LE BONHEUR : ARISTOTE
- damienclergetgurna
- 4 janv.
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Dernière mise à jour : 20 oct.
Traditionnellement, la morale désigne un ensemble de normes qui permettent de définir ce qui est Bien et donc souhaitable. Aujourd'hui cependant, la « morale » ne dit plus vraiment aux gens ce qu'ils doivent faire. Elle leur dit seulement ce qu'ils doivent éviter de faire. Elle ne guide plus les hommes vers le Bien ; elle sert uniquement de barrière contre le Mal. Elle n'est plus pour eux un idéal, elle n'est plus qu'un interdit. Autrement dit, nous semblons manquer désormais d'une vision commune de ce que devrait faire un homme pour devenir un homme accompli.
Là-dessus, nos sociétés manifestent désormais un profond désaccord au sujet de ce que les gens doivent tenir pour souhaitable. Elles ne semblent plus s'accorder que sur ce que l'on juge inacceptable. Cela signifie que, faute de normes morales communes, il ne reste plus alors pour nous que la possibilité d'une morale toute négative. Si les hommes ne sont plus d'accord sur ce qui est bien, ils peuvent du moins être d'accord sur ce qui est mal : tuer, voler, mentir, tricher.... Dans ce cas, la morale ne se formule plus sous la forme d'un "tu dois", mais plutôt sous la forme d'un "tu ne dois pas" ...pas franchement enthousiasmant ! Est-il donc devenu impossible de nous entendre sur un commun idéal du Bien ?
Moyens et fins
Tous les philosophes de l'Antiquité considéraient qu'un tel idéal du Bien existait et qu'il était commun à tous les hommes. C'est le sens de la fameuse formule d'Aristote : « le Bonheur est le Bien suprême ». Autrement dit, tous les hommes -quelles que soient leurs différences -poursuivent en principe un même idéal qui se nomme « Bonheur ».
Pour prouver cela, Aristote part d'une interrogation à propos du bien. Qu'est-ce que nous appelons « bien » ? Indiscutablement, est bon pour chacun le fait d'obtenir ce qu'il désire. C'est là une définition élémentaire : « le bien, c'est la fin ». Autrement dit, ce qu'un homme appelle « bien », c'est ce qu'il désire. Désirer une chose, c'est pas définition juger que cette chose est désirable, donc bonne. Quelqu'un qui obtiendrait quelque chose qu'il ne désire pas (par exemple une baffe), n'estimera pas que c'est un bien ! Donc, « le bien, c'est la fin ». Il y a donc autant de choses bonnes que de choses que nous sommes susceptibles de désirer.
Mais en réalité, observe Aristote, la plupart des choses que nous désirons ne sont pas désirées pour elles-mêmes. Nous les désirons pour autre chose, à quoi elles sont utiles. On s'en rend compte facilement, dès qu'on demande à quelqu'un pourquoi il désire faire ceci ou cela : « pourquoi te lèves-tu le matin ? » « pour aller travailler » « mais pourquoi veux-tu aller travailler? » « pour gagner ma vie » « mais pourquoi veux-tu gagner ta vie ? » « pour nourrir ma famille ».... et ainsi de suite ! L'homme est un animal rationnel qui a l'habitude de disposer des moyens en vue d'une fin qu'il poursuit. De sorte que la plus grosse partie de ce qu'il désire n'est pas vraiment ce qu'il désire, mais uniquement un moyen utile pour obtenir le véritable objet de son désir.
Pour savoir ce que nous désirons, il suffit donc de se demander quelles sont les choses que nous désirons pour elles-mêmes et non pas pour d'autres. Si l'on prend la peine d'y réfléchir, on voit aussitôt que, dans l'histoire des hommes, très peu de choses ont été jugées dignes d'être poursuivies pour elles-mêmes. Ce sont toujours les mêmes : par exemple, le plaisir. Quand on nous demande pourquoi nous faisons telle chose et que nous répondons : « pour mon plaisir », il n'y aucune raison de demander : « mais pourquoi veux-tu te faire plaisir ? » Le plaisir se suffit à lui-même.. Il y a aussi l'honneur, le fait de vouloir être connu et reconnu par les autres... et ainsi de suite. Bref, en suivant Aristote on retrouve assez rapidement l'ensemble des choses que les hommes ont toujours reconnues pour fondamentales.
Fins et fin ultime
Mais Aristote ne s'arrête pas là. Car on peut remarquer en effet que toutes ces fins ont tendance à s'opposer les unes aux autres. La recherche du plaisir n'est pas toujours compatible avec l'honneur et il faut parfois être disposé à sacrifier son confort à la gloire.... Les « dilemmes cornéliens » ne se voient pas seulement dans les tragédies de Corneille ! Il n'est pas rare que parfois, dans notre vie, nous soyons obligés de prendre une décision difficile : faut-il, par exemple, accepter ce travail prestigieux ou faut-il surtout protéger ma vie de famille ? Dois-je préférer mon honneur à mon confort, ma fidélité amoureuse à l'appel d'une nouvelle passion ?... ce qui rend ces choix si difficiles, c'est qu'il ne s'agit pas d'un simple choix entre différents moyens pour parvenir à la même fin. C'est un choix qui doit porter sur nos fins, un choix qui doit porter non pas sur les meilleurs moyens, mais tout simplement sur les grandes priorités de notre vie. Or, comment faisons-nous pour choisir dans ces cas-là ?
Cette question paraît simple, mais elle conduit Aristote à faire une découverte très importante : il existe un critère ultime de toutes nos décisions, un « bien suprême » en fonction duquel nous décidons à chaque fois du cours de notre vie. Et ce « bien suprême » se nomme Bonheur. Le bonheur n'est pas notre unique fin (tout ce que nous faisons, dans la vie, n'est pas systématiquement conçu comme un moyen en vue de notre bonheur !), mais c'est sans aucun doute la fin préférable entre toutes (rien ne passe avant le bonheur!). Autrement dit, le bonheur est la fin qu'il nous suffirait d'avoir, quand-bien même nous n'aurions rien d'autre. C'est d'ailleurs ce que désigne le mot « bonheur » pour n'importe qui : un état de suffisance (autarkeia). L'homme heureux est un homme qui a tout ce qu'il lui faut, il n'a pas besoin d'autre chose : « la suffisance (autarkeia) est le caractère de la chose qui, réduite à elle seule, rend l'existence digne d'élection et sans le moindre besoin. Or, ce caractère appartient au Bonheur, croyons-nous » (Ethique à Nicomaque). C'est toujours en fonction de cet idéal suprême d'autarkeia que nous prenons nos décisions : choisir sa vie revient toujours ultimement à nous demander ce qui pourrait nous rendre le plus heureux.
La fameuse phrase d'Aristote : « Le bonheur est le bien suprême» est devenue aujourd'hui une banalité. Mais elle est loin d'être une banalité ! Car elle signifie que, contrairement à ce qu'ils ont souvent tendance à croire, tous les hommes désirent en réalité la même chose ! Leur idéal du Bien, c'est le Bonheur. Dans la tradition philosophique, cette thèse porte un nom : c'est l'Eudémonisme.
Accomplir notre nature
Du coup, la question la plus importante, la question cruciale, est la question du Bonheur : que devons-nous désirer pour être heureux ? Autrement : où placer notre fin ultime ? « Est final, disons-nous, le bien digne de poursuite en lui-même, plutôt que le bien poursuivi en raison d'un autre ». A l'évidence, on ne peut pas désirer n'importe quoi.
Car il ne suffit pas de désirer une chose pour qu'elle soit bonne. Il n'est pas rare en effet que nous désirions des choses que nous ne devrions pas désirer, parce qu'elles sont mauvaises pour nous. Par conséquent, nous devons apprendre à régler notre désir, pour désirer les choses qui sont objectivement bonnes pour nous. Par exemple, ce n'est pas parce que nous désirons manger certains aliments que ces aliments sont forcément bons pour nous. La malbouffe est peut-être ce que nous désirons, mais ce n'est pas ce que nous devrions désirer. Nous devrions désirer des aliments qui sont bons pour nous, autrement dit des aliments qui conviennent à notre nature. De la même façon, on ne peut pas choisir n'importe quoi comme idéal du bonheur. Il faut un bien qui nous convienne réellement et qui soit réellement en position de nous suffire.
Bien souvent, les hommes sont malheureux parce qu'ils ne recherchent pas ce qu'ils devraient rechercher. Ils font de mauvais choix de vie en plaçant leur bonheur dans des choses qui ne peuvent pas vraiment les rendre heureux. Par exemple, ils croyaient trouver le bonheur en menant une carrière prestigieuse....puis, un jour, ils découvrent tout ce qu'ils ont été obligés de sacrifier pour cette carrière, et ils le regrettent. Ils ont le sentiment d'avoir raté leur vie parce qu'ils ont l'impression d'avoir placé leur bonheur dans un bien suprême qui n'était pas vraiment suprême. L'exemple le plus illustre de cette erreur d'aiguillage nous est fourni par la figure d'Achille : pour ce dernier, le Bien suprême est la gloire immortelle. Ayant le choix entre rester chez lui en jouissant d'une vie paisible et anonyme auprès des siens ou partir à la guerre avec l'assurance de n'en jamais revenir mais en laissant son nom dans l'histoire, Achille fait le choix de partir. Et il connaît la gloire ! Mais plus tard, lorsque son ami Ulysse le croise au royaume des morts, Achille se plaint d'avoir fait le mauvais choix : « j'aimerais mieux être vivant et simple esclave d'une servante que roi dans ce royaume des morts ».
Tout homme qui veut être heureux doit donc faire l'effort de rechercher d'abord ce qui pourrait objectivement lui convenir. Ce qui requiert donc qu'il se connaisse lui-même. Quand un élève se demande ainsi quelle études supérieures lui conviennent le mieux, il cherche à accorder au mieux ses désirs à sa nature personnelle. Pour savoir ce qu'il doit faire, il s'interroge implicitement : pour quoi suis-je taillé ? De la même façon, quand nous nous demandons ce qui pourrait nous rendre heureux, nous nous interrogeons sur les besoins les plus fondamentaux de notre nature. Pour devenir pleinement ce qu'elle est appelée à être (pour être « en acte », ce qu'elle est « en puissance »), un fleur a besoin d'un peu de soleil, d'un peu de pluie et d'un bon humus. Une fois qu'elle aura tout cela, elle aura tout ce qui lui suffit pour être pleinement « épanouie ». Être « épanoui », c'est ce que fait une fleur lorsqu'elle trouve autour d'elle toutes les conditions qui lui permettent de se développer parfaitement.
C'est exactement ainsi qu'on peut considérer l'état d'un homme heureux : c'est l'état dans lequel il se trouve lorsqu'il réalise pleinement sa nature, lorsqu'il est pleinement lui-même. Un état « épanoui ». « C'est pour cela, remarque Aristote, que tout le monde croit que l'existence heureuse est une existence agréable et rattache de façon inextricable le plaisir au bonheur. C'est parfaitement normal, car aucune activité n'est achevée lorsqu'elle est entravée. Or le bonheur fait partie des activités achevées ». Par conséquent, le bonheur n'est pas l'état passif de celui à qui il arrive de bonnes choses ; c'est l'état actif de celui qui réalise pleinement ce pour quoi il est fait, en devenant « en acte » tout ce qu'il est « en puissance ».
Réaliser notre nature, accomplir ce pour quoi nous sommes faits, c'est bien ce que recherche spontanément n'importe lequel d'entre nous. La quête du bonheur est une volonté d'accomplissement personnel. Et s'accomplir personnellement revient à réaliser notre nature. Évidemment, nous n'avons pas tous les mêmes talents ni les mêmes prédispositions. Cela semble indiquer alors que, d'un individu à l'autre, les façons d'être heureuses doivent être très différentes. Cela semble être une évidence admise. Chacun est supposé trouver sa voie, bien conscient que votre voie n'est pas forcément la voie de votre voisin. Il y aurait donc, dans ce cas, autant de façons différentes d'être heureux qu'il y a d'individus différents.
Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-on placer notre bonheur dans ces talents et ces aptitudes singulières ? Par exemple, tout le monde n'a pas le même talent pour devenir un grand acteur ou un grand compositeur. Tout le monde n'a pas les mêmes aptitudes. Mais peut-on vraiment faire résider notre bonheur dans des choses aussi singulières ? Le talent d'artiste est un talent très particulier. Il permet à un homme de s'épanouir pleinement dans sa vie d'artiste. Mais elle ne lui permet pas forcément de s'épanouir dans sa vie d'homme ! De même, un individu peut être très doué pour faire des affaires. Dans ce cas, il aura du succès dans les affaires et il sera un business man comblé. Mais sera-t-il pour autant un homme comblé ?
Ce que nous recherchons, c'est à nous épanouir dans notre vie d'homme et certainement pas dans notre identité sociale. Nous voulons être un homme accompli non pas seulement dans un aspect singulier de notre existence (l'art, la musique, les affaires...), mais dans notre existence prise en général. Par conséquent, nous ne trouverons pas notre bonheur dans des aptitudes particulières que tous les hommes n'ont pas. Nous le trouverons au contraire dans des aptitudes générales qui permettent à tous les hommes de se réaliser « en tant qu'hommes » et non en tant que « tel ou tel ». Quelles sont ces aptitudes ? Cette question ne fait pas vraiment mystère. Car, il existe depuis toujours un modèle d'homme qu'on tient en général pour l'homme accompli, l'homme parfait : c'est le héros.
L'Homme accompli est un homme vertueux
Contrairement à l'homme politique, à l'artiste ou au savant, le héros incarne une forme d'excellence proprement humaine qui est l'excellence morale, la vertu. Le mot « vertu » vient du grec « arèté », qui signifie « excellence ». Par exemple, on dira que la vertu d'un couteau est de bien couper, la vertu d'un cheval est de courir vite. De la même façon, ce qu'on nomme « vertu » chez l'homme c'est l'ensemble de ces qualités qui mesurent l'excellence de sa nature humaine. Contrairement aux talents individuels (qui ne sont pas également répartis), la vertu morale est une excellence à laquelle tous les hommes sont appelés. Bref, un homme accompli c'est un homme vertueux. Et le modèle de cette vertu, dans toutes les traditions, c'est la figure fascinante du "héros".
Mais toutes les traditions n'ont pas la même vision du héros. La plus vieille tradition identifie le héros à un guerrier dont la qualité principale est la force. Mais cette vision est évidemment contestable, car ce qui rend un homme héroïque est moins sa force que l'usage qu'il fait de sa force. Être un homme fort ne suffit pas à faire de vous un héros si vous vous laissez emporter par vos passions et vos colères injustes. Achille, de ce point de vue, est un héros de l'ancien temps, parce qu'il incarne la force. Mais il n'est pas aussi héroïque que Hector, qui est pourtant moins fort que lui. Autrement dit, la valeur morale d'un individu ne doit pas se mesurer à la force de son corps. Elle doit se mesurer à sa force d'âme, autrement dit à sa capacité à obéir en toutes circonstances aux prescriptions de sa raison. Et pour cause : le propre de l'homme réside dans sa raison et non pas dans son agilité physique. Ce qui distingue l'homme des autres animaux n'est pas sa force physique, mais son intelligence.
A première vue, on ne voit pas forcément le rapport qui existe entre le fait d'être un homme raisonnable et le fait, par exemple, d'être un homme courageux. Pour comprendre cela, il suffit de considérer ce qui fait de quelqu'un un homme « raisonnable ». Il est raisonnable parce qu'il agit de façon mesurée, en faisant exactement ce qu'il faut, sans tomber dans l'excès ni le défaut, sans en faire trop ni en faire trop peu. Ainsi, l'homme courageux est un être raisonnable, parce qu'il se tient toujours à égale distance d'un défaut (la lâcheté) et d'un excès (la témérité). De même, l'homme franc est raisonnable parce qu'il sait toujours se tenir à égale distance d'un défaut (l'hypocrisie) et d'un excès (la grossièreté). Chaque vertu est ainsi définie comme un « juste milieu », un « sommet » dit Aristote, entre un défaut et un excès : « Tous les états vertueux dont nous avons parlé impliquent un certain but que vise celui qui a la raison. Ils impliquent une norme moyenne dont nous prétendons qu'elle se situe entre l'excès et le défaut parce qu'elles traduisent la raison droite » (EN, VI).
Ce pourquoi il est si facile, pour quelqu'un qui ne ferait pas attention, de prendre ses propres défauts pour des qualités. Aux yeux du lâche, l'homme courageux ressemble toujours à un homme téméraire. Au lieu du grossier, celui qui est franc paraît un hypocrite. Si nous avons l'impression que la vertu est toujours quelque chose de relatif, c'est uniquement à cause de cela : il est très difficile d'être dans le « juste milieu » et de distinguer clairement quand nos qualités deviennent des défauts.
Celui qui est le mieux placé pour le savoir, c'est l'homme « prudent » (le « phronimos »). La principale vertu de l'homme raisonnable s'appelle en effet « Prudence » : « aujourd'hui, chaque fois qu'il s'agit de définir la vertu, tout le monde précise son état et ce à quoi il se rapporte en ajoutant que cet état est conforme à la raison correcte. Or la raison est correcte quand elle exprime la prudence » (Ethique à Nicomaque, VI). La prudence est un vertu fondamentale car c'est une vertu intellectuelle. Mais contrairement à la « science » ou à la « sagesse », elle n'est pas une vertu théorique, qui servirait seulement à connaître la vérité. C'est une vertu pratique, qui sert à l'action ! Autrement dit, on ne peut pas faire de la vertu morale -comme le pensaient Socrate et Platon -une simple affaire de connaissance. Le philosophe est un homme « sage », qui connaît la vérité et l'idée de Bien. Mais l'idée de Bien est un idée générale. Or, pour agir, nous avons besoin de nous adapter à des situations chaque fois singulières. Aucune théorie morale n'est donc suffisante pour nous permettre d'agir vertueusement ! La théorie morale peut nous dire qu'il faut être courageux, généreux, honnête, franc.... mais elle ne peut pas nous dire comment l'être dans des situations très diverses. C'est à la prudence, comme vertu spécifiquement pratique, d'assumer ce rôle de nous guider dans le dédale des situations singulières.
Pour en savoir plus sur la prudence :




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