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DESCARTES : LE DUALISME

Dernière mise à jour : 20 oct.


Le dualisme du corps et de l'esprit

Le corps n'est « qu'une statue ou machine de terre » (Traité de l'homme). Autrement dit, le corps est un simple mécanisme, sans doute extraordinairement complexe, mais qui ne nous fait pas sortir le moins du monde des lois ordinaires de la physique. Le corps agit comme une mécanique bien rodée, un automate finement réglé, capable de s'auto-réguler. En affirmant cela, Descartes entend que nous n'avons nullement besoin, pour expliquer le fonctionnement d'un corps vivant, de supposer une âme mystérieuse qui aurait la faculté de le mouvoir. Il n'y a pas d'âme cachée dans la machine, pas de « ghost in the shell ». La machine n'a aucun besoin d'un mystérieux principe d'animation. Elle se meut elle-même, auto-motrice, automate.


Par son corps, l'homme reste donc encore entièrement soumis aux lois de la nature. Mais si l'homme "a" un corps, il n'"est pas" son corps. On prend soin de notre corps, on l'utilise comme un instrument, certaines fois on se sent enfermé en lui, prisonnier de lui.... mais tout se passe toujours comme si "mon" corps était intimement lié à moi sans être "moi". Par mon corps, je suis un animal, assez ressemblant à tous les autres animaux. Il n'y a que par mon esprit, ma raison, ma pensée, que je me sens vraiment homme. Lorsque je tombe malade, c'est mon corps qui dysfonctionne. Ce dysfonctionnement ne me laisse pas insensible, il altère ma capacité à penser et à me concentrer. "Je ne suis pas logé dans mon corps comme un pilote en son navire" observait Descartes. Ce qui fait mal au navire ne fait pas mal au pilote, mais ce qui affecte mon corps me fait bel et bien souffrir. Toutefois, reconnaître que je suis étroitement lié à mon corps ne conduit pas à admettre que je suis un corps. La douleur part de mon corps, mais elle réside dans ma pensée, dans ma conscience. Avoir mal, c'est ressentir consciemment la douleur. Conclusion : j'ai un corps, mais fondamentalement je suis un esprit. Comme l'écrit Descartes, je suis "une chose qui pense" (res cogitans), un Sujet. Il s'en faut en effet de beaucoup que moi, qui pense, qui ai une conscience, je m'identifie à cette machine de terre. Mon corps est à moi, mais ce n'est pas moi.


Car si mon corps est une simple machine, agissant mécaniquement, je ne peux certes pas en dire autant de moi-même. Je suis, à n'en pas douter, un être conscient. Le cogito repose entièrement sur l'évidence de cette conscience ! « je pense » ! « Par le mot de penser, écrit Descartes, j'entends tout ce qui se passe en nous de telle sorte que nous y sommes immédiatement présent ». Dans un monde entièrement soumis aux lois mécaniques de la matière, la seule chose qui échappe à ce mécanisme, c'est le domaine de ce qui est subjectif. Sans doute, en tant qu'il a un corps, l'homme peut-il être expliqué par les lois de la physique. Mieux encore : dans la mesure où l'homme n'est pas dans son corps « comme un pilote en son navire », nous avons le droit de dire qu'il y a une interdépendance très forte entre le corps (objectif) et l'esprit (subjectif). Quand mon corps est blessé, j'éprouve un sentiment subjectif de douleur. Quand mon cerveau souffre d'une liaison, ma conscience est altérée. Mais il n'empêche que cette relation n'est pas une relation d'identité : dire « j'ai mal », ce n'est pas la même chose que de dire « mon corps est blessé ». Sans doute mon esprit a-t-il besoin de mon cerveau pour fonctionner, mais j'aurai beau décrire tout ce qui se passe dans mon cerveau, je n'y trouverai pas le moindre état d’âme. Tout ce que j'y verrai, c'est un assemblage de connexions électriques et non pas une émotion.


Si la science, avec son explication mécanique du monde, peut éclaircir tous les mystères, elle n'est pas très bien placée pour nous parler du monde de la conscience. Car elle nous en parlera toujours "objectivement", alors que la seule manière correcte d'en parler, c'est d'en parler "subjectivement"... à la manière des poètes et des artistes ! Ainsi se justifie le dualisme cartésien. Lorsque nous entendons aujourd'hui un certain nombre de discours du genre : "mon corps m'appartient" ou "sculptez votre corps", "offrez-vous des abdos de rêve"... il est évident que ce genre de discours valide implicitement un rapport au corps qui fait de lui une chose que je possède plutôt qu'une chose à laquelle j'appartiens. En conséquence, ce corps j'ai le droit de le manipuler, de le modifier, de l'augmenter à ma guise, parce qu'il est "à moi" sans être "moi".

 

Ce "dualisme" du corps et de l'esprit nous parait une chose tout à fait classique aujourd'hui, y compris lorsque nous nous demandons si l'esprit et le corps ne seraient pas en réalité la même chose.  Pour que cette question ait du sens, en effet, il faut déjà présupposer -exactement comme le faisait Descartes -que le corps et l'esprit sont deux choses différentes. Par exemple, le neurologue qui cherche à comprendre le fonctionnement de l'esprit humain en étudiant le fonctionnement du cerveau : il tente d'identifier quelque chose qui appartient à la sphère psychologique (des idées, des émotions, des désirs...) à quelque chose qui appartient à la sphère de la physiologie (des connexions neuronales, des hormones...). Mais pour identifier ces deux sphères, il doit d'abord commencer par les poser séparément : d'un côté une chose qui pense (res cogitans), de l'autre côté un mouvement aveugle de matière (res extensa). A quoi bon vouloir montrer que ces deux choses sont identiques si elles ne paraissent pas d'abord très différentes ? La distinction du corps et de l'esprit est donc une évidence admise par tout le monde, y compris par ceux qui entendent montrer, contre Descartes, que l'esprit se réduit finalement à du physique !

 


Spécificité du dualisme cartésien

Mais il faut bien comprendre pourtant que cette distinction, et les débats qu'elle suscite aujourd'hui, sont une chose relativement récente dans l'histoire de la philosophie.  Pour les philosophes grecs, elle n'aurait eu aucun sens ! Pour eux, l'homme était un être naturel, un animal, des pieds à la tête. Un animal pas comme les autres (parce que rationnel), mais un animal tout de même. Par conséquent, la raison humaine devait se comprendre comme une faculté du corps vivant. Il n'y avait donc pas lieu de distinguer l'esprit et le corps ! Le « corps humain » est simplement un corps capable de raisonner, comme le corps végétal est un corps capable de croître. Aucun mystère là-dedans.


Ce qu'il faut distinguer, en revanche, pour eux, ce n'est pas le "corps et l'esprit", mais plutôt "l'âme et la matière". Car la matière est inerte, alors que le corps -lui- est vivant ! Comment expliquer qu'un composé de matière inerte puisse devenir vivant, un vivant capable de se nourrir, de sentir, de désirer, et même -pour certains vivants- de raisonner ? Ne faut-il pas faire intervenir là un principe d'animation (une "âme » : anima) qui fasse de cette matière une matière animée ("animus" : l'animal), apte à se nourrir (« âme végétative »), apte à désirer (« âme appétitive »), apte à raisonner (« âme intellective ») ? Les grecs ne se demandaient pas si l'esprit était différent du corps. Ils se demandaient si l'âme était différente de la matière. C'est dans ce cadre que se jouait l'opposition des matérialistes (pour qui l'âme était un composé de matière. Par exemple : Démocrite, Epicure..) et des idéalistes (pour qui l'âme était un principe immatériel. Par exemple : Platon).


Or la conception de Descartes accomplit une rupture radicale avec cette façon habituelle de concevoir la question du vivant : si mon corps est un simple automate, je n'ai pas le droit de lui prêter la moindre intériorité : un automate n'éprouve pas la douleur, n'a pas de désir, pas de conscience... bref, un automate ne pense pas ! Pour le dire encore plus simplement, mon corps n'a pas "d'état d'âme". Lorsque le médecin soigne mon corps, il répare une mécanique qui dysfonctionne. Rien de plus et rien de moins. Lorsque, moi-même, je prends soin de mon corps, en le nourrissant, le lavant, lui faisant faire de l'exercice, le maquillant... je considère ce corps comme ce qu'il est en réalité. Une machine merveilleuse, un assemblage de ressorts, de courroies et de pompes superbement disposé.


La thèse des animaux machines

De là découle la thèse assez polémique dite des « animaux machines ». Suivant cette thèse, les animaux ne pensent pas. Autrement dit, les animaux n'ont aucun état subjectif, aucune intériorité, rien qui ressemble à une vie consciente propre. Bref, les animaux ne sont rien de plus que des machines. Ils n'ont rien de subjectif, ils ne sont en aucune manière des sujets.


Cette thèse peut sembler assez scandaleuse, à première vue. On pourrait en effet objecter à Descartes que rien ne prouve que l'homme serait le seul à disposer d'une conscience. Pourquoi un tel privilège ? Pourquoi la conscience serait-elle le propre de l'homme ? Dans l'Apologie de Raymon Sebond, Montaigne se demandait si le chat avec lequel il jouait ne se jouait pas de lui. Autrement dit, en bon ami des bêtes, Montaigne se demandait si ces animaux n'étaient pas aussi conscients, quoique différemment. Descartes lui, s'oppose fermement à cette vision.


Et son raisonnement, exposé dans une lettre au marquis de Newcastle du 26 novembre 1646, est assez convaincant ! Si l'on met de côté l'argument religieux (si les animaux pensent, alors ils échappent aux lois de la matière et ont eux aussi un esprit immortel !), la position de Descartes repose sur deux motifs principaux : d'abord, il est parfaitement illusoire de croire qu'on respecte mieux les animaux en leur prêtant des compétences humaines. Si nous ne les trouvons dignes qu'à partir du moment où ils sont capables de ressembler un peu à l'Homme, alors autant dire que nous ne les respectons pas pour ce qu'ils sont, mais uniquement pour ce qu'ils nous ressemblent. C'est un grossier anthropocentrisme, qui consiste à humaniser les bêtes. Quand un maître traite son chien comme un petit enfant, ce n'est pas son chien qu'il respecte, mais le petit enfant qu'il croit voir en lui. Nous n'avons pas besoin, dit Descartes, de prêter aux animaux une conscience similaire à la notre pour admirer la perfection de leurs ouvrages. La toile d'une araignée est d'une beauté merveilleuse et d'autant plus merveilleuse que l'araignée n'est pas consciente de ce qu'elle fait ! On ne rend aucun hommage à la perfection de cet ouvrage en projetant sur l'araignée la conscience d'un maître tisserand. Ce qui est fait consciemment est souvent moins parfait que ce qui est fait instinctivement.


Ensuite, il faut concéder que Montaigne a raison de dire qu'on ne peut jamais savoir ce qui se passe dans la tête d'un animal. Au nom de quoi alors lui refuser la faculté d'avoir des pensées comme l'Homme ? Eh bien, répond Descartes, parce qu'il existe tout de même un signe indirect de la pensée. On n'a pas besoin d'être dans la tête d'un homme pour savoir qu'il pense. Nous savons qu'il pense, tout simplement parce qu'il parle ! Si les animaux pensaient, ils sauraient parler. Or, on peut savoir indiscutablement, car c'est un fait "objectif",


si les animaux ont un langage ou s'ils n'en ont pas. Ce que montrent les nombreux travaux d'éthologie, c'est que les animaux disposent certes d'un système de communication. Et même, ce système de communication est parfois assez élaboré. Mais un système de communication n'est pas un langage. Comme sa fonction est de communiquer, de faire passer des messages, ce système de communication est naturellement limité par les exigences de la communication. La communication joue un rôle social : elle sert à faire passer entre les individus les informations qui permettent une action concertée du groupe. Par exemple, les abeilles butineuses se font connaître la direction et la distance des champs à polliniser en faisant de petites danses : la danse en cercle ou la danse en huit. Les petits oiseaux disposent d'un cri pour appeler à l'aide ou pour exiger de la nourriture. De même, le code de la route est un système de communication qui permet aux automobilistes de rouler à plusieurs sans se rentrer les uns dans les autres.


Mais contrairement à un système de communication, le langage n'est pas un outil qui sert à communiquer. Ou du moins, pas seulement. C'est aussi un outil qui sert à bavarder, à exprimer tout et n'importe quoi, bien au-delà des exigences de la communication sociale. Le langage est un outil qui permet de produire un nombre potentiellement infini d'énoncés. Autrement dit, il est taillé pour exprimer non pas ce que les conditions de la vie sociale imposent strictement d'exprimer, mais pour exprimer ce qu'un individu qui pense ressent le besoin d'exprimer : ses amours, ses douleurs, ses idées, ses émotions. Aucun animal n'est jamais devenu poète, car aucun animal n'a jamais eu besoin d'un langage pour faire de la poésie. S'ils n'ont pas de langage, c'est donc parce que les animaux n'en ont aucun besoin... n'ayant aucune pensée propre à exprimer 


La machine peut-elle penser ?

Quoi qu'il en soit, se demander si les animaux pensent ou si ce sont -comme le suppose Descartes -de simples machines, c'est formuler la question dans les termes même d'une alternative qui épouse le dualisme cartésien ! Étant entendu que, pour Descartes comme pour la plupart d'entre nous, une machine peut bien être vivante, mais elle ne saurait penser, au sens où elle aurait des états de conscience ! Une machine est un ensemble de rouages objectifs, tandis que la pensée désigne un ensemble d'états subjectifs. Il y a donc une incompatibilité de principe entre l'étendue (objective) et l'esprit (subjectif). Quels que soient les progrès futurs des neuro-sciences, on ne pourra jamais identifier un état subjectif (la conscience) à un simple processus mécanique (un état du cerveau). Quels que soient les progrès à attendre d'une technologie du futur, on ne pourra jamais non plus créer une machine qui pense.


C'est d'ailleurs exactement la même position que défend le philosophe J. Searle dans l'expérience de pensée de la « chambre chinoise » : 1) une machine qui serait susceptible de penser serait un mécanisme (un algorithme) capable de reproduire parfaitement le fonctionnement de la pensée humaine. 2) Par conséquent, puisque cette machine reproduirait le fonctionnement de la pensée humaine, un homme qui reproduirait le fonctionnement de cette machine serait indiscernable d'un homme normal. 3) Supposons donc un homme qui imiterait le fonctionnement d'un ordinateur capable de communiquer en chinois avec un interlocuteur. Cette performance suffirait-elle à affirmer que cet homme pense ? Non, car il se pourrait très bien, dit Searle, que cet homme-machine parle parfaitement le chinois sans avoir la moindre idée consciente de ce qu'il dit. Bref, encore une fois, l'esprit n'est rien de la machine. C'est ce supplément « d'âme » qu'aucun instrument de mesure ne saurait jamais saisir ni aucune machine jamais produire.


Les passions de l'âme

L'esprit joue donc le rôle, dans la vision du monde de Descartes, de cette cause non mécanique, qui ne procède ni par chocs ni par pesanteur. Parce qu'il n'est pas seulement un corps, mais aussi un esprit, l'homme n'est pas soumis à la loi de son corps : il est libre ! Par le pouvoir de sa volonté, il peut s'émanciper des passions dont son corps l'affecte. Par exemple, la montée d'adrénaline devant un danger imminent prépare tout mon corps à la fuite. Cette disposition du corps produit en moi -dans mon esprit -un sentiment naturel de peur. Mon esprit est donc affecté par mon corps. Comment ? Comment de la matière peut-elle bien agir sur ce qui n'est pas matériel ? Mystère et boule de gomme : c'est le problème dit de "la communication des substances"


Mais submergé par cette passion de peur, mon esprit peut faire preuve de volonté et résister à ce corps qui cherche la fuite. Ce n'est pas mon corps qui fait la loi ! Donc, que fait mon esprit ? Il résiste, en commandant à mon corps de ne pas bouger, de garder sa position. Comment ? Là encore, le dualisme se heurte au fâcheux problème de la « communication des substances » : comment une substance matérielle peut elle produire un effet dans une substance avec laquelle elle ne peut pas rentrer en contact (étant donné que mon esprit, contrairement à mon corps, n'est rien d'étendu) ? Et comment, inversement, une substance spirituelle peut-elle produire un effet dans un substance matérielle qu'elle ne peut, par définition, ni toucher ni pousser ? Quand je décide de lever mon bras, comment se fait-il que mon bras se lève ? Le moindre geste fait naturellement, sans le moindre effort, devient un phénomène étrange, quasi miraculeux, dès qu'on le décrit en langage dualiste.

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