TOCQUEVILLE : RELIGION ET DEMOCRATIE
- damienclergetgurna
- 20 nov.
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Dernière mise à jour : 30 nov.
Peut-on éliminer la religion du domaine politique? Selon Alexis de Tocqueville toute société politique a besoin pour exister que les hommes partagent un certain nombre de croyances dogmatiques, qui sont acceptées d'autorité. Parmi celles-ci, les plus nécessaires sont les croyances religieuses. Dans un passage de De la Démocratie en Amérique (tome 1, première partie, chapitre 5), Alexis de Tocqueville soutient donc précisément l'idée que les croyances religieuses dogmatiques sont essentielles à la vie politique. Ce constat est vrai en général, mais il l'est plus encore quand il s'agit de considérer le cas particulier des sociétés démocratiques modernes.
Des croyances essentielles à l'action
Tocqueville défend l'idée que les croyances religieuses sont essentielles à l'action. Elles conduisent notre vie en justifiant nos conditions d'existence. Dire que la croyance religieuse est essentielle à la praxis, c'est reconnaître que l'intérêt de ce genre de croyances n'est pas exclusivement théorique. C'est d'ailleurs ce qu'exprimait Kant dans La Critique de la raison pratique : après avoir montré que l'existence de Dieu étant un réel embarras au niveau de la théorie, il lui donne le statut d'un postulat de la raison pratique, pour servir de caution à la loi morale... Or, pourquoi ce genre de croyances est-il fondamental pour la praxis?
C'est que dans la mesure où ces croyances portent sur ce qu'il y a de plus général et de plus fondamental (les "principes derniers et les fins ultimes"), elles servent nécessairement de socle à toutes les autres croyances. Elles assument un rôle qu'on pourrait dire "matriciel". Puisque toute vérité particulière découle d'une vérité générale, alors on peut légitimement penser que tout repose en définitive sur des vérités religieuses : "L'on ne saurait faire, affirme Tocqueville, que ces idées ne soient pas la source commune dont tout le reste découle" .
Il est vrai que ce rôle matriciel n'est pas facile à percevoir. Cela tient au fait que plus on se rapproche de l'action, plus il importe de connaître des vérités particulières. Le médecin, par exemple, ne demande pas qu'est-ce que l'Homme? lorsqu'il soigne un malade; ce qui l'intéresse, ce sont les symptômes particuliers d'un malade en particulier. Ou encore : le rôle que joue, dans la pratique quotidienne du médecin, la distinction générale entre le normal et le pathologique paraît assez faible. Plus on s'éloigne du particulier, plus on semble aussi s'éloigner de l'action, pour s'abîmer dans des considérations purement théoriques, voire spéculative. Cela est tout à fait exact.
Mais si sur l'instant, le savoir du général n'a que peu d'intérêt pour l'action immédiate ,sur le long terme, en revanche, rien d'autre ne semble avoir autant d'incidence sur elle. C'est dans ce sens que l'écrivain anglais G.K. Chesterton écrivait : "Nous pensons que la question n'est pas de savoir si la théorie de cosmos a une incidence sur la matière mais si à long terme autre chose a une incidence sur elle" (Hérétiques, Remarques Préliminaires sur l'Importance de l'Orthodoxie ). Par là, il faut entendre qu'à une certaine échelle de temps, les changements qui concernent l'action des hommes ne peuvent être appréciés que par le prisme des idées générales. Celles-ci, par leur poids historique, constituent un courant de fond beaucoup plus profond que l'écume spectaculaire des crises, des guerres et des révolutions. L'histoire des idées générales forme donc le mouvement tectonique qui donne naissance aux grandes orientations sociales, sur des siècles et des millénaires.
On trouve une parfaite illustration de ce principe dans l'importance centrale que l'historien et philosophe Marcel Gauchet accorde à l'histoire de la pensée religieuse dans sa monumentale tentative de recomposer les grandes étapes de la civilisation humaine (Le désenchantement du monde). On trouvait déjà la même conviction chez le sociologue, Emile Durkheim, dans les Formes élémentaitres de la vie religieuse : Il y a plus, pour Durkheim, dans l'analyse des religions que la simple compréhension des phénomènes religieux. Sans comprendre la pensée religieuse, nous ne pourrions en effet rien connaître à l'origine de la "propriété" ni à celle du "droit".
La difficulté de parvenir à des croyances communes
Cependant, bien qu'essentielles pour la praxis, les croyances religieuses sont difficiles à atteindre car elles sont inévitablement exposées au doute. C'est l'idée que défend Tocqueville dans un deuxième moment : "Il n'y a que des esprits très affranchis de préoccupations ordinaires de la vie, très pénétrants, très déliés, très exercés, qui, à l'aide de beaucoup de temps et de soins, puissent percer jusqu'à ces vérités si nécessaires". Quatre conditions sont ici exposées par Tocqueville pour atteindre la vérité; quatre conditions que l'on peut ramener à deux : la première est qu'il faut avoir du temps pour se consacrer à la recherche de la vérité et la deuxième est qu'il est nécessaire d'avoir une formation (puisque, à cette hauteur spéculative, les eaux sont troubles).
Nous allons donc d'abord parler du temps disponible : il est tout simplement impossible à tout un chacun de consacrer le temps qu'il faudrait consacrer à l'investigation et à la méditation de ces grandes vérités générales. Cela parait paradoxal puisque ces idées sont nécessaires à l'action mais que dans le même temps les exigences quotidiennes de l'action empêchent d'y consacrer le temps qu'il faudrait pour les acquérir. C'est une situation unique , note Tocqueville, où la nécessité de l'action et le savoir ne marchent pas du même pas. En effet, deux situations se présentent ordinairement : ou bien une vérité est jugée absolument nécessaire pour l'action, et dans ce cas, cette vérité est supposée accessible à tous. Par exemple, dans nos sociétés complexes, il est impératif à chacun de savoir lire pour pouvoir agir et interagir au quotidien. L'illettrisme, dans une société qui repose autant sur le poids de l'écriture, est clairement un handicap social. Dans d'autres sociétés plus rudimentaires, la somme des choses que chacun est supposé connaître est sans doute moindre, mais le principe demeure le même : ce qu'on ne peut se passer de savoir pour agir, il doit être aussi possible de le savoir. Ou bien, deuxième cas de figure : une vérité est jugée utile pour l'action, mais de façon seulement indirecte et sans que chacun soit tenu de la posséder. Le garagiste et le médecin, par exemple, possèdent des savoirs spécialisés, qui ne sont pas supposés être connus de tous : on ne bénéficie que des applications pratiques de la
mécanique ou de la médecine. Il suffit donc que quelques personnes maîtrisent ces connaissances ce qui permet aux autres d'économiser du temps puisqu'ils n'ont pas besoin de les connaître.
Or, la connaissance des vérités générales pose un problème très singulier, unique , parce qu'elle se situe à la croisée de ces deux situations : d'un côté, elles forment des connaissances que tout un chacun devrait normalement posséder, puisqu'elles constituent l'arrière-fond général de toutes nos actions; mais d'un autre côté, force est pourtant de remarquer qu'elles constituent un savoir très spécialisé, auquel bien peu sont en état de se consacrer sérieusement. Cela nous amène à la deuxième condition : qu'en est-il donc de ces spécialistes ? Peuvent-ils du moins prétendre acquérir ces vérités, qui sont refusées au commun des mortels ? Il semblerait que non car, en ces domaines, la lumière menace toujours de s'éteindre, nous exposant sans cesse aux affres de l'incertitude. Il est assez remarquable que, au moment de nommer ces spécialistes , Tocqueville recourt spontanément au terme de "philosophes" . C'est dire que, à ses yeux, le domaine de la croyance religieuse se superpose assez largement avec celui la réflexion philosophique. Ce sont en effet les mêmes types de vérités qui intéressent les deux domaines, toutes les deux ont rapport au domaine de la sophia, de la sagesse. Ils occupent -pour ainsi dire- le même créneau. Dans le même temps, ils sont aussi rivaux car cette vérité à laquelle ils aspirent, ils ne prétendent pas l'atteindre par les mêmes moyens. Les croyants attendent une révélation alors que les philosophes cherchent à faire la lumière par des moyens rationnels. Cela explique aussi pourquoi nombre de philosophes se montrent aussi très hostiles à la croyance religieuse, parce qu'ils n'aiment pas le fait que des vérités s'imposent à eux comme des dogmes indiscutables.
La nécessité de poser un "dogme"
Comment donc résoudre le problème d'un savoir 1) qu'il est absolument indispensable de maîtriser (puisque sans lui l'action manquerait cruellement de boussole) et 2) qu'il est pourtant rigoureusement impossible de maîtriser parfaitement? Pour trancher le nœud de cette difficulté, Tocqueville propose de croire à ces vérités sans les discuter, autrement dit : d'en faire des croyances dogmatiques .
D'un point de vue théorique, pourtant, rien n'est plus odieux que ce dogmatisme . Pour tous les philosophes, la pensée dogmatique est l'ennemi à abattre. La devise de Montaigne Que sais-je? était une devise sceptique, dont le but n'était pas de décourager l'esprit en lui faisant admettre qu'il ne pouvait rien connaître, mais au contraire de le maintenir toujours en éveil en lui rappelant que aucune vérité n'était jamais définitivement acquise. Ce scepticisme n'est donc pas l'aveu d'une impuissance à connaître mais la condition qui maintient constamment l'esprit en alerte. Il est en effet toujours nécessaire de remettre en cause ce que l'on croyait acquis. Un esprit toujours inquiet est capable de remettre en question ses acquis. Cela vaut dans le domaine philosophique; mais cela vaut aussi dans le domaine scientifique, où les résultats ont pourtant une allure beaucoup plus définitive ! Pour le scientifique aussi, le doute reste une vertu intellectuelle.
Dans son ouvrage Science et Religion, Bertrand Russell expliquait ainsi que ce qui oppose la science à la religion, ce sont les dogmes : il n'y a pas de dogmes en science car toute vérité n'y est jamais tenue pour vraie que jusqu'à preuve du contraire . "La croyance dans la science est différente de la croyance dans la religion. Les croyances dans la science ne sont pas des croyances auxquelles on adhère dogmatiquement. Les objets de la croyance, aussi bien que les attitudes sous-jacentes, sont tout à fait différents. Nous pouvons avoir soit une attitude scientifique soit une attitude religieuse à l'égard du même objet. Par exemple, le socialisme de Marx peut être ou ne pas être vrai scientifiquement. Cependant, quand les gens croient en lui dogmatiquement, il devient une croyance religieuse. Dans le domaine pur de la science, comme en physique, par exemple, la Loi de la Gravitation découverte par Newton a été présumée vraie jusque dans les années récentes. Nous pouvons croire en elle ou bien avec une ferveur religieuse ou bien avec une attitude scientifique. Si nous y croyons avec une attitude religieuse, en pensant que même les chiffres après la dixième place décimale ne peuvent pas être changés, alors Einstein devrait être tué parce que sa nouvelle théorie de la gravitation est fondamentalement différente de celle de Newton. Newton lui-même était un scientifique et, bien qu'il ait formulé une théorie importante qui n'a pas été contestée pendant trois siècles, il a adopté lui-même une attitude scientifique, en croyant que, aussi exacte que puisse être sa théorie, elle pourrait être corrigée dans l'avenir. Bien des scientifiques adoptent une attitude scientifique" (Science et Religion).
Toutefois, ce qui est odieux dans le domaine théorique peut parfaitement être vertueux dans le domaine pratique. Et inversement : ce qui est vertueux dans le domaine théorique peut représenter une grave faiblesse dans le domaine pratique. Si la capacité à douter est un gage d'honnêteté intellectuelle, elle est en revanche, dans le domaine de la praxis, la marque d'un esprit irrésolu. Dans le domaine de l'action, le doute devient une faiblesse car on n'arrive alors jamais à se résoudre à prendre une décision. Inversement : le dogme, lui, est une forme de paresse intellectuelle, certes; mais dans le domaine pratique il prend toute sa valeur! Car on ne peut pas, lorsqu'il s'agit d'agir, être en permanence assailli par le doute.
C'est ce dont les philosophes de la période hellénistique (stoïciens et épicuriens) avaient parfaitement conscience. Comme ces deux écoles étaient avant tout centrées sur la pratique, il s'agissait d'élaborer une doctrine dont tout l'intérêt résidait dans son application plutôt que dans sa conception. De là le fait que la théorie stoïcienne et la théorie épicurienne aient pris l'allure de doctrines rigides, condensées sous la forme de préceptes faciles à mémoriser. Il ne s'agissait pas d'entrer dans les subtilités de la theoria, mais de passer à l'acte en pliant notre existence à la sagesse des préceptes reçus.
De la même façon, Descartes, dans Le Discours de la méthode, pose une morale par provision . Déjà, le fait même qu'il se croit obligé de poser une telle morale provisoire prouve qu'il y a un écart entre les nécessités quotidiennes de l'action et les impératifs d'une pensée claire et distincte. Ce n'est pas la même temporalité! On a besoin de temps pour parvenir à des croyances fermes, mais ce temps, justement, on n'en dispose pas quand il s'agit d'agir. En conséquence, puisqu'on ne peut pas attendre de vivre, il faut s'appuyer sur des règles provisoires de morales, les règles les plus communément reçues, sans avoir la garantie intellectuelle que ces règles soient parfaitement justes. De plus, la deuxième maxime de cette morale par provision prescrit, de ne jamais changer d'avis une fois qu'une décision sera prise, même si cette décision peut s'avérer rétrospectivement douteuse. Quelqu'un qui se retrouve perdu dans la forêt, constate Descartes, n'en sortira jamais s'il change de direction tous les 100 mètres. L'important est donc d'être résolu et de ne pas revenir sur ses choix : "Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui se trouvent égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu de la forêt". Pour agir, il faut donc accepter de penser dogmatiquement .
Mais dire que l'action collective a besoin de s'adosser à une croyance dogmatique, n'est-ce pas justement légitimer le rôle politique de la religion? Car ce qui sépare une théorie philosophique d'une croyance religieuse, on vient de le voir, c'est le rôle structurant que le dogme assume dans la dernière. Peut-il y avoir une religion sans dogme? Aussi bien, l'importance que le dogme joue en matière religieuse nous invite à considérer que la religion est mal comprise lorsqu'on la réduit à un simple système de croyances théoriques. La considérer de cette manière, c'est finalement vouloir inscrire la religion dans le domaine exclusif de la theoria, et donc passer à côté de son essence. C'est donc parce que la religion prend d'abord son sens dans le domaine pratique qu'elle est intimement liée à la présence d'un dogme . C'est parce qu'elle est fondatrice d'une collectivité qu'elle doit s'appuyer sur une croyance dogmatique . Ce qui pourrait donc, au yeux du philosophe, représenter un grave défaut intellectuel (la résolution de ne pas douter de ce à quoi l'on croit), est en pratique la garantie de l'efficience de la religion. Tout à l'inverse : le scrupule intellectuel du philosophe le conduit à une forme d'impuissance politique, car on ne peut fonder aucune institution politique sur des principes généraux qui demeureraient incertains et toujours révisables.
Le dogme joue un rôle fédérateur, il est facteur d'inclusion comme d'exclusion. Par exemple, on ne peut être catholique si on ne croit pas la virginité de la Vierge Marie. Et c'est bien, en définitive, de cette force du dogme dont nous avons politiquement besoin, plutôt que des scrupules théoriques d'une Raison toujours en mouvement.
Dogme et sociétés libres
Loin de nous amener à cantonner la croyance religieuse dans le domaine de la vie privée, en séparant nettement religion politique , le texte de Tocqueville semble plutôt nous donner une raison de réconcilier religion et politique , en faisant de la croyance religieuse une affaire éminemment politique.
Cette thèse est d'autant plus déconcertante que nous serions plutôt enclins à penser que, dans les démocraties modernes telles que la notre, il est impératif que chacun puisse disposer d'une totale liberté religieuse... ce qui ne sera évidemment plus le cas si on recommande de fonder l'ordre politique sur un certain nombre de croyances religieuses dogmatiques, reçues d'autorité .
C'est la raison pour laquelle Tocqueville s'efforce de répondre à cette objection implicite. Loin que cette croyance dogmatique soit contraire à l'esprit des sociétés démocratiques modernes, soutient-il, elle est la meilleure garantie de la liberté qu'elles revendiquent. Sans elle, c'en est immanquablement fait de la liberté des citoyens :" non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent" . L'affirmation peut sembler, à première vue, très paradoxale. Tâchons de l'expliquer.
D'abord, sans croyance dogmatique, les citoyens se retrouvent dans une situation où ils sont incapables de défendre leur liberté. Cela se comprend aisément : puisque ces croyances sont nécessaires à l'action, l'absence de ces croyances rend incapable d'agir. "Le doute sur ces premiers points, constate Tocqueville, livrerait toutes leurs actions au hasard et les condamnerait en quelque sorte au désordre et à l'impuissance" . Dépourvu de croyances fondamentales, l'individu est dans la position d'une personne qui serait privée de repère, de boussole. Cette boussole fixe un objectif ultime à son action (que ce soit l'objectif de parvenir à la Jérusalem Céleste ou l'objectif de parvenir à une existence autonome), sans se laisser distraire par les circonstances extérieures ou les obstacles en tout genre. A l'inverse, celui qui n'a pas de boussole ne peut plus agir , il est donc condamné à réagir passivement aux circonstances. C'est ce qui distingue le pragmatisme, soit la faculté d'ajuster son action aux possibilités présentes et l'inconstance, soit l'impossibilité de tenir à aucune direction.
Dans un chapitre (I, 1) d'un autre ouvrage, intitulé Le monde comme il ne va pas, Gilbert K. Chesterton déplorait ainsi l'inconstance politique qui régnait à son époque. D'où vient-elle, cette navrante inconstance? De l'absence de croyances générales suffisamment fermes pour donner une direction à nos actions : "Le chaos actuel résulte d'une sorte d'oubli général des aspirations originelles des hommes. Nul ne réclame ce qu'il désire, chacun réclame ce qu'il croit pouvoir obtenir. Les gens ont tôt fait d'oublier ce que l'homme voulait au départ; au terme d'une vie politique réussie et active, lui-même l'oublie. Il en résulte une extravagante bagarre de seconds choix, un sabbat de pis-aller. Cette espèce de flexibilité empêche non seulement toute cohérence noble, mais encore tout compromis véritablement pratique. (...) Rien ne retarde autant la solution d'un différend qu'un enchevêtrement de petites concessions. Nous ne savons plus où nous en sommes avec tous ces politiciens qui se disent en faveur de l'enseignement laïc mais y voient une cause désespérée; qui désirent la prohibition absolue, mais sont sûrs et certains qu'ils ne doivent pas l'exiger; qui déplorent l'enseignement obligatoire, mais le maintiennent d'un air résigné; qui réclament le droit à la propriété pour les paysans et, de ce fait, votent pour autre chose. C'est cet opportunisme aussi engourdi que maladroit qui gêne tout. Si nos hommes d'Etat étaient des visionnaires, on pourrait réaliser quelque chose de pratique. Si nous demandions quelque chose d'abstrait, nous aurions des chances d'obtenir quelque chose de concret. Au point où l'on en est, il est non seulement impossible d'obtenir ce que l'on veut, mais il est impossible d'en obtenir ne serait-ce qu'une partie pour la bonne raison que personne n'est capable d'indiquer ce qu'il veut, nettement, comme sur une carte. Cette clarté, cette rigueur présentes dans le marchandage d'autrefois, ont disparu".
Mais le danger, si l'on en croit Tocqueville, est pire encore que celui d'être incapable de conserver sa propre liberté d'action. Le risque qu'il faut craindre par dessus tout, c'est de voir les individus eux-mêmes céder collectivement leur liberté pour ne plus avoir à supporter cette angoissante absence de perspective : "comme tout remue dans le monde des intelligences, ils veulent du moins, que tout soit ferme et stable dans l'ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent maître" . Ce constat est plein de finesse psychologique : celui qui ne sait plus où il en est, celui dans l'esprit duquel règne la confusion la plus totale, éprouve généralement un besoin viscéral de compenser cette confusion par un véritable maniaquerie en ce qui concerne son environnement immédiat. Quand son esprit est placé dans un état d'incertitude, chacun éprouve le besoin naturel de ranger sa chambre.
Conséquence : puisque, faute de croyance dogmatique, le monde intellectuel est laissé politiquement dans un état d'anarchie, alors chacun éprouve naturellement le désir que l'ordre le plus implacable règne dans les rues. L'anarchie, voilà l'ennemi! Loin de violer les aspirations des peuples démocratiques, les gouvernements autoritaires répondent exactement à un besoin naturel de faire régner matériellement l'ordre, pour compenser l'absence de tout repère intellectuel fixe. Les régimes autoritaires ont donc encore de beaux jours devant eux ! Inversement, quand les principes généraux qui gouvernent notre action sont suffisamment solides, on peut supporter assez aisément une certaine dose de désordre social dans les situations particulières. Quand l'épaule est bien tenu, le bras est plus souple. Au contraire quand ces principes généraux viennent à manquer, ces situations particulières apparaissent comme l'unique rempart contre l'anarchie. D'où l'intransigeance et l'intolérance, ce goût immodéré pour les réglementations et les tracasseries administratives, qui menacent sans arrêt l'édifice juridique des sociétés démocratiques contemporaines.






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