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ARISTOTE VS SPINOZA

Dernière mise à jour : 20 oct.

"Âme sensitive", "Âme appétitive" et "Âme intellective"

L'intellect n'est pas, chez l'Homme, un élément qui viendrait se surajouter à tout ce qu'il a, par ailleurs, de commun avec les autres animaux. Si tel était le cas, si l'on considérait l'Homme simplement comme un animal intelligent, un sorte de grand singe savant, alors Spinoza aurait parfaitement raison : c'est l'Appétit qui serait bien le propre de l'Homme, plutôt que sa Raison. Si elle n'est qu'une faculté parmi d'autres, qui s'ajoute par-dessus le marché à « l'âme végétative » (celle qui, au plus bas degré de la vie, assure les fonctions physiologiques), puis à « l'âme sensitive » (celle qui rend certains vivants capables de sensibilité), puis à l' « âme appétitive » (celle qui rend certains vivants capables de se déplacer activement dans l'espace), alors effectivement on serait en droit de dire que l' « âme rationnelle » n'est rien en comparaison de ce fond d' « animalité » qui gît en dessous. La Raison serait peut-être spécifique à l'Homme, mais elle ne serait -dans l'histoire de son apparition -qu'une faculté tard venue et d'importance assez dérisoire en comparaison de ce fond de passions et d'appétits qui le déterminent.


On reconnaît là sans peine la position de Spinoza... Pour lui, en effet, tout ce que fait l'Homme, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il choisit est déterminé par cette tension inexorable à « persévérer dans son être ». L'Homme croit agir mû par sa raison, alors qu'en réalité il est poussé par son appétit. La raison n'est que l'instrument au service de notre conatus. Elle n'est pas ce qui nous dirige, puisque ce qui nous dirige, la « force motrice » de notre existence, c'est le désir ! La raison n'a, en elle-même, aucune capacité à nous faire agir. Elle n'est qu'une faculté mise au service de nos appétits. La servante de nos appétits, plutôt que leur maîtresse.


Mais ne serait-ce pas plutôt l'inverse, comme le suggère Aristote ? N'est-ce pas plutôt l'appétit (orexis) qui contribuerait au développement de la vie rationnelle ? Chez l'Homme, les fonctions intellectuelles sont-elles au service des fonctions physiologiques ou bien -au contraire -les fonctions physiologiques sont-elles au service de ses facultés intellectuelles ? Après tout, n'est-il pas vrai de dire que, pour l'Homme, vivre n'est pas une fin en soi, au sens où l'Homme ne cherche pas seulement à persévérer dans sa vie, mais bien plutôt à mener une « vie bonne », à « réussir sa vie » ? La vie d'un Homme peut-elle se réduire à la vie d'un organisme qui chercherait, sans plus, à persévérer dans son être ?


L'évolution du vivant montre en effet que chaque faculté inférieure est toujours mise au service des facultés supérieures  au fonctionnement desquelles elle concourt : « car sans les fonctions végétatives (ou nutritives), les fonctions sensitives n'existent pas. Mais les fonctions végétatives peuvent très bien exister sans les fonctions sensitives, comme on le voit chez les plantes. Et de nouveau, sans le sens tactile aucun des autres sens n'est donné, tandis que le toucher est donné sans les autres, puisque bien des animaux n'ont ni vue, ni ouïe,ni sens de l'odeur. Par ailleurs encore, certains des animaux doués de sensations possèdent la faculté de mouvement local, d'autres non. Et enfin, un très petit nombre possède encore le raisonnement et la réflexion ». Tout se passe donc comme si chaque étape de l'évolution de la vie préparait l'étape suivante... entre la vie appétitive et la vie rationnelle, il y aurait alors passage d'un niveau de vie inférieur (celui de l'appétit) à un niveau de vie supérieur (celui de l'appétit rationnel : la Volonté). De sorte qu'il serait absurde de mettre le supérieur au service de l'inférieur et de voir dans cet "inférieur" la vérité cachée du "supérieur".


Plus généralement, tout -dans l'Homme- semble le prédestiner à la vie rationnelle. Il suffit, dit Aristote, de regarder la physiologie particulière de cet animal : d'abord, c'est un être qui est fait pour la bipédie, pour se tenir debout. Cela le dispose donc à regarder loin devant lui, à anticiper les choses bien avant qu'elles ne se produisent. Cela libère aussi sa main, une main qui est manifestement faite pour manipuler des instruments car elle n'est pas elle-même un instrument spécialisé (comme une griffe ou une nageoire). Or, à quoi lui servirait donc cette main s'il n'était pas fait pour agir intelligemment ? On voit donc que, même si la raison n'est pas également développée chez tous les hommes, même s'il a fallu un certain temps historiquement avant qu'elle ne devienne une norme dominante, c'est bien pour qu'il devienne « rationnel » que la nature le taille.


On observe, d'autre part, que le petit homme est un animal porté à « imiter ». Ce qui est le signe d'un animal dont la vocation est d'apprendre. Chez certains singes, les scientifiques ont observé des comportements « mimétiques » qui permettent la transmission de savoirs acquis. Par exemple, chez des primates de Bornéo, l'habitude prise de casser des noix au moyen d'une pierre a été transmise, parce que d'autres individus ont « imité » ceux qui avaient pris l'initiative de le faire, la première fois. Or, chez l'homme, cette capacité mimétique est tellement développée qu'elle donne lieu au plaisir de peindre (songeons aux peintures préhistoriques qui reproduisent, imitent, les subtils mouvements des animaux) et au plaisir d'apprendre. Cette observation est importante, car elle remet en cause le primat du « pratique » : beaucoup de personnes pensent qu'un savoir qui ne serait pas utile à l'action (à la « vie ») est un savoir sans intérêt. Or, Aristote observe au contraire que l'homme aime naturellement connaître, même quand aucune utilité n'en résulte : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles ». Autrement dit, l'homme est par nature un animal contemplatif, qui aime regarder les étoiles et les choses qui l'entourent, sans autre intérêt que celui de regarder !


Le cas exemplaire de l'Acrasie

Ce n'est donc pas l'Appétit mais bien la Raison qui est le propre de l'Homme. Pour marquer le privilège de l'appétit sur la raison, Spinoza écrivait : « ce n'est pas parce que nous estimons qu'une chose est bonne que nous la désirons, mais c'est parce que nous la désirons que nous l'estimons bonne ». Eh bien, pour marquer le privilège de la raison sur l'appétit, Aristote écrivait exactement le contraire : « Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble telle parce que nous la désirons : le principe, ici, c’est la pensée » (Aristote métaphysique).


L'illustration la plus frappante de cette primauté de la pensée, on la trouve dans le phénomène d'Acrasie. L'acrasie (ou « faiblesse de la volonté ») désigne l'attitude de quelque qu'un qui voit le meilleur mais fait le pire (video meliora proboque deteriora sequor). La personnalité acratique se révèle incapable, alors que sa raison lui dit de faire une chose, parce que ses appétits la poussent dans une autre direction. Par exemple, l'acratique veut arrêter de fumer (décision rationnelle), mais cette décision ne lui permet pas de résister à la tentation d'allumer une dernière cigarette (impulsion, appétit). En apparence, l'acrasie semble manifester la toute puissance du désir face à la raison.


Mais en réalité, comme le montre Aristote, il n'en est rien : l'acratique a impérativement besoin de se trouver une raison de céder à son désir. Il a besoin d'estimer que ce qu'il a envie de faire est « bon » ou du moins pas trop mauvais : le fumeur qui cède à l'appel de sa cigarette n'y cède que parce qu'il se dit : « oh, après tout, c'est la dernière ! Oh ! Après tout, ce n'est pas une seule cigarette qui me rendra malade. Oh ! Après tout, ce n'est pas une cigarette qui va me refaire fumer. » Et ainsi de suite : sans la permission de sa raison, l'acratique ne cède pas à son appétit. Dans son cas, il est tout à fait exact de dire que nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous désirons la faire. Mais tant que nous ne la jugeons pas bonne, toutefois, nous ne la faisons pas !Or, si nous ne cédons à nos appétits qu'avec la permission de notre raison, cela signifie aussi que nous ne sommes pas déterminés par nos appétits.


En quoi consiste la liberté humaine ?

Ce qui ne veut pas dire qu'il y aurait quelque chose de surnaturel dans la liberté humaine : si rien n'arrive sans cause dans la Nature, comment en effet une volonté pourrait-elle vouloir sans que rien ne la détermine à vouloir ? Si être libre signifie « être libre de vouloir », alors Spinoza a effectivement raison : une telle liberté est impossible ! La volonté ne peut être déterminée par rien. Or, pour Aristote, ce qui fait que l'homme est libre n'est pas que sa volonté n'est déterminée par rien. Ce qui fait qu'il est libre, c'est que sa volonté est déterminée par sa raison et non par ses appétits. Cela signifie que l'objet de son vouloir n'est jamais une chose singulière, mais une idée : non pas ceci ou cela, mais l'idée du Plaisir, ou l'idée du Bien, ou l'idée du Beau...


 Contrairement à l'acratique qui ne résiste pas à ses appétits, l'homme intempérant est un être qui obéit à ce que sa raison reconnaît comme bon. Sauf que sa raison identifie le Bon au Plaisant et exige donc qu'il recherche systématiquement son plaisir. L'intempérant ne recherche pas un plaisir auquel il ne peut résister (comme l'acratique) ; il recherche un plaisir qu'il poursuit sciemment, avec méthode et raison. Il ne cède pas à un plaisir singulier ; il recherche l'idée même de Plaisir. C'est pourquoi l'intempérant peut varier les plaisirs : car il n'est pas condamné à désirer ceci ou cela, il n'est pas captif de ses appétits singuliers. Comme sa volonté est déterminée par une idée générale (Le Plaisir), il est libre par rapport à tout objet singulier. Il peut choisir librement ceci ou cela. Autrement dit, il a toujours la liberté de choisir... et cette liberté de choix n'a rien d'une illusion : « le choix n'a rien de commun avec les êtres dépourvus de raison, capables cependant de désir et de mouvement du cœur. En effet, qui n'est pas maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre choix ; en revanche, qui est maître de soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du désir ».


Dire que l'homme est libre de choisir ne signifie cependant pas qu'il serait libre de choisir ce qui est Bien (donc désirable). Car la détermination de ce qui est Bien relève uniquement de sa raison. Or, notre raison n'est certainement pas libre de croire ce qu'elle veut comme elle veut. Il serait ridicule de considérer la faculté de se tromper et d'errer comme une perfection de notre raison ! Quand elle s'éloigne de la vérité, la raison n'est donc pas libre, mais esclave du préjugé et de l'erreur. C'est ce qui fait que l'intempérant, bien qu'il soit libre de choisir, n'est pas vraiment libre. Car la Raison est faite pour obéir au vrai, non pas pour s'en éloigner à sa guise. L'homme est donc libre, au sens exact où il est libre d'obéir à sa raison ; et cette raison n'est pas libre de choisir le vrai mais elle nous rend libre d'obéir à la vérité (plutôt que de céder à nos préjugés où à nos désirs). Elle nous rend libre de tendre vers le Bien, le Beau, le Vrai... au lieu d'être captif des choses singulières qui excitent notre désir.

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