenir chaud, l'homme pourrait créer ses propres moyens de protection et ses propres vêtements…. La technique, ce cadeau divin, serait donc un substitut des moyens que la nature met à disposition des autres animaux. Ce qui signifie que, pour comprendre la technique, il faut la penser en référence à ces moyens naturels : un organe (par exemple des griffes ou des dents acérées) est un outil naturel ; et inversement, un outil (objet technique) serait donc un organe artificiel. De même, un instinct (par exemple l'instinct qui pousse l'araignée à tisser sa toile ou l'abeille à fabriquer la ruche) est une méthode naturelle ; et inversement, une méthode (par exemple une méthode de travail ou une méthode de combat) est un instinct artificiel. Dans les deux cas de figure, il s'agit toujours de mettre en œuvre des moyens efficaces pour parvenir à une fin donnée. L'outil joue le même rôle que les organes et les procédés techniques jouent le même rôle que l'instinct.


Mais la grande différence, celle qui fait que la technique, dans le mythe de Prométhée, est un cadeau fait à l'homme exclusivement, c'est que ce qui est naturel dans un cas (organes et instincts) est artificiel dans l'autre (outils et méthodes). Ce pourquoi les grecs rattachaient la technique à une faculté particulière : la mètis (la ruse, l'intelligence). Le "faire technique" est l'expression d'une intelligence. L'homme n'est sans doute pas le seul animal intelligent (donc le seul animal capable de technique), mais il est assurément le plus rusé d'entre tous. L'intelligence est une faculté opératoire, qui mesure la capacité d'un individu à trouver les moyens les plus efficaces pour résoudre un problème donné et parvenir à un résultat déterminé. Un singe, par exemple, montre son intelligence par sa faculté à utiliser les moyens à sa disposition (des bouts de bois), afin d'obtenir ce qu'il veut (une banane). Tous les tests de QI, qui mesurent l'intelligence, ne font qu'évaluer cette faculté opératoire, cette aptitude à trouver les meilleurs moyens, les meilleurs méthodes, pour parvenir à un but. Dans tous les cas, ce qui définit l'intelligence, c'est l'aptitude à se débrouiller, soit moins trivialement : l'aptitude à inventer des moyens (méthodes ou outils) afin de parvenir à une fin consciemment représentée.


Mais de même que l'intelligence, la technique n'est pas forcément bonne. L'intelligence, la ruse, peut aussi être une faculté de tromper. Le meilleur moyen n'est pas toujours le moyen le plus droit, ni le plus honnête. Ulysse est assurément plus intelligent qu'Achille, Ulysse est l'homme rusé ! Mais pour cette raison aussi, Ulysse est le maître de la tromperie (c'est lui a eu l'idée du cheval de Troie !). Voilà pourquoi, si la technique est un cadeau divin, c'est aussi d'une autre manière la conséquence d'un larcin : car Prométhée a volé le feu à Zeus pour le donner aux hommes. Et pour ce vol, raconte le mythe, Prométhée a été condamné à une torture éternelle. Cette partie de l'histoire signifie deux choses : d'une part, elle signifie que la technique est un attribut proprement divin qui fait de l'homme, d'une certaine manière, un égal des dieux. Dans l'antiquité, les dieux étaient en effet conçus comme des « démiurges », des dieux artisans qui mettaient en forme, ordonnaient la Nature. En disposant de la même capacité, en étant capable de modifier la Nature et de lui donner forme à sa convenance, l'homme se retrouve donc -comme les dieux -en capacité de disposer d'elle. Mais d'autre part, ce privilège divin n'était pas destiné aux hommes (raison pour laquelle Prométhée fût puni) : en disposant d'un pouvoir démiurgique, sans être lui-même un dieu, l'homme se retrouve donc dans la position inconfortable de celui qui dispose d'un pouvoir trop grand pour ses frêles épaules. Il est potentiellement comme un enfant jouant avec un pistolet. Inutile d'être bien malin pour anticiper que ce grand pouvoir, loin d'être une chance, représente au contraire une lourde menace….


Fins et moyens

Car la technique n'est pas neutre. Elle est un moyen et comme tous les moyens, elle est toujours en vue d'une fin. C'est donc par rapport à cette finalité, à ce résultat recherché que nous avons l'habitude de juger la valeur, positive ou négative, d'une technique. L'efficacité d'une technique (le fait qu'elle soit parfaitement adaptée à la fin qu'elle poursuit) ne permet pas à elle seule de juger qu'elle est bonne. Encore faut-il que la fin qu'elle poursuive soit jugée, elle aussi, bonne. La même technique peut ainsi se révéler tantôt bonne tantôt mauvaise, suivant l'usage qui en est fait et la finalité a laquelle on la fait servir. La technique des sophistes, par exemple, est redoutablement efficace. Mais elle est efficace pour convaincre une assemblée et remporter une victoire sur un adversaire. Mais est-ce là la véritable finalité du logos  ? Ne faut-il pas subordonner l'art de convaincre à la quête de vérité, comme le suggère Socrate ?


Cette dépendance à des fins qui peuvent être très différemment agencées empêche alors de considérer la Technique comme un tout homogène et universel qui aurait la faculté de progresser de manière linéaire à travers le temps. Cette croyance au progrès technique se fonde sur l'idée que les techniques pourraient s'additionner pour faire reculer, par leur addition même, la contrainte qui pèse sur les hommes. Mais les techniques ne s'additionnent pas : la technique mnémotechnique permet, par exemple, de lutter contre la contrainte que l'oubli naturel fait peser sur notre mémoire. Mais l'invention de l'écriture, comme le remarquait Platon, est une autre technique qui permet de se libérer de la contrainte d'avoir à mémoriser : « Autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture [Socrate s'adresse à Teuth, le dieu égyptien inventeur de l'écriture], tu es en train par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduisent dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire, mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un médicament. Et c'est l'apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leurs permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront plein de savoir, alors qu'en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d'un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux-savants » (Platon, Phèdre) 


Toute technique nous libère donc d'une contrainte en créant une nouvelle contrainte : la médecine a permis de reculer l'âge de la mort, mais elle a créé en même temps de nouvelles formes de contrainte. De même, l'ancienne nécessité de se déplacer à pieds pour le moindre trajet a été vaincue par l'invention de l'automobile. Mais symétriquement elle a créé de nouvelles contraintes qui sont devenues intolérables pour beaucoup de personnes : la pollution, les embouteillages, le bruit… « Le cadre moyen d'une ville qui roule 16 000 km par an consacre en moyenne à sa voiture plus de 4 heures par jour ; soit qu'il se propulse avec elle, soit qu'il l'entretienne, ou bien encore qu'il travaille à se la payer. Chaque heure de ce temps lui permet donc de parcourir 10 km. Ferait-il tous ses déplacements, je dis bien les mêmes, à bicyclette, qu'il y passerait moins de temps » (J-P Dupuy, Ordres et désordres, 1990). Le téléphone a vaincu la distance qui sépare les hommes, mais en même temps il a créé la nouvelle contrainte d'être joignable à tout moment… et ainsi de suite ! En ce sens, on peut dire qu'il n'y a pas de progrès général de la technique, parce que les techniques ne s'additionnent pas et que le choix d'une technique par rapport à une autre n'est jamais qu'une façon d'établir nos priorités : choisir les contraintes que nous sommes disposés à subir et celles contre lesquelles nous sommes résolus à lutter, en fonction des "fins" qui nous paraissent importantes.


Du même coup, aussi, on ne peut pas dire qu'une société est techniquement supérieure à une autre, car on ne pourrait juger de cette supériorité que si ces sociétés poursuivaient les mêmes fins et avaient les mêmes priorités. L'efficacité n'est pas une valeur absolue, mais une valeur relative : une technique est efficace « à » quelque chose. C'est en ce sens que Lévi-Strauss, dans Race et histoire, remet en cause la prétendue supériorité technique de l'Occident sur les sociétés dites « primitives » : « Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme. L'Inde a su, mieux qu'aucune autre civilisation, élaborer un système philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d'un déséquilibre démographique. (…) L'Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation et les ressources de cette machine qu'est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, (…) l'Orient et l'extrême-orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires ; ils ont produit ces vastes sommes théoriques et pratiques que sont le yoga de l'Inde,, les techniques de souffle chinoises ou la gymnastique viscérale des anciens maoris. L'agriculture sans terre, depuis peu à l'ordre du jour, a été pratiquée pendant plusieurs siècles par certains peuples polynésiens qui eussent pu aussi enseigner au monde l'art de la navigation... ».


Technique et puissance

D'où vient, dans ce cas, que la technique occidentale se soit imposée si facilement ? Si elle n'était pas supérieure techniquement, pourquoi la société occidentale s'est-elle imposée aux indiens, aux africains, au mélanésiens et à tous les peuples de la Terre ? Pour Lévi-Strauss, la cause n'en est pas à chercher dans la technique elle-même, mais dans le type particulier de technique dont l'Occident a fait sa priorité : « La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, ue masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes » (Race et histoire). Le texte est très explicite : la technique occidentale est entièrement subordonnée à la recherche d'une puissance de plus en plus grande. C'est cette finalité (la puissance), et non sa plus grande efficacité, qui a permis à l'Occident de s'imposer aux autres civilisations. L'occident, maître des machines, à développé une puissance qui lui a permis de s'imposer militairement aux autres civilisations. Ce n'est donc pas du tout parce que la technique occidentale était supérieure, qu'elle s'est finalement imposée, mais uniquement parce que cette technique était orientée vers une fin qui est la Puissance.


La puissance, en l'occurrence, doit s'entendre -précise Lévi-Stauss -comme « la quantité d'énergie disponible ». La technique occidentale, en tant qu'elle est massivement tournée vers « la mise à disposition de moyens de plus en plus puissants », ne peut donc réaliser cet objectif qu'en trouvant le moyen d'accumuler et de stocker des quantités de plus en plus considérables d'énergie. Heidegger dans une conférence intitulée « la question de la technique », pour illustrer cette orientation de la technique moderne vers l'accumulation d'énergie, proposait une comparaison éclairante. Dans la technique moderne, écrivait-il, « la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler. (…) La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. (…) [Elle] n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale ».


Aux yeux de Heidegger, l'ancien moulin à vent représente la technique traditionnelle ; par contraste avec la centrale hydraulique, qui est une parfaite illustration de cette « technique moderne » vers quoi nous nous sommes dirigés depuis deux ou trois siècles ( en gros, depuis le 17e siècle). L'existence du moulin à vent rend manifeste que l'utilisation des énergies naturelles n'a rien de particulièrement nouveau. Mais le moulin à vent, contrairement à la centrale hydraulique, ne peut pas accumuler ni stocker la quantité d'énergie disponible. Par conséquent, elle ne peut pas augmenter cette énergie ni la puissance qui va avec. Le moulin se sert de l'énergie du vent, mais il ne la stocke pas. En revanche, une centrale électrique accumule bien l'énergie et peut donc fonctionner comme une « centrale », c'est à dire une machine (un outil automate). Raison pour laquelle Lévi-Strauss écrit que « l'occident est maître des machines ». Mais en même temps que cette accumulation d'énergie progresse, le danger croît. La quantité d'énergie que la technique a rendu disponible est telle aujourd'hui que nous ne pouvons en effet éviter de trembler devant notre puissance de destruction. Jamais la crainte devant la dimension prométhéenne de la technique n'a été aussi légitime (ex du film : le docteur Folamour). L'homme dispose désormais de quantités d'énergie suffisantes pour provoquer sur Terre des processus cosmiques (par exemple de petits trous noirs) !


« Rendre à jamais sûre la route du désir futur »

Mais dire que l'Occident s'est principalement occupé à trouver les moyens de stocker et accumuler l'énergie est juste un constat. C'est un fait, pas encore une explication. Pourquoi en est-il ainsi ? Quelle est l'évolution intellectuelle qui nous a conduit sur ce chemin de la « puissance » ?


Remarquons que, parmi tous les biens désirables, la puissance est un bien assez particulier. Car ce n'est pas proprement un bien, mais plutôt le moyen universel d'obtenir tous les biens. Ainsi Thomas Hobbes définit-il le pouvoir : « Le pouvoir d'un homme (si l'on prend le mot dans son sens universel) consiste dans ses moyens présents d'obtenir quelque bien apparent futur ». Notez bien la fin de la phrase : Hobbes ne dit pas que le pouvoir est la capacité d'obtenir un bien déterminé, mais « quelque bien futur ». Un médecin (homme de l'art) a le pouvoir de soigner au sens où il est compétent pour le faire. Il a le savoir-faire nécessaire, la compétence qu'il faut pour produire un certain bien. Bref, c'est un professionnel. Mais ce n'est pas du tout en ce sens que Hobbes parle du pouvoir. Le pouvoir n'est pas l'aptitude à faire quelque chose en particulier mais l'aptitude à obtenir ce que l'on veut, quoi que l'on veuille.


C'est au nom de ce « pouvoir » que le sophiste Gorgias, dans l'Antiquité, réclamait la première place pour l'art oratoire. Car l'art de persuader les autres est une façon d'obtenir le pouvoir. Et celui qui détient le pouvoir détient par là-même tous les autres biens :  en possession de ce pouvoir-là, du médecin tu feras ton esclave, ton esclave du maître de gymnase. Quant à notre magnifique financier, c'est à un autre, et non pas à lui-même, que profiteront apparemment ses opérations de finance : à toi bien plutôt qui as le pouvoir de parler et de persuader la multitude » (Gorgias). L'art du gymnaste, l'art du médecin, l'art du financier, tous ces savoir-faire si utiles, l'orateur n'a pas besoin de les maîtriser. Car par la magie de sa parole, il maîtrise le médecin, le gymnaste et le banquier, tous ces techniciens que leur aptitude rend capables de produire un bien particulier !


Mais le pouvoir, objecte aussitôt Socrate, n'est pas un but et pas plus que les autres moyens il ne saurait être considéré comme un but : « quand on agit en vue de quelque fin, ce n'est pas son acte que l'on veut, c'est au contraire ce en vue de quoi on le fait ». Encore faut-il donc savoir ce que l'on veut faire de ce pouvoir, quel bien on recherche à travers lui. Pour le dire plus simplement, si le pouvoir ne fait pas le bonheur, à quoi est bon le pouvoir ? Toute la discussion de Socrate avec Polos, le disciple de Gorgias, porte sur la question de savoir si la possession d'un grand pouvoir suffit à faire le bonheur : « Pôlos : Tu vas prétendre, Socrate, que tu ne sais pas si le Grand Roi est heureux ! -Socrate : En quoi, certes, je te dirai la vérité ! J'ignore en effet ce qu'il en est de sa culture et de son esprit de justice. -Pôlos : Eh quoi ? Est-ce en cela que consiste la totalité du bonheur ? -Socrate : C'est au moins ce que je dis, Pôlos. Un homme, une femme qui sont des êtres accomplis, j'affirme qu'ils sont heureux, tandis que l'injuste et le pervers est malheureux ». En somme, même le pouvoir reste ordonné à une « fin ultime », à un « bien suprême », qui est le bonheur. Le tyran a tous les pouvoirs, mais n'est-il pas malheureux ? demande Platon. Cet argument est encore très compréhensible pour nous. Il se fonde sur l'idée que le bonheur est un bien suprême et que, pour trouver le bonheur, les hommes doivent impérativement se demander quelle fin il convient de désirer. C'était la question la plus importante : quel but dois-je poursuivre dans la vie ? Quel bien dois-je obtenir afin d'être véritablement heureux ? Le bonheur était donc le nom de ce bien suprême qui me suffisait au point que, si je l'avais, je n'avais besoin de rien de plus.


Mais sous la plume de Hobbes, le bonheur change radicalement de signification : il n'est plus ce bien suprême que je dois désirer, il est inversement la possibilité d'obtenir tout ce que je pourrai désirer, indifféremment. Cette nouvelle conception du bonheur, Hobbes l'énonce explicitement : « il faut considérer que la félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d'un esprit satisfait. Car n'existent en réalité ni ce finis ultimus (ou but dernier) ni ce summum bonum (ou bien suprême) dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes. Celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l'objet du désir de l'homme n'est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur » (Léviathan). Si le bonheur est une continuelle marche en avant du désir, cela signifie donc qu'il n'y a plus de but donné au départ et servant de repère. Le bonheur ne réside plus dans un bien quel qu'il soit, mais dans la satisfaction perpétuelle et renouvelée de nos désirs. Le bonheur n'est plus un but, mais un chemin. Il n'est plus cet état qui ne nous laisse plus rien à désirer, mais au contraire cet état dans lequel nous pouvons avoir sans fin tout ce que nous désirons. Et pour s'assurer que la route de notre désir futur soit « à jamais sûre », il n'est pas de meilleur outil que le pouvoir. Ce pourquoi Hobbes conclut logiquement : « Ainsi, je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort ».


Dès lors que toutes les techniques, tous les arts qui existent, sont mis au service d'un fin suprême qui est le « pouvoir », les fins particulières qu'elles poursuivent deviennent secondaires par rapport à ce projet global qui est, ultimement, de nous ouvrir à tous les possibles. La médecine avait pour fin déterminée de guérir les hommes. Mais les progrès de la médecine nous permettront peut-être demain d'aller beaucoup plus loin : de les faire se sentir heureux, d'améliorer leur corps, ou -qui sait ? -de les rendre immortels ! La technique, conçue comme projet global de domination, ne poursuit plus un but déterminé. Sa fonction est désormais d'ouvrir indéfiniment le champ des possibles : «[l'homme occidental] a cessé de voir dans les diverses techniques possibles une collection de procédés particuliers, un ensemble hétéroclite d' « arts », destiné à la réalisation d'objectifs limités et connus d'avance, pour découvrir la technique comme moyen universel ouvrant l'accès au champ inconnu et illimité du possible, du « faisable » en général. A partir de ce moment, le futur singulier que fait surgir et que vise une action technique particulière -en tant que lieu où elle s'achève -se mue en « futur généralisé » : cette catégorie qui englobe et totalise tous les projets de la technique » (Georges-Hubert de Radkowski, les jeux du désir, 1980.


Raison pour laquelle aussi la valeur de la technique tient aujourd'hui essentiellement dans sa capacité d'innovation permanente, dans son aptitude à évoluer sans cesse : « on n'arrête pas le progrès ». Là où tout ce que l'on attend de la technique est de satisfaire des fins clairement posées, il n'y a aucune raison de changer sans cesse de technique. L'évolution technique n'est pas en soi quelque chose de souhaitable. Certaines évolutions sont acceptées, parce qu'elles permettent de réaliser plus efficacement des buts que l'on poursuit. D'autres évolutions, au contraire, sont rejetées, parce qu'elles ne servent à aucune des fins que nous nous proposons. C'est ce qui se produit lorsque l'ordre des fins détermine l'ordre des moyens. En revanche, dès que le but de la technique est de « rendre à jamais sûre la route de nos désirs futurs », la technique doit toujours se projeter vers des finalités indéterminées, anticiper ce qui n'est pas encore, et défaire le présent pour nous ouvrir les portes du futur.


« Maîtres et possesseurs de la Nature »

Dans cette perspective, la naissance de la science physique moderne apparaît comme une chance. Car, avec elle, émerge une rationalité instrumentale qui fait de la technique non plus un savoir-faire (un « art »), mais un véritable savoir. La figure de l'artisan, de l'homme de métier qui apprenait son art dans des corporations de métier, laisse progressivement place à la figure nouvelle de l'ingénieur, qui est un homme de science. Descartes perçoit bien ce basculement de la technique du côté de la science, lorsqu'il évoque la découverte de la lunette astronomique : « à la honte de nos sciences, cette invention, si utile et si admirable, n'a premièrement été trouvée que par l'expérience et la fortune. Il y a environ trente ans qu'un nommé Jacques Metius, de la ville d'Alcmar en Hollande, homme qui n'avait jamais étudié, bien qu'il eût un père et un frère qui ont fait profession des mathématiques, mais qui prenait particulièrement plaisir à faire des miroirs et verres brûlants, en composant même l'hiver avec de la glace, ainsi que l'expérience a monté qu'on en peut faire, ayant à cette occasion plusieurs verres de diverses formes, s'avisa par bonheur de regarder au traver de deux, dont l'un était un peu plus épais au milieu qu'aux extrémités, et l'autre au contraire beaucoup plus épais aux extrémits qu'au milieu, et il les appliqua si heureusement aux deux bouts d'un tuyau, que la première des lunettes dont nous parlons, en fût composée. Et c'est seulement sur ce patron que toutes les autres qu'on a vues depuis ont été faites, sans que personne encore, que je sache, ait suffisamment déterminé les figures que ces verres doivent avoir » (Traité de dioptrique). L'opposition que les grecs faisaient entre science (epistémè) et Art (tecknè) est désormais dépassée. La technique n'est plus tellement une question d'habileté ou de savoir-faire acquis par expérience, qu'une question de savoir. cf. L'encyclopédie de Diderot et D'alembert.


Si la science moderne peut jouer ce rôle auprès de la technique, c'est parce qu'elle est fondamentalement en elle-même de nature « technique ». « Savoir, c'est faire », écrivait Vico au 18e siècle. Cela est parfaitement exact lorsque le savoir en question consiste à maîtriser les mécanismes à l'oeuvre dans la nature. Le rêve cartésien de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la Nature » n'est concevable qu'avec l'émergence de cette physique moderne. Car il y a différentes techniques, mais il n'y a qu'une seule Science. Et c'est à la science que toutes ces techniques doivent finalement leur possibilité d'existence. La science est donc bien le lieu du « pouvoir », au sens que lui donne Hobbes. Avec la science moderne, science des mécanismes naturels, la Nature devient bel et bien objet de notre maîtrise. Les différentes techniques qui voient le jour dans le sillage de cette science, ne sont que les réalisations ponctuelles d'une maîtrise globale et générale des mécanismes de la Nature. Maîtrise qui, au fur et à mesure qu'elle s'étend, rend virtuellement possible n'importe quelle innovation technique de même que les innovations techniques elles-mêmes alimentent le progrès scientifique. On peut alors parler de « technologie » : « La théorie de la nature élaborée par la physique moderne, note Heidegger, a préparé les chemins, non pas à la technique en premier lieu, mais à l'essence de la technique moderne ».


Avec la science moderne, on peut dire que c'est l'action efficace sur la Nature (la teknè) qui sert désormais de modèle à notre compréhension de la Nature (la theoria). D'où la fameuse formule de Descartes. On pense la Nature (et tout ce qu'elle contient) sur le modèle du faire technique : « Le mode de représentation propre à cette science suit à la trace la nature considérée comme un complexe calculable de forces, ajoute Heidegger. La physique moderne n'est pas une physique expérimentale parce qu'elle applique à la nature des appareils pour l'interroger, mais inversement : c'est parce que la physique met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l'expérimentation est commise à l'interroger ». Autrement dit, le point de vue technique devient tellement prédominant que nous sommes conduits à ne plus envisager la Nature que sous le rapport de sa mise à disposition. L'intérêt de la compréhension scientifique du monde est un intérêt immédiatement pratique, pour ce qu'il nous permet d'envisager comme applications techniques : « Une région est provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. (…) L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai pas exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique » (Heidegger).La nature est incorporée à la technique, comme le Rhin est incorporé à la centrale comme la pièce d'un rouage.


L'art « imite» la Nature

A cette agriculture intensive qui inclut la Nature comme partie d'une machinerie, Heidegger oppose la perspective qui dominait dans l'ancienne agriculture : « Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (colere) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère ». Ici, ce n'est pas la Nature qui est incorporée au système technique, mais l'inverse : c'est la technique qui est incorporée à l'ordre naturel. De même, ce n'est pas la Nature qui est pensée sur le modèle du faire technique, mais le faire technique qui est pensé sur le modèle de la Nature. 


Pensée sur le modèle de la technique, la Nature se réduit à « une complexe calculable de forces ». Mais pensée comme le modèle de la technique, la Nature s'imposait d'abord comme « force de croissance », fécondité (nasco, nascere). C'est ainsi que Aristote pensait l'infériorité de tout faire technique par rapport à la Nature : « Parmi les étants, les uns sont par nature, les autres par d'autres causes. Sont par nature les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels la terre et le feu, l'air et l'eau, car ce sont ces choses et celles de cette sorte que nous disons être par nature. Or, tous les étants que nous venons d'énumérer paraissent se distinguer des choses qui ne sont pas constituées par nature, car chacun d'entre eux possède en lui même un principe de mouvement et de stabilité (…). En revanche, un lit, un vêtement, (…) pour autant qu'ils sont produits par un art (tecknè), ne possèdent en eux aucun élan inné au changement » (Aristote, Physique II). L'objet produit par la technique est donc conçu sous forme privative, comme ce qui ne possède pas en soi un élan inné au changement.


On peut présenter cela encore d'une autre manière : sont « par nature » toutes les choses qui ont en elles-mêmes le principe qui leur permet de passer de la puissance à l'acte. Un bloc de marbre est « en puissance » une statue ; mais il ne le deviendra pas « en acte » sans l'action d'un agent extérieur (le sculpteur). Au contraire, la semence confiée au sol porte en elle-même ce principe de mouvement qui la fera germer et qui ne requiert, pour devenir « en acte » un épi de blé, que le soin du cultivateur. Significativement, ce passage à l'acte, cette actualisation de ce qui est en puissance se dit en grec « energeia ». L'énergie ce n'est donc pas cette force sans finalité, ce réservoir de force que l'on peut provoquer pour un usage indifférencié, mais tout au contraire une force orientée vers un télos, un but, une fin déterminée. De ce point de vue, l'objet technique est inférieur à l'objet naturel car sa finalité est surimposée à ce qui est en puissance. La bêche dont se sert le cultivateur pour remuer le sol ne s'est pas faite toute seule. Il a fallu que l'artisan surimpose sa propre finalité à une matière, le fer, qui d'elle-même, ne serait jamais devenue une bêche. De même, le blé n'a pas pour finalité naturelle de nourrir l'homme, mais en cultivant un champ de blé, l'homme le fait servir à cette sienne finalité. L'épi de blé est naturel, mais le champ du cultivateur est une chose fabriquée par la main de l'homme.


Comme c'est la Nature qui sert de modèle à la « production », il faut donc -écrit Aristote- que la technique prenne modèle sur elle : « l'art, en un sens, réalise les choses que la nature est incapable de fabriquer, et, en un autre sens, en imite d'autres » (Physique II). Et cette imitation est double. D'une part quant aux moyens mis en œuvre, d'autre part quant à la finalité poursuivie. Quant aux moyens : comme le bois ou le coton n'ont pas eux-mêmes ce principe de mouvement qui leur permettrait de devenir naturellement et sans intervention extérieure, un lit ou un vêtement, il faut donc une cause extérieure agisse pour imposer la forme du lit à la matière du bois. Opération délicate, car comme cette forme est extérieure, comme elle est surimposée à la nature et qu'elle lui est d'abord étrangère, l'homme de l'art doit trouver le moyen d'ajointer aussi précisément que possible, sans lui faire violence, la forme à la matière, afin que l'une ne demeure pas extérieure à l'autre, ce qui aurait produit un rejet. L'objet produit devait donc idéalement réaliser la synthèse quasi-naturelle d'une forme qui n'existe pas dans la nature (le lit ou le vêtement) avec un matériau naturel (le bois ou le coton). « Si la maison appartenait aux étants qui deviennent par nature, elle serait produite comme elle l'est maintenant sous l'action de l'art ; de même si les étants par nature étaient produits non seulement par nature mais également par art, ils deviendraient de la même façon en tant qu'ils le sont pas nature ».


Quant à la finalité : sans doute le blé n'a-t-il pas pour finalité naturelle de nourrir l'homme ni les animaux d'être au service de l'homme. Mais en domestiquant la nature, en la faisant servir à ses propres fins, l'homme agit conformément à la nature car tous les êtres naturels poursuivent une certaine fin (« le fait d'être en vue de quelque chose se rencontre dans les étants qui deviennent et sont par nature »). Il n'est pas moins naturel à l'épi de blé de vouloir croître qu'à l'homme de vouloir s'en nourrir. Il n'est pas moins naturel à la proie de vouloir fuir un prédateur qu'au prédateur de vouloir attraper sa proie. Reste seulement, dans ce cadre, à déterminer quelles sont les fins de l'Homme, quelle est la finalité propre à l'existence humaine, quelles sont les fins légitimes qu'il doit poursuivre et les fins illégitimes  auxquelles il doit renoncer? On revient donc, au bout du compte, à cette idée de finalité...

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