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AUX ORIGINES DE LA LIBERTÉ D'OPINION : LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE DE SPINOZA

Dernière mise à jour : 17 oct.


Pour défendre le principe de la liberté d'opinion, il faut d'abord prouver que l'unité des croyances n'est pas une condition essentielle à l'existence d'un corps politique unifié. Or, parvenir à cette conclusion n'a rien de facile, contrairement à ce qu'une longue habitude nous a appris à croire. Le principe de la liberté d'opinion est philosophiquement un principe assez délicat à défendre. Pour s'en rendre compte, il suffit de lire le Traité Théologico-politique, qui est l'un des premiers grands ouvrages à en défendre le principe. Et comme vous allez voir, le raisonnement de Spinoza est très éloigné des considérations un peu simplistes avec lesquelles nous avons pris l'habitude de défendre l'existence d'un principe (celui de la liberté d'opinion) qui a acquis pour nous un statut d'axiome indiscutable.


Pour Spinoza, la situation était bien différente : le préjugé commun était totalement inverse. Loin d'être un axiome, le principe de la liberté d'opinion paraissait une clause politiquement très dangereuse. À première vue, difficile de se détacher de la conviction que ce qui nous fait tenir ensemble dans la même communauté, c'est le fait de partager en commun un certain nombre de croyances fondamentales. Par exemple, les "valeurs de la République". C'est l'idée, encore largement répandue, que la communauté politique commence à se défaire lorsque les individus ne partagent plus les mêmes croyances. Si vous adhérez à ce mode de pensée, logiquement, il ne peut pas y avoir de complète liberté de penser. Si vous êtes persuadés que ce qui définit une communauté politique, c'est d'abord l'existence d'un certain nombre de croyances qu'on ne discute pas, donc qui seraient vraies dogmatiquement, alors vous ne pouvez pas accorder de la place au principe que tout individu aurait droit à sa pleine liberté de croyance. Ça n'est pas possible ! Et plus encore : comme ces croyances doivent être "dogmatiques", elles doivent forcément emprunter l'allure de croyances "religieuses". Ce que Spinoza avait à affronter à son époque, c'était cette conviction largement partagée.


S'il voulait défendre le principe de la liberté d'opinion, il lui fallait donc impérativement trouver une autre base pour rendre compte de cette unité politique, pour rendre compte de la communauté autrement qu'en faisant appel à un certain nombre de croyances qui seraient partagées par les individus. Or, comment est-ce que Spinoza va réaliser ce programme ? C'est tout l'enjeu du raisonnement que Spinoza va mener dans le Traité théologico-politique à partir du chapitre 16. Quatre petits chapitres décisifs qui vont lui permettre d'arriver à cette conclusion, décisive pour nous, que tous les individus doivent être libres politiquement de penser ce qu'ils veulent et d'exprimer ce qu'ils pensent, sans qu'il y ait de limites imposées à leur liberté d'expression. Alors, comment est-ce qu'il va s'y prendre ? Je vais résumer ce cheminement en dix étapes, dix points qui forment la trame générale d'un raisonnement particulièrement subtil.



Premier point : le principe du droit naturel

Premier point, le point de départ : ce qui légitime cette liberté d'expression, c'est d'abord l'inversion du rapport qui existe entre l'individu et la communauté chez Spinoza et qu'incarne justement l'évocation du fameux "l'état de nature" au chapitre 16. L'état de nature intervient comme un nouveau fondement de l'ordre politique, de la communauté politique. C'est un état où les individus, justement, existent avant que la communauté n'existe. Autrement dit, pour Spinoza, ce n'est pas l'individu qui vient après la communauté, c'est l'individu qui vient avant la communauté. Conséquence, ce n'est pas l'individu qui existe pour la communauté, comme chez Eschyle, par exemple, où chaque individu existe d'abord comme un citoyen, ce qui fait son honneur et sa gloire en tant qu'individu. Pour Spinoza, c'est la communauté qui existe en vue des individus. Donc, si on veut d'abord trouver un fondement à la liberté d'expression et à la liberté des individus, il faut d'abord la trouver là, dans cette inversion du rapport que Spinoza pose entre l'individu et la communauté en posant et en postulant un état de nature. Etat de nature qui est défini comme un état présocial. L'individu, pour le dire sommairement, ce n'est pas un être naturellement social.


Cette inversion va avoir pour conséquence une autre inversion : à savoir la préséance du concept de droit par rapport au concept de devoir. Si vous supposez que ce qui vient en premier, c'est la communauté politique et que l'individu en lui-même n'a de sens et de signification que par rapport à cette communauté politique ,si vous supposez que c'est la communauté politique qui permet à l'individu d'exister comme un individu, alors ça signifie que ce qui vient en premier pour définir cet individu, c'est un certain nombre d'obligations. Ces obligations sont les signes de son appartenance sociale. Dans ce cas, c'est la notion de devoir qui vient toujours en premier. Ce devoir vous définit parce que vous êtes membre d'une communauté politique. et qu'être membre d'une communauté politique, c'est prendre sa part des responsabilités. Répondre à la mobilisation générale, par exemple, pour défendre la ville assiégée. Mieux encore : chaque individu est individualisé par ses devoirs, c'est-à-dire les responsabilités qu'il a en tant qu'il occupe une certaine place dans la société. Qui a la responsabilité de faire ceci ou cela ? Dans ce cadre là, si la notion de droit existe, elle dérive de celle de devoir. Les droits que les individus possèdent, ce sont les privilèges qui dérivent de leurs obligations statutaires. Par exemple, en France, vous avez un droit à être protégé par la sécurité sociale parce que vous avez d'abord le devoir d'y cotiser. Tous les droits que vous pouvez faire valoir tiennent au fait que vous êtes quelqu'un qui paye ses impôts. Alors que quelqu'un qui ne paye pas ses impôts, au nom de quoi pourrait-il exciper d'un droit ?


 Eh bien justement, vous mesurez le caractère révolutionnaire de la philosophie du XVIIe siècle dans l'inversion qu'elle opère dans ce rapport entre l'individu et la communauté. Puisque dans l'"état de nature" il n'y a pas encore de communauté, il n'y a pas de loi non plus, pas de règle. Et par conséquent, il n'y a que des droits ! Vous avez là le fondement théorique de ce qu'on appelle les "droits naturels" que vous connaissez aujourd'hui sous le nom des droits de l'homme. Ce qui caractérise les droits de l'homme, c'est que ce sont, pour nous tous, des droits qui sont des droits précommunautaires. Ils sont pré communautaires en deux sens du terme : ils le sont d'une part parce que ce sont des droits que vous a donnés la nature. "Tous les hommes naissent libres et égaux en droit". C'est la natalité (nasco, nascere, en latin) donc c'est bien la nature (nascere : croître) qui vous a conféré ses droits et pas du tout la communauté ! La communauté n'y est pour rien. Et puis deuxièmement, ce sont des droits précommunautaires parce que ce sont des droits qui sont spécifiquement attachés à des individus et non à des membres d'une communauté, quelle qu'elle soit. Ce n'est pas en tant que vous appartenez à une ethnie ou à une culture ou ce n'est pas en temps que vous appartenez à une communauté religieuse, que vous avez des droits. C'est en tant simplement que vous êtes un individu, puisque dans l'état de nature, il n'y a que des individus. Voilà ce que sont, résumés simplement, les droits de l'homme. Eh bien la théorie de Spinoza, elle part de ce fondement-là et c'est sur lui qu'elle va construire l'idée d'une liberté individuelle.


Deuxième point : le conatus

Je passe au deuxième point. Dans cet état de nature, l'individu ne se définit pas comme un être rationnel ou comme un être raisonnable. Il faut bien comprendre que l'état de nature renvoie à un état pré-social, donc à un état archaïque, pré-civilisationnel. C'est un état qui précède l'existence politique et communautaire des hommes. On peut dire que, dans cette mesure, c'est un état pré-historique. Or, dans cet état là, l'individu ne peut être encore défini comme un être de raison. Il est défini d'abord par Spinoza comme un être de désir. Je vais lire le passage qui se situe, chapitre 16, où Spinoza définit cet état de nature : « Par droit et institution de la nature, je n'entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister, et à se comporter d'une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés par la nature à nager, les grands poissons à manger les petits. Par suite, les poissons jouissent de l'eau et les grands mangent les petits en vertu d'un droit naturel souverain. Il est certain, en effet, que la nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire le droit de nature considéré absolument, sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire que le droit de la nature s'étend aussi loin que s'étend sa puissance. Car la puissance de la nature est la puissance même de Dieu qui a sur nous toute chose un droit souverain. Mais la puissance universelle de la nature entière n'étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s'étend jusqu'où la puissance déterminée qui lui appartient. Et la loi suprême de la nature étant que chaque chose s'efforce de persévérer dans son état autant qu'il est en elle et cela sans tenir aucun compte d'aucune autre chose mais seulement d'elle-même, il suit que chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son état, c'est-à-dire, comme je l'ai dit, d'exister et de se comporter comme il est naturellement déterminé à le faire. ». Il y aurai plein de choses intéressantes à retenir de ce passage.


La première chose qu'il dit, c'est que ce droit se définit tout simplement comme la capacité ("la puissance") que vous avez à vous satisfaire. Donc la notion de droit naturel, prise au sens strict, ne signifie pour Spinoza au départ aucune permission qui vous serait accordée. Par qui, d'ailleurs ? Dans l'état de nature, qui vous accorderait une permission qui serait votre droit ? Il n'y a pas d'"autorité" pour vous conférer une telle "autorisation". Par conséquent, si on doit comprendre le droit naturel stricto sensu, il faut comprendre que vous avez le droit de faire tout ce que vous voulez faire, pour peu que vous "puissiez" le faire. Si vous avez la possibilité de manger un agneau, vous en avez le droit. L'aigle a le droit d'attaquer ses proies, pas parce que quelqu'un lui aurait conféré ce droit, mais parce que son droit n'est que l'autre nom de sa puissance. En l'absence de loi qui limite votre capacité à obtenir certaines choses, vous pouvez considérer que l'état de la nature, c'est un état d'anarchie et qu'un état d'anarchie, c'est un état où littéralement tout est permis.


Deuxième point intéressant, ce droit-puissance est directement corrélé à la nature d'un individu qui se définit par rapport à un concept qui est vraiment Spinoziste et qui est le concept de Conatus. Le Conatus, c'est "la tendance à persévérer dans son être". C'est un terme que Spinoza utilise sans arrêt dans l'Ethique, son maître ouvrage, et le mot de Conatus a une importance fondamentale , parce qu'il a à voir avec la manière dont Spinoza considère l'homme. Spinoza ne considère pas l'homme comme un être rationnel, c'est-à-dire comme un être qui agirait en fonction de sa raison, donc en fonction de ses croyances. Il considère l'homme d'abord comme un être qui est fondamentalement désirant, animé par une puissance incoercible et involontaire qui le détermine à agir dans le sens de ce qui peut l'aider à persévérer dans son être. Quoi que vous fassiez, vous êtes toujours malgré vous animé par une tendance qui est universelle et qui vous pousse à tenter de vous conserver dans votre être. On pourrait presque appeler cela un instinct vital, mais ce serait plutôt une définition de la loi d'inertie : tout être reste dans l'état dans lequel il se trouve ou tend à rester dans l'état dans lequel il se trouve jusqu'à ce que quelque chose vienne le faire changer d'état. Autrement dit, il n'y a pas de liberté et les individus ne sont pas des êtres libres. Ce sont des êtres qui sont déterminés. à agir d'une certaine manière, quoi qu'ils fassent par ailleurs pour s'expliquer rationnellement et rétrospectivement leurs actions.


Et là vous comprenez déjà pourquoi la croyance est désamorcée ! Considérer que l'homme se définit d'abord comme un être désirant, c'est une manière de mettre d'entrée de jeu hors circuit l'importance de ses croyances personnelles. Ses croyances ne déterminent pas ce qu'il fait. Vous connaissez peut-être la célèbre formule de Spinoza dans l'Ethique : "ce n'est pas parce que je juge qu'une chose est bonne que je la désire, c'est parce que je la désire que je juge qu'elle est bonne." Autrement dit, ce n'est pas la croyance qui décide de ce que je fais; c'est au contraire ma tendance à faire certaines choses, poussé par mon désir, qui me détermine à croire certaines choses. La croyance n'est qu'un effet induit par mon désir, et non pas la cause qui déterminerait mon désir. Ce que je crois, au fond, n'est jamais que l'expression de mon désir, de cette tendance qui nous pousse tous, comme malgré nous, à persévérer dans notre être. On ne fuit pas une chose parce qu'on la juge mauvaise, c'est parce qu'on a tendance à la fuir qu'on la juge au contraire mauvaise. De la même façon dit Spinoza ce n'est pas parce que je trouve qu'une chose est belle que je la désire c'est parce que je la désire que je la trouve belle.


Du même coup on comprend aussi pourquoi l'individu dans l'état de nature, n'est pas vraiment distingué des autres bêtes. Regardez les exemples que prend Spinoza : les poissons qui mangent les petits et un peu plus tard, à la fin du passage, il écrit : "c'est pourquoi nous ne reconnaissons ici nulle différence entre les hommes et les autres individus de la nature non plus qu'entre les hommes doués de raison et les autres qui ignorent la vraie raison". L'expression "autres individus de la nature" est quand même assez drôle ! Elle veut dire que n'importe quel animal est tout autant un individu que vous, parce qu'il n'y a rien qui le distingue foncièrement de vous au sens où ce qui le meut c'est une puissance de persévérer dans son être qui est exactement la même que la vôtre.


On pourrait poser la question suivante : qu'est-ce qui motive cette conception anthropologique très réductionniste, puisque elle conduit Spinoza à ne faire aucune différence entre les individus humains et les individus non humains ? Comprendre cela exige qu'on aille voir du côté d'Aristote, puisque Aristote c'est vraiment la cible implicite de Spinoza. Or, Aristote, dans un texte qui est Politique livre 1 disait deux choses que tout le monde connait : la première chose c'est que l'homme est "un animal naturellement politique", ce qui veut dire que pour Aristote l'homme se définit d'abord par sa condition politique. Ce qui est "naturel" pour l'Homme, selon Aristote, c'est de vivre dans des communautés politiques, des cités-Etats. C'est seulement là qu'il peut accomplir tout son potentiel humain. Or cette thèse, dans le livre 1 de la Politique, Aristote l'explicite en disant la chose suivante : ce qui prouve que l'homme est un "animal naturellement politique" c'est que l'homme est un "animal rationnel". Par conséquent, si l'homme n'est pas un animal naturellement politique, c'est parce qu'il n'est pas un animal rationnel… et vous avez Spinoza ! On peut donc comprendre Spinoza à partir de l'inversion exacte du raisonnement d'Aristote dans ce passage de Politique livre 1. La question qui se pose alors, c'est : qu'est-ce que le fait d'être un animal rationnel a à voir, pour Aristote, avec la capacité qu'a l'homme de vivre dans une communauté politique ? Quel est le lien entre les deux ? Pour comprendre ce lien il faut comprendre l'étymologie de l'expression "animal rationnel" qui signifie littéralement : "animal doté de logos", et logos en grec, c'est le discours, la parole. Quand Aristote dit que l'homme est un animal naturellement rationnel, ce qu'il veut dire d'abord c'est qu'il est un homme qui est capable de parler, parce qu'il n'y a pas de raison là où il n'y a pas de langage.


Or, cela peut s'interpréter en deux sens : le premier sens, le sens le plus basique, c'est qu'à partir du moment où un animal est social il a besoin de communiquer, d'interagir avec les autres membres de la ruche, pour assurer le bon fonctionnement de la ruche. Des fourmis, des abeilles ont besoin d'avoir entre elles un système de communication précisément parce que ce sont des animaux sociaux. L'usage d'un certain système de communication est tout simplement rendu nécessaire par le fait que naturellement nous sommes des êtres destinés à collaborer avec d'autres. Cela c'est le premier sens, le plus basique, de ce que veut dire Aristote. Mais quand Aristote affirme que l'homme est un animal doté de logos il ne veut pas simplement dire que nous sommes aptes à communiquer. Le terme logos, pris au sens strict du terme, c'est la parole humaine, pas un simple système de communication. Or ce qui caractérise la parole humaine, c'est qu'elle est un système de communication particulièrement riche, parce qu'elle permet de tout dire, et pas simplement les informations importantes pour la communauté. Grâce aux ressources de la parole, vous pouvez aller voir votre voisin et lui parler des rêves que vous avez fait la nuit, ou de vos états d'âme. Autrement dit, la parole humaine, le logos au sens strict du terme, n'est pas un simple système de communication, mais un système expressif qui permet de dire beaucoup plus de choses que ce qui est simplement requis pour une interaction sociale fluide. Par exemple, énoncer des paroles poétiques, comme dans la tragédie. Qu'est-ce que ce surcroît expressif de la parole humaine nous dit de ce qu'il y a de spécifique dans les communautés humaines ? C'est assez simple à comprendre. Une communauté animale, c'est une communauté dans laquelle l'individu en tant que tel ne peut pas compter. Une fourmi, par exemple, est entièrement absorbée par les impératifs de la fourmilière puisque tout ce qui lui est donné de pouvoir dire c'est ce qui va être utile pour le bon fonctionnement de la fourmilière. Il n'y a que dans les dessins animés de Walt Disney que l'on va voir une fourmi s'allonger sur un divan de psychanalyste pour dire tout ce qu'elle a sur le cœur. Une fourmi, en soi, n'a pas à avoir d'état d'âme parce que précisément elle n'existe que pour la communauté. Autrement dit, son existence individuelle ne compte pas, et par conséquent tout ce qu'elle peut exprimer regarde exclusivement ce qui sert le bon fonctionnement de sa fourmilière. Or ce qui caractérise par opposition les communautés humaines, c'est qu'elles sont des communautés qui mettent en relation des individus. Les communautés humaines ont ceci de particulier qu'elles sont des communautés "politiques", parce qu'elles mettent en relation non pas des cellules mais des individus qui ont chacun une existence autonome et une voix dans la cité. Elles sont politiques parce que l'individu n'y existe pas en niant son individualité mais au contraire en trouvant dans cette communauté politique la possibilité d'accomplir pleinement son individualité. Or, pour pouvoir exprimer cette individualité, il faut disposer des ressources qui vous permettent de dire ce que vous jugez "bon" ou "juste". L'individu ne peut se réaliser qu'au sein de cette communauté, mais il n'y existe pas comme la cellule d'un corps, au sein duquel il n'aurait aucune liberté propre. Au contraire, cette communauté politique est une communauté de citoyens libres et elle ne vaut que comme telle. Raison pour laquelle le roi d'Argos, dans les Suppliantes d'Eschylle, prend la peine de consulter ses concitoyens avant de prendre la moindre décision qui engagerait le sort de la communauté. Chaque individu a un droit de "parole", parce qu'il est un animal doté de logos. Maintenant, vous comprenez du même coup ce qui rend solidaire, chez Aristote, l'usage de la parole avec le fait de s'estimer être un animal naturellement politique.


Et on comprend du même coup ce qui fait de la position de Spinoza l'inversion complète de celle d'Aristote : nous ne sommes pas des êtres naturellement politiques, parce que nous sommes d'abord et avant tout des êtres de désirs, et non pas des êtres de logos, aptes à agir selon des croyances rationnelles. L'individu dont part Spinoza ne se définit pas par ses croyances mais par le jeu des pulsions qui l'animent. Et c'est pourquoi il n'est pas naturellement un animal politique !


Résumons : Si je vous dis que vous êtes des animaux rationnels, cela signifie que je présuppose que ce que vous croyez a une importance déterminante pour expliquer tout ce que vous faites. Dans ce cas, je peux difficilement faire abstraction de vos croyances pour expliquer vos agissements. Mais chez Spinoza, cette croyance ne joue plus aucune espèce de rôle causal. Elle est un symptôme, de la même façon qu'un psychanalyste traitera aujourd'hui vos croyances comme les symptômes d'un complexe de désirs et de pulsions que vous ne maîtrisez pas, mais qui sont la cause véritable de votre comportement. Spinoza est vraiment celui qui nous a appris à considérer que ce que vous prenez pour des causes (vos croyances) ne sont en réalité que des justifications rétrospectives d'un comportement dont nous ne maîtrisez pas vraiment les causes véritables. Il y a au fond un mécanisme du désir, qui relève d'une mécanique inconsciente et non pas des "raisons". L'importance de la croyance s'en trouve radicalement désamorcée, car il y a un hiatus entre ce que vous faites (vos actions) et ce que vous pensez (vos croyances). Si je veux comprendre ce que vous faites, le mieux est de saisir l'économie de votre désir : ce qui s'oppose à lui, ce qui renforce au contraire votre tendance à persévérer dans votre être...



Troisième point : la nature conflictuelle du désir

Troisième point : ce désir individuel (Conatus), contrairement à la raison, est le principal obstacle à l'existence d'une communauté. Toujours au chapitre 16 Spinoza montre que ce qui pose problème pour la communauté politique, c'est bien d'abord l'existence de ce désir individuel : "Tout ce qu'un individu considéré comme soumis au seul empire de la nature juge lui être utile que ce soit sous la conduite de la droite raison ou par la violence de ses passions, il lui est loisible de le faire en vertu d'un droit de nature souverain". Nos désirs ne nous poussent pas à nous unir, mais spontanément à nous opposer. Contrairement aux croyances qui permettent aux individus de s'unir (parce qu'une croyance, par définition, ça se partage), un désir ne se partage qu'en devenant la source d'une tension et d'une rivalité. Deux individus qui ont le même désir, qui désirent la même chose, se retrouvent dans une relation qui est celle de la rivalité. Le fait que nous pensions différemment, ou que nous ayons des croyances différentes, c'est là quelque chose qui contredit la nature même de la croyance, parce qu'une croyance veut toujours être partagée. Elle se renforce d'être commune. Quand vous êtes seul à être convaincu d'une chose, vous finissez naturellement par douter de vous-même. A un autre endroit du TTP (au chapitre 20), Spinoza remarque justement qu'on ne peut pas empêcher quelqu'un qui aurait une croyance de vouloir spontanément la partager avec les autres. Autrement dit, la croyance a une nature éminemment sociale, elle est collective par vocation.. contrairement au désir ! Le désir suit exactement la logique inverse; il nous oppose les uns aux autres, dans une opposition frontale d'intérêts. Deux individus qui ont la même croyance vont s'entendre; deux individus qui ont le même désir vont s'affronter. Le désir, c'est le règne de l'égoïsme, c'est la recherche d'une satisfaction toute personnelle. Inévitablement, ce qui se produit est que ce désir -dans l'état de nature -pousse les hommes à être les ennemis jurés les uns des autres parce que un tel veut une chose que l'autre ne veut pas lui céder, et il estime qu'il a un droit naturel dessus puisqu'il peut l'obtenir ! Par conséquent, l'état de nature constitue un état asocial pour deux raisons : d'abord parce qu'il est présocial et précède la communauté, mais aussi maintenant parce qu'il est carrément antisocial et empêche les individus de vivre en commun. C'est proprement un état de guerre. C'est un état anticommunautaire par essence, puisque c'est un état de guerre larvée où les individus, chacun armé de son propre désir, sont en situation permanente de rivalité.


Quatrième point : la finalité de la communauté politique

Quatrième point : d'où va venir la solution à ce problème ? Eh bien la solution, il ne faut pas qu'on aille la chercher ailleurs que dans la dynamique de ce désir qui pousse les individus à se faire la guerre. Ce qui pose problème (la dynamique du conatus) est aussi ce d'où procède la solution. En effet, ce désir lui-même ne peut pas se satisfaire dans l'état de nature; pour se satisfaire, il doit donc devenir un peu plus intelligent, moins immédiat, moins « con » en somme. C'est à ce moment là que l'individu devient un être raisonnable...


Mais la raison ici, on voit bien qu'elle n'a pas du tout le même statut que chez Aristote. Chez Aristote, la Raison impose sa loi au désir, en lui montrant ce qu'il doit désirer en vertu d'une croyance au sujet du Bien et du Juste. Bref, ce sont nos croyances qui guident nos actions. Pour Spinoza au contraire, la raison est un simple instrument au service du désir : elle ne lui fixe pas des lois mais elle lui fournit les ressources pour obtenir plus efficacement ce qu'il poursuit. C'est une raison qu'on appellerait aujourd'hui "instrumentale". Sa tâche consiste moins à générer des croyances qu'à fournir des solutions efficaces. Autrement dit, c'est la raison technique du scientifique plutôt que la raison spéculative du métaphysicien. On devient rationnel parce qu'on a besoin de l'être, et on a besoin de l'être dès que notre désir rencontre sur sa route un obstacle. Un animal se met ordinairement à réfléchir lorsqu'il rencontre une difficulté. Et sa réflexion ne va pas prendre la forme d'une méditation métaphysique (par exemple sur la cruauté de la nature ou la providence d'un ordre divin), mais d'un véritable calcul pour parvenir à obtenir ce qu'il cherche.


Chapitre 16, Spinoza écrit donc : "il n'est personne qui ne désire vivre à l'abri de la crainte autant qu'il se peut et cela est tout à fait impossible aussi longtemps qu'il est loisible à chacun de faire tout ce qui lui plaît et qu'il n'est pas reconnu à la raison plus de droit qu'à la haine et à la colère. Personne en effet ne vit sans angoisse parmi les inimitiés les haines la colère et les ruses, il n'est personne qui ne tâche en conséquence d'y échapper autant qu'il est en lui. Que l'on considère encore que s'ils ne s'entraident pas, les hommes vivent très misérablement et que s'ils ne cultivent pas la raison ils restent asservis aux nécessités de la vie".


On voit que Spinoza ne condamne pas du tout le comportement des hommes au nom de croyances morales quelconques (du type : ce n'est pas beau de se haïr, ce n'est pas bien de se mettre en colère. Tu dois aimer ton prochain...). Il le condamne pour la simple raison qu'il est contre-productif : il n'est tout simplement pas la meilleure façon d'obtenir ce que l'on désire. Par conséquent, la constitution de la communauté politique ne nécessite pas du tout que les individus se désolidarisent de leurs désirs individuels. Au contraire, elle trouve sa raison d'être ultime dans la reconnaissance de ces désirs humains. Ce qui va permettre l'avènement de la communauté politique n'est pas du tout la volonté de mettre à distance le désir personnel au nom de croyances communes, comme c'est le cas par exemple chez Platon. Dans la République, Platon affirme que la République n'est possible qu'à partir du moment où chacun d'entre nous accepte de se distancier de ses propres désirs pour commencer à agir comme un être de raison, un individu rationnel. Ce qui pour Platon menace la communauté, c'est l'anarchie des désirs individuels, une anarchie qui se révèle particulièrement selon lui dans les constitutions démocratiques.


Spinoza ne va pas du tout dans ce sens, parce qu'il ne vous invite pas à laisser de côté notre désir individuel. Il vous dit simplement : si vous voulez obtenir la satisfaction de vos désirs, soyez plus malins ! Il n'en appelle pas à la vertu des individus mais à leur intérêt bien compris. C'est peut-être moins noble, mais c'est beaucoup plus réaliste. Ce qui doit vous amener à penser à la communauté, ce n'est pas le fait de mettre vos propres désirs à distance au nom d'une noble croyance; c'est tout simplement que cette attitude constitue la condition optimale pour que votre désir égoïste puisse trouver à se satisfaire efficacement. Autrement, c'est la loi de la jungle, et vous allez tout perdre ! C'est le désir , et notamment un violent désir de sécurité, qui doit rompre seul le cercle égoïste de vos désirs pour vous amener à trouver un terrain d'entente avec les autres individus.


On peut encore montrer cela d'une autre façon : dans la tradition politique classique, la finalité d'une communauté politique réside dans un but à atteindre qui est l'idéal de Justice. Faire de la philosophie politique revient d'abord et avant tout à définir ce qu'est la justice, considérée comme un idéal rationnel. Si vous demandez à Platon ,si vous demandez à Aristote, si vous demandez à Thomas d'Aquin à quoi sert la communauté politique tous vous répondront que ce qui légitime ultimement le pouvoir politique c'est la justice. Or, là, il n'est plus du tout question d'un tel idéal. Lorsque Spinoza, au chapitre 17 définit la justice, il se contente de l'assimiler à la loi décrétée par le souverain. La justice n'est pas pour lui ce qui doit guider les décisions du pouvoir, elle est tout bonnement ce que le pouvoir a décidé ! C'est qu'ici, la communauté politique n'a pas du tout pour but de permettre l'existence d'un idéal rationnel qui s'appellerait la Justice. Elle n'est là que comme une solution pour satisfaire un désir élémentaire et animal qui est pour chacun de pouvoir jouir tranquillement en sécurité. Le but de la communauté politique est de donner aux hommes les moyens de vivre tranquillement sans être perturbés par la peur d'une guerre perpétuelle qui ferait de la moindre possession un privilège précaire. L'idéal de la communauté politique, tel qu'il apparaît au XVIIe siècle, n'est pas la justice mais la paix civile.


Il n'est pas difficile de se rendre compte que ces deux finalités sont très différentes : parce qu'il peut y avoir des paix indignes qui seraient des paix injustes. Inversement, on peut tout à fait concevoir que l'exigence de justice puisse nous amener à nous lancer dans des guerres justes ou à renverser un tyran parce qu'il serait injuste. Or, ce que fait remarquer Spinoza c'est que ce n'est pas à la justice qu'il faut regarder lorsqu'on renverse un souverain, mais au risque d'instabilité politique que cela va générer. Pourquoi l'idéal de justice est-il ainsi discrédité ? Eh bien, je vous le donne en mille : la paix, ce n'est pas une croyance, c'est la simple sécurité de mon désir. La justice, elle, par contre, c'est un idéal qui renvoie à une croyance. C'est sans doute un bel idéal, mais il en va d'elle comme il en va de toute croyance : si on fait reposer la communauté politique dessus, alors il faudra qu'on adopte une définition dogmatique de cette justice. Et si on fait cela, on se retrouve exactement dans la même situation que lorsque le pouvoir politique tente d'imposer une croyance religieuse à tous les individus. C'est non seulement impossible, mais de plus cela crée toutes les conditions de la guerre civile. C'est ce que l'on voit très bien à la fin des sept contre Thèbes où l'idéal de justice revendiqué par Antigone fracture la société en deux camps opposés. C'est toujours au nom d'un idéal de "Justice" que certains individus s'accordent le droit de faire violence à leurs concitoyens. Tout bien considéré la "Justice" a sur le dos beaucoup de crimes ! Quand on offre aux individus de poursuivre un idéal de "justice", on fait d'eux des militants, c'est-à-dire des "croyants". Mais quand vous leur offrez la sécurité, vous leur donnez seulement la garantie qu'ils pourront désirer tranquillement. Vous ne leur demandez pas d'avoir la moindre la croyance !


Cinquième point : le souverain

Cinquième point : maintenant on passe au concret, au passage effectif des individus à la communauté. Comment est-ce qu'on doit s'y prendre pour obtenir la sécurité ? Eh bien, pour créer la communauté politique on n'a absolument pas besoin de créer une communauté de croyances ! Ce sur quoi il s'agit d'intervenir, c'est uniquement sur le désir, ce fameux conatus. Or, le conatus, c'est la "tendance à persévérer dans son être". ça signifie que ce désir n'est pas seulement un phénomène psychologique, c'est aussi une force motrice (une "tendance"). Le conatus est donc la manifestation de notre puissance vitale, une quantité d'énergie que chaque individu est capable de mobiliser. Le conatus de chaque individu se manifeste d'abord comme une puissance d'action.


Or, dans l'état de nature, il y a évidemment des différences de potentiel entre ceux qui peuvent beaucoup parce qu'ils sont plus forts et ceux qui peuvent moins, parce qu'ils sont les moins forts. Et le caractère interminable des conflits tient au fait que précisément, pour des désirs équivalents, l'un va se croire plus fort qu'un autre parce qu'il aura une plus grande puissance et qu'il va se dire (et avec raison ) : "c'est normal que les plus gros poissons mangent les petits poissons". C'est cet exemple même que prend Spinoza au chapitre 16 pour évoquer le droit naturel. Mais si vraiment, entre les individus, il y avait une telle différence de potentiel, alors on parviendrait du moins naturellement un état stable. On pourrait fonder une organisation sociale qui prendrait la forme d'une société aristocratique. Ce serait une configuration politique qui émergerait "naturellement". Spinoza ne se demande pas si cette configuration serait "juste", parce que ce n'est pas le problème. Le problème est uniquement de savoir comment on passe d'une situation entropique, chaotique, à un système stable et ordonné. Le problème est uniquement de savoir comment on passe d'une situation anarchique de guerre à une situation de paix.


Mais l'état de nature n'offre (malheureusement) absolument pas les conditions qui lui permettraient de passer spontanément d'une situation chaotique à une situation ordonnée. Et pour quelle raison ? Parce que comme l'avait montré le philosophe anglais Thomas Hobbes, toutes ces puissances individuelles restent dramatiquement commensurables. Personne en définitive n'est suffisamment puissant pour imposer durablement aux autres la loi de son propre désir. N'importe quel individu, même le plus fort, s'expose à un moment donné à trouver quelqu'un qui sera plus fort que lui et qui renversera le rapport de force. Ca veut dire que cette situation de guerre ne s'arrêtera jamais ! Du coup, le problème ne vient pas du fait que les individus seraient naturellement inégaux (parce que certains sont plus forts, plus puissants que les autres); le problème est exactement inverse : c'est l'égalité naturelle des hommes qui fait qu'aucune situation stable ne peut émerger de leur rivalité. Les hommes sont égaux, finalement. Mais ce n'est pas un idéal, c'est un vrai problème : ils sont égaux, parce qu'ils ont approximativement la même puissance et que même celui qui est le plus faible est toujours suffisamment fort pour, ou bien par la ruse ou bien en s'alliant avec d'autres, renverser celui qui est le plus fort. Cela crée une situation d'instabilité chronique !


Or, si c'est ça le problème, alors la solution s'impose d'elle-même. C'est proprement un problème de physique sociale, qui amène une solution d'ingénierie sociale. Pas besoin de faire appel à la croyance des individus; il s'agit simplement de trouver le moyen le plus efficace pour rompre techniquement cette égalité naturelle en créant artificiellement une puissance qui n'aurait aucun équivalent parce qu'elle serait le "pouvoir souverain". Or qu'est-ce que c'est qu'un pouvoir souverain ? Ce n'est pas la puissance la plus haute, parce que si c'était le cas, alors cette puissance ne serait pas encore une puissance incommensurable. On resterait encore avec des puissances comparables, au sens où une puissance qui est simplement "plus grande" qu'une autre reste une puissance que vous pouvez comparer à une autre; et dans la mesure où vous pouvez la comparer, il est toujours possible en théorie que la puissance la plus faible augmente suffisamment pour être un jour en état de rivaliser sérieusement avec la puissance la plus forte. Si vous voulez créer une puissance incommensurable, qui ne souffre aucune espèce de rivalité, il ne faut pas simplement qu'elle soit plus puissante que les autres; il faut qu'elle soit le lieu même de la puissance. Il faut que toute puissance dérive d'elle, que tout ce qui a la moindre puissance dérive directement de cette puissance fondamentale, qui n'est donc pas une puissance parmi d'autres parce qu'elle est la source de toute puissance. Autrement dit, il s'agit de créer un lieu du pouvoir qui soit l'équivalent, à l'échelle de la nature de ce que représente la toute puissance de Dieu dans le domaine théologique. Quand on parle du lieu du pouvoir, on ne veut pas dire que c'est un lieu où les gens ont plus de pouvoir qu'ailleurs. Non ! Le "lieu du pouvoir" (le souverain), ça signifie que le pouvoir est littéralement identifié à un lieu et que tout ce qu'il y a de pouvoir désormais dérive de ce lieu unique. Autrement dit, tous les conatus individuels doivent s'absorber dans ce pouvoir en tant qu'il est le seul et unique pouvoir.


Or, comme cette puissance n'existe pas naturellement, il faut la créer artificiellement. Et la seule façon de la créer artificiellement, c'est par le moyen d'un "contrat" par lequel chaque individu accepterait de transférer toute sa puissance individuelle à cette nouvelle entité qu'on nomme "l'Etat". Créer un tel monstre, l'Etat moderne (le "souverain") suppose un contrat tacite d'obéissance par lequel chacun accepte de renoncer à l'usage se sa propre puissance individuelle en renonçant à user de sa force. Seul l'Etat détiendrait dans ce cas le droit d'utiliser la force. Alors, l'usage que chacun ferait de sa propre force ne serait considéré comme un usage légitime que si le souverain lui accorde un droit de s'en servir. Par exemple, quand un policier fait usage de la force, il agit comme un fonctionnaire de l'Etat. Mais si un particulier se met à violenter son voisin, en revanche, il porte atteinte à la toute puissance de l'Etat en se réservant le droit de faire usage de sa propre puissance pour satisfaire son désir. Et dans ce cas, il s'expose à une sanction.


C'est dire que dans la communauté politique ainsi instituée, la puissance personnelle des individus ne leur appartient plus. C'est inévitable, parce que créer un lieu qui soit le lieu de toute puissance n'est mécaniquement possible que si nous mutualisons toutes les puissances individuelles. On a donc bien l'idée, au final, que ce qui constitue la communauté politique, c'est la puissance des individus et non pas leurs croyances. C'est l'institution d'un "pouvoir" souverain et certainement pas l'institution de croyances communes. En somme, nous vivons aujourd'hui dans ce type de communautés politiques : il existe quelque chose comme une Nation française, parce qu'il existe un Etat français qui est le souverain. Si cet Etat n'existait pas, la France tomberait inévitablement dans une sorte de situation chaotique où les individus reprendraient l'usage de leur propre puissance pour satisfaire leur désir, comme il arrive lorsque l'on voit dans le monde des sociétés où l'Etat s'est effondré. Ce qui rend possible l'existence de la communauté politique n'est certainement pas une communauté de croyance mais l'existence d'une puissance qui détient le monopole de la violence physique légitime.


Point 6 : L'émergence d'un nouveau problème politique

cette conception moderne du "Souverain" va poser un redoutable problème. C'est sur le traitement de ce problème que vont s'opposer tous les théoriciens de cette modernité politique. Voici le problème : les individus rentrent dans une communauté politique pour protéger leurs droits individuels, leurs droits naturels; or pour obtenir cela ils créent une institution (le pouvoir souverain) qui est peut-être en même temps pour eux la pire des menaces, pour la jouissance de leurs droits individuels. Constituer un pouvoir souverain est sans doute la seule façon efficace de mettre un terme à la situation de guerre entre individus, mais cela conduit aussi inévitablement à s'exposer à l'arbitraire d'un état qui pourrait faire d'eux ce qu'il veut.


Effectivement, dans la mesure où ce pouvoir est souverain, il n'est aucunement obligé à quoi que ce soit. S'il était obligé, cette obligation devrait pouvoir limiter efficacement son pouvoir, or il n'est pas souverain si son pouvoir est limité de quelque façon. C'est à l'Etat lui-même de faire la loi, il ne peut donc pas être limité par la loi, puisque cela signifierait qu'il y a quelque chose qui est au-dessus de lui, donc un pouvoir supérieur à lui. Si le souverain par exemple, c'est le peuple français, il serait curieux que le peuple français ait le droit de faire la loi sans avoir en même temps le droit de la défaire. Il a parfaitement le droit de réécrire la constitution comme il en a envie, c'est son droit. C'est son droit, parce qu'il "peut" le faire. On reste dans la définition de Spinoza : votre droit est à la mesure de votre puissance. Si donc vous êtes tout puissant, il n'y a rien qui devrait logiquement limiter cette puissance et par conséquent vous avez de fait tous les droits.


Dans un passage fort intéressant du chapitre 18, Spinoza s'interroge ainsi sur la légitimité du régicide. Parmi les théoriciens de cette époque, c'est un débat classique. Or, qu'affirme Spinoza ? "Je ne puis cependant passer ici sous silence qu'il n'est pas moins périlleux d'ôter la vie à un Monarque, alors même qu'il est établi de toutes manières qu'il est un Tyran. Car le peuple, accoutumé à l'autorité royale et retenu par elle seule, en méprisera une moindre et se jouera d'elle; par suite, si l'on ôte la vie à un Monarque, il sera nécessaire que le peuple, comme autrefois les prophètes, en élise à sa place un autre qui nécessairement et malgré lui sera un tyran". Mais d'un autre côté, un pouvoir qui aurait tous les droits ne représente-t-il pas pour les individus la pire des menaces ?


On voit se dessiner un spectre qui est quasiment contemporain de la naissance de l'Etat moderne; et cette menace est tellement nouvelle que les théoriciens vont avoir du mal à la nommer proprement. Ils utiliseront, comme Spinoza dans le TTTP, des termes traditionnels, comme celui de "despotisme" ou de "tyrannie" qui ne décrivent pas correctement la nature de cette menace. Il faudra attendre longtemps pour que, au 20e siècle, H. Arendt lui donne son nom propre : "totalitarisme". Le totalitarisme concerne directement ce problème, puisqu'il désigne un pouvoir qui est tout puissant et sans limite, et qui s'exerce sur les individus. Ce qui caractérise le despotisme, en revanche, c'est que c'est un pouvoir qui est arbitraire, qui ne respecte pas du tout la loi ou qui ne passe pas du tout par la loi. Le despote est celui qui vous dit : "aujourd'hui c'est comme ça et demain c'est comme ça", au gré de ses caprices. Mais le despotisme n'est pas un totalitarisme : un pouvoir arbitraire n'est pas nécessairement un pouvoir total, capable de pénétrer dans les aspects les plus triviaux de la vie des individus. Le despote n'est pas forcément quelqu'un qui détient tous les pouvoirs, ce qui caractérise le despote c'est la manière dont il exerce son pouvoir et non pas la quantité de pouvoir dont il dispose réellement. Or, si vous constituez désormais une communauté politique qui centrée sur un "pouvoir souverain", il ne faudra pas vous plaindre ensuite qu'en face de vous ait émergé une puissance à ce point puissante qu'elle puisse aller voir ce que vous mangez et vous atteindre où que vous soyez. Une puissance qui ne connaît aucune résistance et peut broyer tous les individus, voilà ce qui pour la modernité politique, représente à la fois la solution idéale et le cauchemar de tous les libéraux ! Voilà le problème. Et l'issue de ce problème semble redoutablement difficile à trouver !


Point 7 : l'idéal démocratique

Spinoza a une manière très originale de répondre à ce problème. Il ne cherche pas à faire ce que vont faire tous les autres, à savoir tenter de trouver comment limiter ce pouvoir. Par exemple, John Locke va tenter de limiter ce pouvoir en disant « La propriété individuelle, c'est un droit qui n'appartient pas à l'État parce qu'il le précède, et l'État n'a aucun droit de mettre ses pattes dans ce qui m'appartient, ce qui est à moi, est à moi. » Version anglo-saxonne et libérale, si vous voulez. Ou alors vous avez la version de Montesquieu qui, au XVIIIe siècle, consiste à dire « La seule manière de mettre un terme à cette menace, c'est d'établir un équilibre des pouvoirs. » On va conserver le pouvoir souverain, dit Montesquieu. Ce pouvoir souverain, on va donc l'équilibrer en trois vecteurs de force qui s'équilibreront. Donc on aura bien quelque chose comme un État souverain, rien au-dessus de lui, qui a les pleins pouvoirs, sauf que cet État souverain, on va le partager en trois. Il y aura le pouvoir législatif, celui de l'Assemblée constituante. Il y aura le pouvoir exécutif, celui du gouvernement. Et puis il y aura le pouvoir judiciaire, le pouvoir des juges. On va donc réaliser une espèce d'équilibre des pouvoirs qui fera que ces trois branches vont perpétuellement s'entre empêcher pour le plus grand bénéfice des citoyens.


La solution de Spinoza, elle est finalement beaucoup plus simple, parce qu'elle revient à affirmer deux choses. La première est la suivante : quand on dit que l'État est souverain, on veut juste dire que vous lui devez une obéissance inconditionnelle. Il est souverain parce qu'il se fait obéir, mais on ne prescrit aucune condition sur les raisons de cette obéissance. Ce qui fait la souveraineté, c'est le fait qu'on lui obéisse et pas les raisons pour lesquelles on lui obéit. Ça veut dire qu'un État peut être souverain si vous lui obéissez parce qu'il vous tape sur la figure, mais qu'il serait tout autant souverain si vous lui obéissiez parce que ça vous fait plaisir de le faire et parce que vous trouvez que vous êtes d'accord avec tout ce qu'il décide. En fait, peu importe les raisons pour lesquelles vous obéissez, ce qui fait sa souveraineté, c'est que vous obéissiez. Point. C'est cela que dit Spinoza dans le chapitre 17 : "Pour bien connaître cependant jusqu'où s'étend le droit et le pouvoir du souverain de l'État, il faut noter que son pouvoir n'est pas limité à l'usage de la contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les moyens de faire que les hommes obéissent à ses commandements. Ce n'est pas la raison pour laquelle il obéit, c'est l'obéissance qui fait le sujet. Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme se détermine à exécuter les commandements du souverain, que ce soit la crainte du châtiment ou l'espoir d'obtenir quelque chose ou l'amour de la patrie ou quelque autre sentiment qui le pousse, encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n'en agit pas moins par le commandement souverain. Il ne faut donc pas conclure sur le champ, de ce qu'un homme fait quelque chose par son propre conseil, qu'il agit en vertu de son droit et non du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l'État. Qu'il soit en effet obligé par l'amour ou contraint par la crainte d'un mal, toujours, il agit par son propre conseil et par son propre décret. Ou bien il n'y aurait nul pouvoir d'État, nul droit sur les sujets, ou bien ce pouvoir s'étend nécessairement à tous les moyens de faire que les hommes se déterminent à lui céder." Donc le pouvoir souverain, il n'est pas souverain parce qu'il a la capacité de vous contraindre. Il est souverain parce que vous lui obéissez, quels que soient les moyens qu'il utilise pour que vous lui obéissiez.


Ça signifie quoi concrètement ? Ça signifie que l'État n'en est pas moins souverain parce que les individus ont le sentiment de lui obéir librement. Il n'y a pas moins de souveraineté dans un État qui règne sur des individus libres que sur des individus asservis. Et même, si on regarde de plus près, la deuxième chose qu'il faut retenir, c'est qu'il y a finalement davantage de souveraineté dans une Etat qui règne sur des individus libres que sur des individus asservis : « Celui-là donc est le plus sous le pouvoir d'un autre qui se détermine à obéir à ses commandements d'une âme entièrement consentante. Et il s'ensuit que celui-là a le pouvoir le plus grand qui règne sur les âmes de ses sujets. » La meilleure garantie du pouvoir du souverain, ce n'est pas la coercition mais le libre accord des individus ! Autrement dit, le pouvoir le plus efficace, le plus plein, le plus entier, c'est précisément celui qui ne fait pas violence. Quelqu'un qui exerce son pouvoir par la violence est quelqu'un qui n'est jamais très loin de perdre son pouvoir, parce que précisément, comme on dit vulgairement, la violence est l'arme des faibles. Quand vous en êtes à utiliser la violence pour vous faire obéir, en général, c'est mauvais signe. Là encore, Spinoza n'invoque pas des règles morales, il n'invoque pas une considération qui serait la justice. parce que précisément, faire appel à l'idée de justice ou faire appel à l'idée d'un code moral qu'il devrait respecter, ce serait de nouveau faire appel à une croyance. Le seul argument qu'il peut donc invoquer consiste à dire : si ce pouvoir veut être efficace, il doit suivre certaines conditions d'exercice. Pas parce qu'il a vocation à être gentil, pas parce qu'il est destiné à être bon, mais simplement parce qu'il doit être "souverain", c'est-à-dire tout puissant.


En définitive, voilà comment Spinoza finit par lier le sort du pouvoir souverain au sort de la démocratie : le pouvoir souverain est logiquement destiné à prendre l'allure d'un pouvoir démocratique, un pouvoir qui est l'union de toutes les puissances individuelles. "Le droit d'une société de cette sorte, est appelé démocratie. Et la démocratie se définit ainsi, l'union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir." Autrement dit, quand chacun d'entre nous délègue sa puissance d'agir et renonce à se venger ou à faire usage de la violence contre ses voisins, il délègue en fait sa puissance non à quelqu'un qui serait extérieur à la société, mais à la société elle-même prise comme un tout. Vous renoncez à tout votre pouvoir au bénéfice de la société toute entière, qui est donc finalement, pour Spinoza, le véritable souverain. Le véritable souverain derrière l'État, c'est la société civile. Si bien que lorsque vous obéissez au souverain, en théorie, vous n'obéissez qu'à vous-même en tant que vous faites partie de ce corps social. Voilà pourquoi, du coup, il n'y a pas de risque à craindre d'un pouvoir qui serait souverain. C'est une thèse qui est assez élégante, parce qu'elle revient à assumer que ce qu'il faut craindre dans l'exercice d'un pouvoir, ce n'est pas tant sa toute-puissance que sa faiblesse. Je sais que c'est contre-intuitif parce qu'on a tous tendance à considérer qu'il faut se méfier d'un pouvoir qui est trop puissant, mais Spinoza vous explique l'inverse. Et il l'explique aussi dans l'Ethique, quand il parle des "passions négatives". Pour lui, qu'est-ce qui distingue une passion négative comme la tristesse et la haine d'une passion "positive" comme la joie ? La seule différence, c'est l'intensité de votre conatus, c'est-à-dire la question de savoir si vous arrivez à persévérer dans votre être ou si quelque chose vous en empêche.



Point 8 : Redéfinir le rapport de l'Etat et de la religion

Demeure le problème suivant. Comment un pouvoir souverain pourrait-il être compatible avec le principe de la liberté religieuse ? Sur ce point, il y a effectivement une difficulté dans le texte de Spinoza parce qu'il dit au chapitre 19 que "le droit de régler les choses sacrées appartient entièrement au souverain et que, si nous voulons obéir à Dieu, le culte religieux extérieur doit se régler sur la paix de l'État." Donc, là il y a un problème. Le but de Spinoza, c'est quand même de fonder la possibilité pour les individus non seulement de penser ce qu'ils veulent, mais même d'exprimer ce qu'ils pensent. Or, comment est-ce qu'on parvient à une telle conclusion à partir d'une prémisse qui vous dit que le pouvoir souverain a la main haute sur la religion ? Si le pouvoir souverain est vraiment souverain, il ne doit rien avoir au-dessus de lui et certainement pas la religion. Ce qui signifie à première vue que la croyance religieuse, doit être soumise au pouvoir de l'État. L'État a naturellement le droit de légiférer en matière religieuse, parce qu'il est le garant de la paix civile et qu'il n'a à répondre à aucun pouvoir qui serait au-dessus de lui et certainement pas la volonté de Dieu. Si, effectivement, on supposait que le pouvoir souverain n'était pas souverain et qu'il y a au-dessus de lui un pouvoir encore plus puissant que lui qui est le pouvoir divin, alors, à ce compte, le pouvoir souverain ne serait pas souverain et le roi ne serait que le "lieutenant" de Dieu sur terre, qui devrait obéissance à la volonté divine.


Je lis rapidement le chapitre 19, qui confirme cette idée : « Il est certain que la piété envers la patrie est la plus haute sorte de piété qu'un homme puisse montrer. Supprimer l'État, en effet, rien de bon ne peut subsister. Nulle sûreté nulle part. C'est le règne de la colère et de l'impiété dans la crainte universelle. Il suit de là qu'on ne peut montrer aucune piété envers le prochain qui ne soit impie si quelque dommage en est la conséquence pour l'État et qu'au contraire il n'est pas d'action impie envers le prochain qui ne prenne un caractère pieux si elle est accomplie pour la conservation de l'État. » Si vous êtes attentif à cette citation, elle contient deux enseignements : d'abord, tout ce que votre religion vous prescrit de faire et tout ce qu'elle vous interdit de faire vous n'avez pas à le faire si l'État s'y oppose. Par exemple si par principe de charité chrétienne vous venez en aide à des individus que l'Etat considère comme des délinquants ou des ennemis, vous n'avez pas le droit de le faire parce que vos prescriptions religieuses ne sauraient avoir aucune préséance sur la décision souveraine de l'État. Inversement s'il y a certaines choses que votre religion vous interdit de faire par exemple tuer son prochain il n'empêche que si l'État vous prescrit de le faire vous devez le faire parce que l'État est prioritaire et être "objecteur de conscience" quand votre pays est en guerre n'est acceptable que si l'Etat vous autorise à l'être. Jamais aucune conviction religieuse ne saurait vous dispenser d'obéir à un pouvoir qui est souverain, ce qui veut bien dire que non seulement la religion n'a pas à vous autoriser à désobéir au pouvoir politique, mais plus encore le pouvoir politique a le droit aussi de légiférer en matière religieuse s'il considère que certaines pratiques religieuses nuisent à la sécurité publique.


Mais cette citation comporte encore un deuxième enseignement : cette autorité souveraine en matière religieuse ne touche que la pratique religieuse, la "piété". Comme la religion, pour Spinoza, se définit d'abord comme une "pratique", on peut dire alors que c'est ce qu'il y a de plus important en elle qui se retrouve ainsi soumis au pouvoir souverain. Mais comme la croyance elle-même est, du point de vue religieux, anecdotique, ce n'est pas sur elle que porte l'intervention du souverain. Ce qui intéresse le pouvoir politique, c'est tout ce que votre foi vous porte concrètement et ordinairement à faire, et non pas le système de croyances auquel vous vous rapportez ! C'est donc d'abord la dissociation du fait religieux avec un système de croyances qui pousse l'Etat à limiter son intervention, en matière religieuse, aux seules actions accomplies par les fidèles.


Point 9 : L'impuissance de l'Etat en matière intellectuelle

Mais cette première considération s'accompagne d'une deuxième considération, qui concerne maintenant la relation du pouvoir politique avec la croyance. Si ce qui caractérise la souveraineté politique est la toute-puissance, alors cette souveraineté ne peut en principe s'exercer que ce sur quoi la puissance est susceptible de s'exercer. Pour le dire simplement : les corps, et non pas les esprits. La toute puissance de l'Etat lui permet de vous contraindre, de vous enfermer, de vous forcer, de vous punir, de vous faire souffrir... mais elle ne saurait jamais vous amener à penser certaines choses si vous n'êtes pas convaincu qu'elles sont vraies. Vous pourrez faire semblant de croire à ce que l'on vous demande de croire, par peur des représailles, mais vous ne sauriez jamais vous forcer à considérer que ce qui est vrai est faux, même si le pouvoir vous braque un pistolet sur la tempe.


La toute puissance de l'Etat est bien une toute puissance, mais elle n'est qu'une puissance. Rien ne la limite, mais son mode d'action est limité à ce qu'elle est : une puissance, c'est-à dire une simple capacité à mobiliser la force physique. Or, lorsqu'on est dans le domaine de la croyance, là on est dans un domaine qui ne dépend pas de la puissance. Donc, en matière religieuse l'Etat peut vous imposer de faire ceci ou de faire cela, il peut vous imposer de ne pas porter un voile dans la rue il peut vous imposer certaines pratiques et vous en interdire d'autres en vous disant : c'est comme ça que tu dois adorer ton dieu et pas autrement... mais il ne saurait par la violence et la pression qu'il exerce sur vous vous convaincre qu'il a raison. Je vous lis le passage qui se situe au chapitre 20 : "si grand donc que soit le droit attribué au souverain sur toute chose et tout interprète du droit et de la piété qu'on le croit encore ne pourra-t-il jamais se dérober ce pouvoir souverain à la nécessité de souffrir que les hommes jugent de toute chose suivant leur complexion propre et soient affectés aussi de tel sentiment ou de tel autre. Il est bien vrai qu'il peut en droit tenir pour ennemis tous ceux qui en toute matière ne pensent pas entièrement comme lui mais la discussion ne porte plus sur son droit elle porte sur ce qui lui est utile. (…) Si donc personne ne peut renoncer à la liberté de juger et d'opiner comme il veut et si chacun est maître de ses propres pensées par un droit supérieur de nature on ne pourra jamais tenter dans un état sans que la tentative ait le plus malheureux succès de faire que les hommes d'opinions diverses et opposées ne disent cependant rien que d'après la prescription du souverain. Même les plus habiles en effet pour ne rien dire de la foule ne savent se taire, c'est un défaut commun aux hommes que de confier aux autres leur dessein même quand le silence est requis. Ce gouvernement donc sera le plus violent qui dénie à l'individu la liberté de dire et d'enseigner ce qu'il pense, au contraire un gouvernement est modéré quand cette liberté est accordée à l'individu".



Point 10 : La justification théorique de la liberté d'opinion

Toutefois, l'idée que la puissance n'a aucune efficacité sur la croyance des individus peut sembler assez fragile. Certainement le pouvoir peut difficilement imposer des croyances aux individus. Mais sans être capable de leur imposer des croyances, il peut cependant avoir une influence négative en empêchant à tout le moins les individus d'avoir accès à certaines croyances. Si la pratique de la censure n'était pas efficace, elle ne serait pas aussi couramment utilisée par tous les pouvoirs publics ! Si vous interdisez certaines croyances dans l'espace public, ces croyances tendent à devenir peu visibles et même si elles continuent souvent à mener une vie clandestine, de moins en moins de gens sont en état d'y accéder. Croire que la puissance du pouvoir souverain ne lui permet pas de remplir une fonction idéologique, ce serait être d'assez mauvaise foi. Il ne serait pas vrai du tout que la puissance publique ne puisse avoir les moyens de générer, disons indirectement, certains effets de croyance.


C'est ce qui pousse Spinoza à envisager un deuxième argument : même si on la considérait comme concrètement possible, l'intervention du pouvoir souverain dans le domaine des croyances serait parfaitement inutile. Et pour cause : l'intégrité de la communauté politique ne dépend pas du tout de ces croyances. … On en vient enfin à la conclusion tant attendue de tout le raisonnement de Spinoza ! Nous sommes au chapitre 20, le dernier de l'ouvrage.


Politiquement, redit Spinoza, il n'y a qu'une seule condition à respecter : le pouvoir politique a un doit de regard sur tout ce qui concerne vos actions. C'est à l'Etat de décider de ce que ce que vous avez le droit de faire et ce que vous n'avez pas le droit de faire. Si vous voulez vous balader nu dans la rue vous pouvez toujours tenter le coup, mais vous risquez de finir au commissariat de police. Autrement dit au niveau de l'action, ce qu'on appelle la liberté n'est jamais que le "silence de la loi". C'est une jolie expression de Hobbes qui signifie que la liberté d'agir des individus est toujours une liberté par défaut, qui concerne uniquement les agissements au sujet desquels la loi ne prescrit rien. Par conséquent la liberté d'action des individus, dans toute société politique, est toujours à géométrie variable : elle peut aller d'une très grande extension à une restriction radicale. Tout dépend de la situation juridique : il peut y avoir une situation de crise qui suppose que l'Etat restreigne par exemple la liberté de circulation des individus. Il a le droit de le faire, et vous n'avez pas le droit de contester cela au nom d'un prétendu "droit naturel", puisque ce droit naturel vous ne pourriez en jouir si le Souverain n'en était pas le garant. Donc puisque c'est la toute puissance de l'Etat qui vous permet de circuler dans les rues sans craindre pour votre sécurité, l'Etat a aussi le droit de restreindre cette liberté de circulation s'il estime qu'il doit le faire, par exemple si un méchant virus très contagieux circule dans les rues.


En revanche, au niveau de tout ce qui est "croyance", dans la mesure où ça ne concerne pas l'existence de la communauté politique, vous devez rester entièrement libres. Voilà la solution que dessine Spinoza au chapitre 20 : "Nous avons vu que pour former l'état une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul puisqu'en effet le libre jugement des hommes est extrêmement divers et que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche il ne pourrait vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger. Par suite nul à la vérité ne peut sans danger pour le droit du souverain agir contre son décret mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler pourvu qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement et qu'il défende son opinion par la raison seule non par la ruse la colère ou la haine ni dans l'intention de changer quoi que ce soit dans l'état de l'autorité de son propre décret". La ligne de partage que présente ici Spinoza parait assez simple à comprendre : il faut distinguer entre une totale et complète liberté de pensée (d'opiner) et par conséquent d'expression, et une liberté restreinte au niveau des agissements. Voilà exactement le partage fondamental : les individus doivent être libres de penser ce qu'ils veulent mais ils ne doivent pas être libres d'agir comme ils veulent. Les individus peuvent bien croire ce qu'ils veulent, mais ils ne peuvent pas faire tout ce qu'ils veulent.


Spinoza prend quand-même soin de préciser que toutes les opinions que nous exprimons peuvent être condamnées par la loi lorsqu'elles valent moins comme des opinions que comme des actions : par exemple, des appels à la haine ou à l'insurrection. Ces paroles ne sont pas l'expression d'une croyance, mais elles ont déjà valeur de passage à l'acte. Voilà pourquoi on doit les condamner, non comme un délit d'opinion mais comme un acte délictueux. Toutes les opinions sont acceptables mais toutes les paroles prononcées ne sont pas des opinions. Dans certaines conditions, parler c'est déjà agir.


Reste que cette distinction, pour évidente qu'elle nous semble aujourd'hui, n'en pose pas moins un redoutable problème de cohérence au niveau même de l'individu. Elle suppose en effet que l'individu soit concrètement capable de croire intimement certaines choses et pourtant de ne pas agir conformément à ce qu'il croit ! C'est en somme une manière d'encourager les individus à rester libres de croire tout ce qu'ils veulent pourvu qu'ils ne fassent pas ce qu'ils croient. Il est tout même étonnant de créer en chaque individu cet état de schizophrénie, comme si il ne devait y avoir aucun rapport entre sa croyance et ses actions. Comment justifier une telle coupure ? Elle revient à dire aux gens : vraiment, croyez ce que vous voulez; mais de toute manière on s'en fiche parce que vous devez obéir à la loi. Donc en fait cette liberté d'expression, elle repose bel et bien sur une neutralisation de la croyance. On pourrait même dire que c'est une double neutralisation, dans la mesure où cette croyance est non seulement indifférente pour la société politique mais qu'elle est aussi sensée l'être pour l'individu lui-même, qui n'est plus supposé agir comme il croit qu'il serait bon et juste de le faire. Autrement dit, chaque individu se retrouve concrètement dans une position où il doit agir contrairement à ses plus intimes convictions, convictions que personne ne l'empêche d'avoir et que nul ne l'empêche d'exprimer ! Les croyances des individus ne sont plus sensées avoir dans leur vie la moindre efficacité motrice ! C'est quand-même très étrange !


Spinoza ne feint pas d'ignorer cette difficulté : "même s'il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu'il juge et professe lui-même être bon il ne doit jamais désobéir à l'Etat. Il peut le faire sans péril pour la justice et la pitié je dis plus il doit le faire s'il veut se montrer juste et pieux. Car nous l'avons montré, la justice dépend du seul décret du souverain et par suite nul ne peut être juste s'il ne vit pas selon les décrets rendus par le souverain". L'individu doit apprendre à renoncer à ce que prescrivent ses propres croyances. Pourquoi ? Première raison : parce que de toute manière rien n'est juste en soi à l'état de nature, rien n'est juste tant qu'il n'existe pas des lois civiles qui définissent ce que c'est que la justice. Vous ne commencez à avoir des devoirs qu'à partir du moment où il y a une loi positive qui vous dit ce que vous devez faire. Donc vous pouvez difficilement désobéir au nom d'un idéal de justice qui ne précède pas la loi positive elle-même !


Deuxièmement, il est donc impie de faire quelque chose selon son jugement propre contre le décret du souverain de qui l'on est sujet puisque si tout le monde se le permettait la ruine de l'état s'en suivrait. Et Spinoza poursuit : " on n'agit même jamais contrairement au décret et à l'injonction de sa propre raison aussi longtemps qu'on agit suivant les décrets du souverain car c'est par le conseil même de la raison qu'on a décidé de transférer au souverain son droit d'agir d'après son propre jugement. Nous pouvons donner de cette vérité une confirmation tirée de la pratique dans les conseils. En effet que leur pouvoir soit ou ne soit pas souverain il est rare qu'une décision soit prise à l'unanimité des suffrages et cependant tout décret est rendu par la totalité des membres, aussi bien par ceux qui ont voté contre que par ceux qui ont voté pour". Spinoza est très habile ! Il rappelle que la raison même pour laquelle vous acceptez l'existence d'un état souverain est celle qui vous oblige en principe à lui obéir. Vous n'auriez pas créé un état souverain qui dispose d'un droit souverain (l'Etat régalien) si c'était pour vous accorder le droit de lui obéir dès que vous n'êtes pas d'accord avec lui. Mais, si vous voulez une preuve encore plus intuitive qui vous montre que vous avez raison d'obéir même si vous n'êtes pas d'accord, il vous suffit de prendre n'importe quel exemple d'assemblée où on doit prendre une décision collective. Ordinairement, comment prend on cette décision ? A la majorité. Certains d'entre vous seront logiquement amenés à accepter de faire quelque chose qui leur paraît une mauvaise décision, une décision qui contrarie leurs croyances, mais qu'ils accepteront quand même parce que sinon il n'y aurait pas de vie politique commune qui serait jamais possible. Comme nos croyances ne sont jamais que l'expression et la justification de nos désirs et que ces désirs divergent sans cesse, il n'y a absolument aucune chance que nous parvenions jamais à des croyances communes. La seule option est donc que chaque individu s'accorde à faire ce que la majorité aura décrété, sans prendre sa croyance pour guide de son comportement. CQFD.



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