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DESCARTES : LA RÉVOLUTION DU COGITO

Dernière mise à jour : 20 oct.

Les présupposés métaphysiques de la science

Sur quoi repose la certitude que l’on attache à la connaissance scientifique ? D’une part, sur l’expérience (le fameux : « testé en laboratoire »), d’autre part sur la démonstration. Expérience et démonstration sont donc les deux principaux outils d’une connaissance authentiquement scientifique.


Or, pour que l’expérience soit fiable il faut auparavant présupposer la fiabilité de la sensation comme critère de la vérité. C’est là une postulation métaphysique dont aucun savoir scientifique ne rend compte, mais qui lui sert de point de départ. Or, cette conviction que le monde extérieur auquel donnent accès mes sensations existe bel et bien, n’est pas d’une infrangible certitude. Bien sûr, chacun d'entre nous croit naturellement que les choses extérieures existent hors de lui et, en général, personne n'en doute…


Mais l'on pourrait très bien imaginer, dit Descartes, que nous sommes en train de rêver. Dans le film Matrix, par exemple, les protagonistes sont persuadés de vivre au milieu de choses qui existent en dehors d'eux, alors qu'en réalité ils sont endormis dans un cocon. Descartes recourt à un argument du même type : « Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit. Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ». C'est très invraisemblable, mais ce n'est pas impossible. Après tout, il y a bien des philosophes qui ont remis en cause l'existence des choses sensibles !


Autre principe de certitude : la démonstration. Soit par exemple notre conviction que 2 +3 = 5. Assurément, une telle certitude ne repose aucunement sur l’expérience. Elle ne peut donc pas être remise en cause par le doute concernant la validité de ma sensation. En revanche, elle repose elle aussi sur une postulation métaphysique bien précise : la conviction que ce que je démontre est nécessairement vrai, c’est-à-dire correspond à la réalité. Implicitement, nous admettons donc qu’il existerait une sorte d’harmonie préétablie entre ce que ma raison est capable de démontrer et ce qui se passe dans la réalité. Comme s’il y avait une providence (un « dieu vérace ») qui garantissait que ce que je peux démontrer est nécessairement vrai. Or, une telle croyance implicite n’a aucun caractère de certitude. Au lieu d’un dieu vérace, nous pourrions tout aussi bien avoir un dieu trompeur (un « malin génie ») qui s’amuserait à nous tromper toutes les fois que nous additionnons 2 et 3. « Comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois (…) Je supposerai donc qu'il y, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puisant, qui a employé toute son industrie à me tromper ».


Le doute hyperbolique comme crash test de notre connaissance

On voit donc au final qu’aucun savoir, même le plus certain, ne peut être absolument certain, au sens où il résisterait à l'acide d'un doute méthodique et hyperbolique. Ultimement, toutes les vérités que nous prétendons posséder de manière sûres et certaines reposent sur la conviction d’un accord possible entre nos facultés de connaissances (la raison ou la sensation) et la réalité.


Mais cette conviction, l’argument sceptique du diallèle avait déjà montré dans l'antiquité qu’elle n’était fondée sur rien. Un diallèle est un cercle vicieux, et les sceptiques se servaient de cet argument pour remettre en cause toutes les connaissances, même celles qui avaient l'air d'être les plus certaines. Voici cet argument (ici présenté par Kant) : « La vérité, dit-on, consiste dans l'accord de la connaissance avec l'objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s'accorder avec l'objet pour avoir valeur de vérité. Or, le seul moyen de comparer l'objet avec ma connaissance, c'est que je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer elle-même ! (…) Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition ». L'argument sceptique est un argument dévastateur ! Avec lui, toute notre connaissance se retrouve menacée. Plus rien ne semble tenir debout, même les vérités les plus absolument certaines. Au fond, la pensée d'une chose n'est jamais cette chose elle-même. La pensée n'est pas l'être. Entre ce que je pense et ce qui est, il y a toujours un espace, une distance, un écart où pourra s'introduire l'acide du doute.


La conclusion du doute cartésien, c'est que je ne peux atteindre à aucune certitude du côté de l'objet de ma connaissance. Peu importe que cet objet soit Dieu ou la matière, ou le temps ou quoi que ce soit d'autre. Le résultat sera toujours le même : je n'ai aucune garantie que ma pensée correspond réellement et effectivement à ce qui est.


La révolution du Cogito

Par contre, et là réside la grande révolution de Descartes, si je n'ai aucune certitude assurée du côté de l'objet de ma connaissance, il n'en va pas de même du côté du sujet de la connaissance ! Je peux douter de tout…. Mais je ne peux absolument pas douter que moi, qui doute, j'existe. Car penser, en ce qui me concerne, c'est exister ! « Cogito ergo sum ! ». Je pense, j'existe… c'est la seule certitude absolue que le doute sceptique ne peut jamais remettre en cause.


Par conséquent, au lieu de vouloir fonder toute ma connaissance sur l'existence d'un objet dont je peux toujours douter (Dieu, le monde, les idées mathématiques…), il faut que je fonde dorénavant cette connaissance sur l'existence d'un sujet dont je ne peux absolument pas douter ! Avec Descartes, le principe premier de la métaphysique change radicalement de nature : ce n'est plus un objet de connaissance (quel qu'il soit), mais le sujet de la connaissance lui-même. Car de lui seul je peux être absolument certain. Qu'est-ce que cela change, concrètement, de faire de cette certitude du sujet pensant le nouveau « point d’Archimède » de toute notre connaissance ? En quoi est-ce une révolution ?


La façon la plus simple de répondre à cette question est d’observer que Descartes place le sujet pensant (l’Homme) à la place qui était ordinairement réservée à Dieu. Quel meilleur fondement métaphysique que Dieu, en effet ? N’est-il pas l’Être suprême, la cause ultime de tout ce qui existe ? N’est-il pas le premier principe à partir duquel nous pouvons comprendre tout le reste ? En évacuant Dieu de la place centrale, et en mettant à sa place le sujet pensant, Descartes accomplit donc un énorme renversement ! C’est la charte de l’humanisme classique. En accordant une telle place au « cogito », Descartes nous engage à fonder désormais la connaissance de toutes choses non plus sur le principe ultime qui était traditionnellement Dieu, mais sur le principe ultime qu'est désormais l'homme lui-même, le sujet pensant. Car il n'y a que de notre propre pensée dont nous ne puissions réellement douter...


Des bouleversements en cascade

Mais les effets induits par cette révolution cartésienne ne s'arrêtent pas là. Avant Descartes, les philosophes avaient l'habitude de considérer que dans la connaissance, le sujet connaissant devait se régler sur l'objet de la connaissance. Par exemple, disait Aristote, « ce n'est pas parce que j'ai raison de dire que tu es blanc, que tu es effectivement blanc. Mais c'est parce que tu es effectivement blanc que j'ai raison de dire que tu l'es ». Autrement dit : c'est l'objet qui commande ; moi, dans la mesure où je veux connaître cet objet, je dois essayer de le refléter le plus fidèlement possible. C'est pourquoi, chez les anciens, la raison était considérée comme un petit miroir de l'univers. Le rôle du miroir, c'est de refléter le plus fidèlement possible (de "réfléchir"), sans déformation, la réalité.


Mais après Descartes, tout s'inverse ! Puisque je dois partir désormais du sujet, c'est l'objet de la connaissance qui doit maintenant se régler sur le sujet. C'est parce que j'ai prouvé que tu es blanc, que je peux affirmer que tu es effectivement blanc. Autrement dit : c'est la connaissance qui commande ; c'est ma raison, et ma raison seule, qui décide souverainement de ce qui est vrai et de ce qui est faux ! Ma raison n'est plus un miroir qui doit refléter docilement la réalité, elle est un juge ou un arbitre qui impose ses questions et ses conclusions à la réalité.


Une autre manière de comprendre cette révolution cartésienne fait intervenir les concepts de connaissance et de vérité. Dans la perspective traditionnelle (celle d'Aristote, par exemple), la vérité précède toujours la connaissance. Ce qui est important est de trouver la vérité; la Vérité est le but, la connaissance rationnelle n'est que le moyen (et pas le seul, car on peut aussi accéder à la vérité par les moyens de la Foi !) pour y parvenir. Comme l'écrivait Thomas d'Aquin : « Aux esprits que tourmente la soif de l'absolu, c'est vainement qu'on offrira les connaissances les plus certaines touchant les lois des nombres ou la disposition de cet univers. Tendus vers un objet qui se dérobe à leurs prises, ils s'efforcent de soulever un coin du voile, trop heureux d'apercevoir, parfois même sous d'épaisses ténèbres, quelque reflet de la lumière éternelle. A ceux-là, les moindres connaissances touchant les réalités les plus hautes semblent plus désirables que les certitudes les plus complètes touchant de moins objets ».


L'idée est claire : il faut préférer connaître -même mal -des vérités importantes, que connaître très bien des vérités sans importance. L'importance objective de la vérité à connaître passe avant la certitude subjective de notre connaissance. Plus encore : dans la mesure où la vérité précède la raison, c'est l'obéissance à la vérité qui légitime l'obéissance à la raison. C'est sur ce principe que repose l'idée d'une foi qui doit éclairer la raison. Dans ce système de pensée, la foi -comme mode d'accès à la vérité -a toute sa légitimité.


Eh bien, à partir de Descartes, c'est tout l'inverse ! La certitude subjective de notre connaissance prime sur l'importance objective de la vérité à connaître. Il vaut mieux avoir des petites certitudes sur des objets simples que de prétendre atteindre des vérités sublimes au risque de sombrer dans la plus parfaite confusion : « On ne doit pas s'étonner, note méchamment Descartes, que beaucoup d'esprits se livrent plus volontiers à la philosophie [qu'aux mathématiques] ; cela vient de ce que chacun se permet plus hardiment de deviner dans un sujet obscur que dans un sujet clair, et qu'il est bien plus facile de former des conjectures sur une question quelconque que d'atteindre à la vérité même dans une seule question si facile qu'elle soit » ! Et l'on voit aussi que, dans la mesure où la raison se veut désormais l'arbitre de la vérité, il n'est plus question de vouloir humilier la raison sous l'autorité souveraine de la foi... religieusement, les conséquences de cette inversion seront immenses !


Mieux encore : jusqu'à Descartes, on considérait que la connaissance devait s'adapter à l'objet de la connaissance. Par conséquent, il n'y avait pas une seule manière valable de connaître, mais plusieurs façons légitimes de connaître, autant de façons de connaître qu'il y avait de types d'objets différents à connaître. Il n'y avait pas une seule "méthode"(un seul chemin), mais différentes méthodes, chacune ajustée aux propriétés particulières de l'objet à connaître.


Mais après Descartes, cette manière de penser ne vaut plus. On ne distingue plus les différentes manières de connaître en fonction des différents objets à connaître, mais on les distingue en fonction de leur différent degré de certitude. Or, si on prend les choses de cette manière, il n'y a plus qu'une seule connaissance qui ait vraiment de la valeur : la connaissance démonstrative (modèle des mathématiques), seule connaissance à pouvoir se revendiquer sûre et certaine. A partir de Descates, il n'y a pas plusieurs bonnes manières de connaître, mais il n'y en a plus qu'une seule. Il n'y a pas plusieurs méthodes valables, mais une seule méthode légitime : celle à laquelle les scientifiques ont recours et qui leur permet d'arriver à des résultats solides. Le sort inévitable de toute connaissance est donc de se régler sur la connaissance scientifique : afin, qu'à terme, tout notre savoir -quel que soit l'objet sur lequel il porte (la matière inerte, le vivant, la gravitation des planètes, l'homme, les sociétés...) appartienne à la Science. « Etant donné que toutes les sciences ne sont rien d'autre que la raison humaine, écrit Descartes, raison qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire, il n'est pas besoin d'imposer de bornes à l'esprit : la connaissance d'une vérité ne nous empêche pas en effet d'en découvrir une autre ». Autrement dit, le cogito cartésien a pour effet d'unifier le champ tout entier de la connaissance sous un régime exclusif qui s'appellera désormais : "savoir scientifique".


Ne reste plus alors qu'à définir quelle est cette méthode, cette juste méthode que tout le monde devra suivre afin d'arriver à des certitudes scientifiques, quel que soit le domaine étudié. Comme cette méthode est naturellement empruntée aux mathématiciens, Descartes la nomme « mathèsis universalis », « mathématique universelle ». Il la résume en quatre règles qui, si elles sont scrupuleusement respectées, garantissent d'incroyables performances à la raison : « Le premier [précepte] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensée, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrement si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ».



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