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LE MATÉRIALISME ANTIQUE : ÉPICURE ET LUCRECE

Dernière mise à jour : 20 oct.

Parce que nous sommes enfants de notre époque, la position "matérialiste" nous semble immédiatement la plus logique pour rendre compte du monde physique (la Nature). Elle fût pourtant, pendant très longtemps, une position très minoritaire. Et pour cause : le matérialisme est le meilleur allié de l'athéisme ! Telle qu'elle a été présentée par Epicure (disciple de Démocrite), puis par Lucrèce (lui-même disciple d'Epicure), cette philosophie représente pourtant une alternative très forte à l'idéalisme platonicien.


Premier principe : le sensualisme.

Là où l'idéalisme platonicien amène à disqualifier le témoignage de nos sens (renvoyés à l'illusion de la caverne), le matérialisme conduit au contraire à leur accorder toute notre confiance. Car c'est par les sens et uniquement par eux que la matière s'offre à notre rencontre. Mieux encore : ce que nous appelons 'matière' n'est qu'un autre nom pour désigner ce qui est « tangible ». La matière est par définition quelque chose de tangible, quelque chose qui fait contact, qui peut nous toucher, qui peut affecter concrètement nos organes de perception. Si nous croyons donc à l'existence de la matière (tangible), c'est d'abord parce que nous avons confiance dans le témoignage de nos sens (et principalement le toucher).


Cette confiance est-elle toutefois bien légitime ? Pouvons-nous ignorer que nos sens nous trompent parfois, que quelquefois nous croyons percevoir quelque chose alors qu'en fait nous sommes victimes d'un mirage ? Comment pouvons-nous faire aveuglément confiance à nos sens alors que l'expérience témoigne que bien souvent les apparences sont trompeuses ?


A cette objection assez classique, Lucrèce oppose deux arguments : premièrement, ce ne sont jamais nos sens qui nous trompent, mais seulement l'interprétation de ce que nous sentons. Lorsque, un soir de nouvel an, je crois voir un OVNI dans mon jardin, je ne peux nier que je vois bien quelque chose. Que je vois ce que je vois est une vérité indubitable, incontestable. Il y a bien une certaine apparence (un « simulacre ») qui se présente à moi. En revanche, ce qui est beaucoup plus contestable est ma façon d'interpréter cette vision comme étant la preuve de l'existence effective d'un OVNI dans mon jardin. Quoi que l'on voit, quoi que l'on perçoit, il n'y a jamais d'erreur dans nos perceptions. Sauf déficience de nos organes (comme une myopie ou une insensibilité quelconque), ceux-ci sont des instruments taillés précisément pour détecter les variations de notre environnement. Les « pré-conceptions » que nous joignons mécaniquement à ces sensations pour interpréter ce que nous voyons ou touchons sont les seules à être susceptibles d'erreur. L'erreur supposée de nos sens n'est donc en réalité que l'erreur de nos jugements à propos de nos sensations !


Deuxièmement, le sceptique qui doute de la vérité de ses sensations se contredit lui-même : car pour remettre en cause le témoignage de ces sens, il doit disposer d'un autre critère de vérité que ses sens. Sinon, au nom de quoi s'autoriserait-il à remettre en cause la vérité de ce qu'il voit ? Mais où irait-il donc chercher un tel critère de vérité ? Du côté de sa raison ? Mais, comme le remarque finement Lucrèce, sans la confirmation que lui apporte au bout du compte la sensation, la raison n'aurait aucune capacité à nous convaincre de notre erreur.


Prenons un exemple : lorsque je vois de loin une tour carrée, elle paraît ronde. Mon premier élan est d'interpréter incorrectement cette sensation, en supposant que la tour est effectivement ronde. Mais mes connaissances rationnelles me poussent aussitôt à redresser ce jugement erroné, en attribuant cette apparence de rondeur à un effet de distance. Mais il va de soi que ce qui, ultimement, motive ma confiance en cette connaissance rationnelle, c'est la possibilité toute simple que j'ai d'aller confirmer par moi-même, en m'approchant de la tour, qu'elle est effectivement carrée et non pas ronde. Ce qui revient à dire que, ultimement, il n'y a que ma vision qui puisse rectifier ma vision. Une vision déformée ne peut être rectifiée, au bout du compte, que par une vision plus précise et plus affinée : « tu verras que les sens sont les premiers à nous avoir donné la notion du vrai et qu'ils ne peuvent être convaincus d'erreur. Car le plus haut degré de confiance doit aller à ce qui a le pouvoir de faire triompher le vrai du faux. Or quel témoignage a plus de valeur que celui des sens ? Dira-t-on que s'ils nous trompent, c'est la raison qui aura mission de les contredire, elle qui est sortie d'eux tout entière ? »


Deuxième principe : l'atomisme.

Si la réalité est tangible, cela veut dire qu'elle pourrait logiquement être perçue. Mais pas forcément par nous, étant donnée la grossièreté de nos organes. Pour connaître la réalité, il faut donc tenter de déduire ce que nous ne voyons pas à partir de ce que nous voyons. Or, ce que nous voyons, ce sont des objets macroscopiques. Mais nous voyons aussi que ces objets sont susceptibles d'être divisés en plus petites portions. C'est qu'en réalité, ces objets ne sont pas seulement composés de matière mais également de vide. Tout le monde sait cela : plus la quantité de matière est dense, plus l'objet sera solide. Inversement, plus un objet est poreux (plus il y a du vide en lui), plus il est facilement cassable. Ce pourquoi, pour le matérialiste, l'être véritable des choses ne réside pas uniquement dans la matière que nous voyons, mais dans les éléments premiers de matière qui composent cette chose et que nous ne voyons pas : la matière pure est celle qui n'est pas composée, celle qui n'est pas mêlée de vide. Quelle est-elle, cette matière primitive ?


Les premiers grands penseurs de la Grèce antique, qu'on nomme les « présocaratiques », ont beaucoup spéculé sur cette question. Leurs réponses demeure encore largement présente dans notre imaginaire collectif : c'est à eux en effet que nous devons la fameuse théorie des quatre éléments (l'eau, la terre, l'air et le feu) ! Identifier la matière primitive à ces quatre éléments étaient en soi très ingénieux. Encore aujourd'hui, notre vocabulaire semble perpétuellement aimanté par le symbolisme de ces éléments qui incarnent de véritables qualités primitives : la légèreté, la lourdeur, la propreté, la saleté, le froid, le chaud, le rassurant, l'inquiétant.... Ces quatre éléments représentent, pour tout ce qui est qualitatif, quatre points cardinaux indépassables.


Mais voilà : la nouveauté du matérialisme de Démocrite fût de substituer à cette vision purement qualitative de la matière une vision purement quantitative. Autrement dit, le coup de génie de Démocrite et de ses successeurs fût de considérer que la qualité était toujours quelque chose de dérivé, renvoyant ultimement à des déterminations quantitatives : « Garde-toi bien de croire que des atomes blancs composent les corps blancs dont l'éclat frappe tes yeux, ni que ceux que tu vois noirs proviennent d'une noire semence ; ne crois pas non plus, quelle que soit la couleur des corps, qu'ils la doivent à des éléments de couleur semblable. Car les éléments de la matière n'ont aucune couleur, pas plus semblable que dissemblable à celle des objets (…) Mais ne va pas croire que la couleur soit la seule qualité qui manque aux corps premiers ; ils n'ont pas davantage la tiédeur, le droit ou la chaleur ; ils errent privés de son, dénués de saveur et n'exhalent aucune odeur qui leur soit propre » (Lucrèce). En assumant un point de vue « atomiste », le matérialisme a posé les bases philosophiques qui justifient de réduire toute réalité sensible à du purement quantitatif, donc à quelque chose susceptible au final d'être exprimé par les mathématiques (un « quantum »).


Troisième principe : le matérialisme proprement dit.

Il ne s'agit pas seulement d'affirmer que la matière existe, mais de soutenir qu'il n'y a rien d'autre qui existerait. Le matérialisme exclut en principe toute autre forme d'existence que l'existence sensible. Ce qui n'a pas d'existence matérielle n'a pas d'existence du tout, ce n'est rien, c'est du vide. Pour le matérialisme, l'opposition « être »/ « non-être » est donc équivalente à l'opposition « matière »/ « vide ». Par conséquent, ces deux termes rendent compte de Tout : « Le Tout est tout ce qui est ; car, que les corps soient, c'est ce qu'atteste en toute occasion la sensation même (…) Et si ce que nous appelons vide, espace et nature intangible n'était pas, les corps n'auraient pas d'endroit où être ni à travers quoi se mouvoir, comme manifestement ils se meuvent ». (Epicure). Le matérialisme exclut alors logiquement l'existence des Idées platoniciennes : une réalité immatérielle ne peut être autre chose que du « vide ».


Mais il exclut de la même manière la croyance traditionnelle en une âme immatérielle. Le mot « âme » est intrinsèquement lié à la notion de « vivant ». L'âme, dans la tradition, c'est ce principe qui transforme un composé de matière inerte en une matière « animée », c'est-à-dire matière vivante. Le mot « animal » est directement dérivé du mot « âme » : l'animal (animus), c'est cet être « animé » par un principe d'animation (l'âme : anima). Or, il était d'usage de considérer que cette âme était nécessairement une réalité immatérielle. En effet, contrairement à la matière, qui est inerte, l'être vivant n'est pas inerte ! On ne peut donc, logiquement, rendre compte du vivant à partir de la matière ! Le même raisonnement vaut en principe pour ce que l'on nomme « esprit » (mens) ou « âme intellective », c'est-à-dire ces facultés intellectuelles supérieures qui appartiennent en propre à l'homme : non seulement la matière est inerte, mais elle est aveugle. La matière ne pense pas, un atome ne pense pas ! Comment peut-on donc prétendre identifier ce qui pense (l'homme) à une simple combinaison d'atomes qui ne pensent pas ?


 En réalité, comme le montre très bien Lucrèce, cette difficulté n'est pas si impressionnante qu'on le croit. Elle est du même ordre que la difficulté qui consiste à expliquer comment des atomes qui n'ont rien de liquide peuvent, en se combinant entre eux, produire un corps qui aura la qualité d'être liquide. Elle est du même ordre que la difficulté qui consiste à expliquer comment des corpuscules sans couleur peuvent produire un corps qui aura telle ou telle couleur. Dans la littérature scientifique, ce phénomène s'appelle « émergence ». L'émergence désigne la façon dont certaines propriétés qui n'existent pas au niveau des parties (les atomes) émergent cependant au niveau du tout (le corps). Si des qualités comme la couleur ou la liquidité peuvent « émerger » au niveau des corps macroscopiques sans être présentes au niveau microscopiques, il n'y a rien de mystérieux à supposer que la qualité d'être « vivant » ou d'être « intelligent » pourrait émerger de la même manière et sans faire intervenir aucune mystérieuse substance immatérielle. C'est ce qu'écrit Lucrèce : « pensons aux corps que tu vois doués de sentiment : il te faut convenir qu'ils sont pourtant formés d'atomes insensibles. Loin de rejeter cette vérité et de la combattre, l'expérience quotidienne semble nous conduire à elle par la main, et nous force à croire que de substances insensibles (les atomes ) peuvent naître, comme je le dis, des êtres animés ».


Quatrième principe : La critique de la superstition

Avec cette question de l'âme, on comprend sans difficulté que le matérialisme n'est pas une vision très compatible avec un système de croyances religieuses. En effet, si l'âme n'est rien de plus qu'un composé de matière inerte, il n'y a plus aucune raison de croire en l'immortalité de l'âme ! En fait, la croyance au caractère « immatériel » de l'âme était aussi une bonne façon de protéger l'âme contre l'inévitable décomposition physique du corps. Mais si l'âme est une partie physique du corps, il est impossible d'admettre qu'elle échapperait à cette décomposition : « Au reste,, nous le sentons, l'âme naît avec le corps, avec lui elle grandit, elle partage sa vieillesse. Les enfants ont un corps tendre et frêle, la démarche incertaine, une pensée qui participe de cette faiblesse. Puis, avec les forces accrues par l'âge, l'intelligence s'étend, l'esprit acquiert de la puissance. Ensuite, les durs assauts du temps ébranlent les forces du corps, les facultés s'émoussent et les membres s'affaissent ; alors l'esprit aussi se met à boiter, la langue s'égare, la pensée chancelle, tout défaille, tout manque à la foi. Il faut donc que l'âme, en sa substance même, se dissipe comme une fumée dans les hautes régions de l'air, puisque nous la voyons naître avec le corps, avec lui grandir et succomber avec lui à la fatigue des ans » (Lucrèce).


Le refus d'admettre l'immortalité de l'âme n'est pas le seul motif de désaccord du matérialiste avec la religion. Il y en a un autre, qui porte sur le refus de croire à une quelconque providence divine. Si le Tout se réduit en effet à de la matière et à du vide, c'est donc au hasard seul et non à une quelconque volonté divine qu'il faut imputer la formation de tout ce qui existe. Les êtres vivants, les hommes, mais aussi plus globalement la formation de notre Terre ne répondent à aucun plan préétabli. Ils sont les produits parfaitement hasardeux d'un mouvement aveugle de matière, qui aurait aussi bien pu aboutir à des résultats fort différents : « ce monde est l'ouvrage de la nature, et les atomes, d'eux-mêmes, spontanément, en se heurtant au hasard, après s'être assemblés d'une multitude de façons, en désordre, sans résultat et pour rien, ont abouti enfin à former ces combinaisons qui, aussitôt constituées, pouvaient être, à tout moment, les origines de ces grandes choses : la terre, la mer et le ciel, et les espèces vivantes » (Lucrèce, II) Cette affirmation nous paraît aujourd'hui assez banale. Elle a pris à nos yeux une allure d'évidence, au point que notre compréhension du monde ne semble plus du tout devoir faire appel à l'idée d'une intelligence ordonnatrice, comme le supposait Platon : « Un jour, j'entendis faire la lecture d'un livre dont l'auteur, disait-on, était Anaxagore. On y affirmait que c'est l'intelligence qui est cause ordonnatrice et universelle. Cette cause-là, elle me plus beaucoup. Il me semblait que c'était une bonne chose, en un sens, que ce soit l'intelligence qui soit cause de tout ; et je pensais : s'il en est ainsi, si c'est l'intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses et disposer chacune de la meilleure manière possible » (Phédon).


Ceci dit, ne croyons pas trop rapidement que nous en avons fini définitivement avec l'idéalisme platonicien. Cette mise en garde vient de Lucrèce lui-même. Lucidement, le poète observe que beaucoup d'hommes sont prêts à adhérer théoriquement au matérialisme sans être prêts à en payer le prix existentiel. Il faut bien comprendre que assumer une vision du monde matérialiste nécessite un certain courage. A moins d'être inconséquents, nous ne pouvons ignorer que cette philosophie a quelque chose d'effrayant et de désespérant pour nous. En nous dissuadant de croire à l'immortalité de l'âme, à un autre monde que ce monde-ci, le matérialisme ne nous laisse-t-il pas sans défense face à la peur de mourir ? Rien d'étonnant, observe Lucrèce, à ce que tant de sympathisants déclarés du matérialisme finissent par se précipiter dans des temples et invoquer la clémence des dieux dès qu'ils ont à affronter un deuil ou une maladie. « Tant il est vrai que c'est dans les dangers et les épreuves qu'il faut observer l'homme et que l'adversité nous révèle qui il est : alors seulement des mots vrais jaillissent du fond du cœur ; le masque tombe, reste la réalité ». Tant la tentation de croire à des « arrière-mondes » est puissante ! La vie ne devient-elle pas invivable, désespérante, si nous acceptons de croire au caractère définitif de la mort ? Y a-t-il jamais eu une sagesse qui, dans l'histoire de l'humanité, n'a pas essayé d'affronter ce problème crucial de la mort en montrant qu'elle n'était pas une fin, mais seulement le début d'une autre vie ? De ce point de vue, le matérialisme paraît intenable, car il n'offre aucune perspective de ce genre, aucune promesse d'échapper jamais aux mâchoires d'acier d'un éternel néant. Théoriquement séduisant, il serait existentiellement beaucoup trop démoralisant.


Cinquième principe : La mort n'est rien pour nous

Pourtant, l'épicurisme est une sagesse. Et comme toute sagesse, son but est bien de nous offrir les moyens de vivre mieux, de nous guider dans l'existence. Comment cela est-il possible ? Comment vivre avec cette épée de Damoclès de la mort suspendue au-dessus de nos têtes ?


En comprenant que la mort n'est pas un problème, car « la mort n'est rien pour nous ». Tant que nous vivons, la mort n'est rien pour nous. Alors pourquoi nous en soucier ? Et quand nous serons mort, la mort ne sera rien non plus pour nous, car nous ne serons plus là pour nous en soucier. Seul peut légitiment craindre la mort celui qui est sur le point de mourir... et encore n'est-ce pas tant la mort qu'il redoute que la souffrance qui l'accompagne. Vis-à-vis de cette souffrance, la mort n'est pas tant la cause que la solution.


Car elle garantit que « la souffrance ne durera pas ». Soit elle s'arrête, soit elle devient telle que la mort finit heureusement par l'interrompre. Ce qui, pour beaucoup de personnes, légitime aujourd'hui l'euthanasie, n'est-ce pas la même conviction ? A savoir : la conviction que la mort apporte un ultime soulagement à la douleur insupportable et incurable ? Aussi bien, ne craignons-nous pas la mort mais un phénomène qui lui est naturellement lié bien que non identique : la souffrance. Nous ne craignons pas de mourir, nous craignons seulement de souffrir.


Et de ce point de vue, la croyance religieuse n'est pas une consolation pour les hommes, mais la source d'une perpétuelle terreur, entretenant depuis toujours chez eux l'angoisse d'une souffrance éternelle qui justifie les crimes les plus horribles. Car si la mort n'est rien pour nous, il n'en va pas du tout de même de la perspective d'une vie éternellement vouée à la souffrance, aux châtiments inextinguibles de l'enfer. La religion n'a pas du tout aidé à délivrer les hommes de leurs peurs, elle a au contraire alimenté chez eux la peur panique d'une éternité de souffrance. Aussi en sont-ils arrivés à craindre la mort, non pas pour ce qu'elle est vraiment (rien du tout), mais pour ce qu'elle représente désormais à leurs yeux : le passage vers une vie misérable à laquelle il serait à tout jamais pour eux impossible d'échapper.


Bref, la croyance religieuse n'est pas une solution à la peur de mourir, parce qu'elle en est l'origine véritable! On ne peut demander à ce qui nous empoisonne et nous intoxique d'être simultanément ce qui nous guérit et nous console ; telles sont les croyances religieuses. Et la meilleure attitude à adopter vis-à-vis d'elles, c'est de nous en défaire : « les dieux ne sont pas à craindre », affirme Epicure.


Sixième principe : Le clinamen

Le seul aspect du matérialisme épicurien dans lequel nous aurions du mal à nous reconnaître, c'est la mystérieuse théorie du « clinamen » (la déviation), selon laquelle les atomes seraient capables de dévier légèrement de leur course, sans que rien ne cause cette déviation. Voici comment Lucrèce justifiait cette étrange théorie : « Si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d'un premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêchent que les causes ne se succèdent à l'infini ; d'où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d'où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin ? (…) C'est pourquoi aux atomes aussi nous devons reconnaître la même propriété : eux aussi ont une autre cause de mouvement que les chocs et la pesanteur, une cause d'où provient le pouvoir inné de la volonté ».


C'est donc au nom de la liberté, et pour préserver la possibilité de concevoir l'existence d'actions volontaires au sein de la Nature que Lucrèce se permettait de faire une entorse à l'enchaînement mécanique des causes et des effets qui, normalement, est supposé régir le monde de la matière. Lucrèce réduisait tout ce qui existe au mouvement mécanique des atomes, mais il tenait tout de même à préserver, au sein de ce mécanisme aveugle, un espace de liberté sous la forme d’une relative indétermination. Le commencement de la liberté, c’est le passage du déterminisme au probabilisme.

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