ROUSSEAU : MORALE ET POLITIQUE
- damienclergetgurna
- 24 nov.
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Dernière mise à jour : 30 nov.
Deux régimes du devoir : universalité de l'homme et particularité du citoyen
L'idéal civique vaut comme un idéal moral, qui transforme l'existence de l'individu en une existence morale, soumise au régime de la loi. L'accès à la citoyenneté se traduit en effet par le passage d'une liberté naturelle (qui représente la simple "indépendance" et qui n'a aucune dimension morale) à un état proprement moral (qui réside dans la capacité à se soumettre librement à une loi : "l'autonomie"). De cette capacité morale résulte le fait que dans un État politique chacun découvre, à côté de ses droits naturels, l'existence nouvelle de devoirs. L'État civil double donc la sphère des droits naturels d'une sphère des devoirs , qui s'impose aux citoyens et qui les constitue en authentiques sujets moraux.
Cette dimension morale constitue bien évidemment un point de convergence entre la vie politique et la vie morale. Mais ce point de convergence est également un point de friction. Car la loi politique est une loi particulière, qui vaut pour un groupe politique déterminé. C'est une loi qui s'adresse à un individu en tant qu'il est citoyen . En revanche, la loi morale vaut en principe de manière universelle ( "agis de telle sorte, dit Kant, que la maxime de ta conduite puisse en même temps valoir comme une loi universelle" ); si bien que la loi morale s'adresse à tout homme, en tant qu'il est homme, et pas simplement citoyen!
De ce point de vue, la croyance religieuse sous sa forme monothéiste, parce qu'elle véhicule un message universaliste (le même Dieu pour tous les hommes, la même loi pour toute la terre) est beaucoup plus en accord avec cette dimension universelle de la morale. Ce que Rousseau nomme "la simple religion de l'Evangile" vaut comme un modèle pour penser cette qualité universelle des prescriptions religieuses, à l'âge du monothéisme. Du coup, la question de l'articulation entre religion et politique devient pour Rousseau la question de l'articulation entre la morale (celle qui vaut pour tous les hommes) et la morale politique (celle qui vaut pour les citoyens d'un corps politique).
L'ordre républicain est vu comme un ordre moral qui suppose et encourage l'autonomie du citoyen, engage leur responsabilité, leurs vertus et leur sens civique; mais en même temps, cet ordre républicain vaut pour une nation déterminée : or, toute prescription morale n'est-elle pas supposée transcender l'appartenance politique et ignorer les frontières?
On voit mal, dans ces conditions, comment le fait de se conduire en bon chrétien , pourrait représenter une incitation efficace à se conduire en bon patriote . L'universalité de la loi morale ( la "simple religion de l'évangile" ) se heurte directement au patriotisme civique; les obligations morales du genre humain se trouvent systématiquement en porte-à-faux avec les obligations politiques envers la cité : "Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort. Mais cette religion, n'ayant nulle relation particulière avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes, sans leur en ajouter aucune autre; et par là, un des grands liens de la société particulière reste sans effet" (Le contrat social) .
Première solution : renoncer à la morale
Il semble donc qu'entre la morale et la politique, par conséquent entre la religion et la politique, il nous faille faire un choix. L'appartenance à un corps politique nous crée des obligations, des devoirs envers la cité, qui justifient l'action de mener une guerre contre des ennemis ... là où la morale nous oblige au contraire à traiter tous les hommes comme nos frères . Comment concilier deux lois aussi rigoureusement incompatibles? Comment concilier morale et politique?
Une première possibilité nous est offerte par l'exemple des religions primitives. De telles religions, dit Rousseau, n'étaient pas des religions morales mais constituaient bien plutôt un droit divin civil et positif . Par là, il faut entendre que les premières religions étaient d'abord et avant tout des religions politiques : le polythéisme y était requis par le fait que chaque dieu était le gardien d'une cité déterminée, une divinité tutélaire et protectrice.
Rien d'universel, par conséquent, dans ces religions-là. L'avantage évident, c'est qu'il n'y avait dans ce cas aucune incompatibilité entre l'obéissance religieuse et l'obéissance civique, puisqu'elles étaient comme les deux faces d'une même pièce : "Alors mourir pour son pays, c'est aller au martyre; violer les lois, c'est être impie; et soumettre un coupable à l'exécration publique, c'est le dévouer au courroux des dieux" .
L'inconvénient, cependant, est qu'en devenant ainsi l'auxiliaire de la loi politique, la religion perdait son caractère universel et sombrait donc dans l'idolâtrie du polythéisme. Dans le meilleur des cas, cette religion politique ne porte plus aucun message universel. La loi morale s'y identifie simplement avec les coutumes et les cérémonies particulières de la tribu, sans que l'on cherche même à se représenter la possibilité d'une norme universelle de conduite. Chacun ses dieux, chacun ses usages... La morale y est tout simplement sacrifiée sur l'autel des particularismes politiques : "elle noie le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial" .
Mais dans le pire des cas, la religion conserve sa prétention universaliste au profit exclusif des valeurs et des usages particuliers de la tribu, comme si ces valeurs et usages avaient une validité universelle, comme si par exemple les mœurs des romains étaient destinées à être la règle simplement humaine, toutes les autres nations étant alors renvoyées au rang de barbares : "devenant exclusive et tyrannique, elle [la religion] rend un peuple sanguinaire et intolérant" .
Deuxième solution : dédoubler la société politique
Une deuxième solution est incarnée par ce que Rousseau nomme la religion des prêtres , et dont le modèle est fourni par le catholicisme romain. Ce type de religion suppose en effet la constitution d'une Eglise, d'une administration religieuse distincte de l'administration civile. Le principe de cette distinction est d'établir, à côté de la cité des hommes- où règne la loi civile, une cité de Dieu où régnerait la loi morale. Il s'agit donc de donner un droit de cité à la morale, c'est-à-dire de conférer une existence politique à la morale. Mais comme la loi politique s'éloigne par trop de la loi morale, alors il s'agit de penser, à côté de la société politique ordinaire, une société politique idéale qui serait l'incarnation de cette loi morale. Autrement dit, il s'agit de dédoubler l'ordre politique, en constituant deux corps politiques distincts : l'Église et l'État. Chacun de ces corps politiques se retrouvant soumis à une autorité distincte : l'État est soumis au Trône, l'Église est soumise à l'Autel. Dans l'église catholique romaine, cette double constitution politique est incarnée par les figures rivales du roi et du pape. De cette manière, la morale et la politique ne sont plus totalement distinctes, puisque l'ordre moral s'incarne bel et bien dans une ordre politique idéal dont l'Église fournit (du moins en hypothèse) l'archétype.
Mais il n'est pas très difficile de voir ce qui peut poser problème dans une telle solution : chaque individu se retrouve alors soumis à une double citoyenneté et donc à une double allégeance politique. Il est d'un côté membre de la cité des hommes, soumis à la loi du prince; et en même temps membre de la cité de Dieu, soumis à la loi du pape. Une telle situation, en suscitant des conflits de loyauté, ne peut qu'engendrer de graves problèmes politiques dont témoigne, tout au long du Moyen-Âge, les permanentes querelles de préséance entre les rois et les papes. Aussi Rousseau écarte-t-il cette solution, sans perdre son temps à la considérer plus longtemps : "Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien; toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien" .
Troisième solution : renoncer à la morale ou bien renoncer à la politique
Il y a encore une troisième solution , que Rousseau n'évoque pas dans le texte, mais qui permettra de mieux saisir sa position. Puisqu'il y a manifestement un désaccord entre la loi politique et la loi morale, au lieu de chercher à les concilier le plus simple ne serait-il pas de renoncer tout simplement à l'une des deux?
Dans ce cas, une première option consiste à renoncer à la morale, et c'est alors le règne de ce que Kant nomme la "morale politique" : morale qui, évidemment, n'a rien de moral puisqu'elle désigne en fait les règles cyniques qui régissent la vie politique des nations et qui leur permettent de subsister au milieu de l'hostilité des nations concurrentes. C'est la politique telle qu'elle est conçue, à l'époque de la Renaissance, par Machiavel, une politique qui s'est crânement affranchie de toute soumission aux principes intangibles de conduite religieuse et morale. Le prince de Machiavel doit savoir prendre des libertés avec la morale, afin de mieux répondre aux circonstances changeantes de l'action politique : "On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est souvent obligé, pour maintenir l'Etat, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal" (Le Prince, chapitre 18). L'action politique, pour Machiavel, ne doit donc plus être soumise à cette norme absolue du roi très chrétien . Place à la bête politique!
L'option inverse, c'est de sacrifier la politique sur l'autel de la morale. C'est la solution que préconise Kant, solution à laquelle il donne le nom de "politique morale" et dont le Projet de Paix Perpétuel constitue la charte : "Ainsi la vrai politique ne saurait faire un pas, sans avoir auparavant rendu hommage à la morale; unie à celle-ci, elle n'est plus un art difficile ni compliqué; la morale tranche le nœud que la politique est incapable de délier, tant qu'elles se combattent. Il faut respecter saintement les droits de l'homme, dussent les souverains y faire les plus grands sacrifices. On ne peut pas se partager ici entre le droit et l'utilité; la politique doit plier le genou devant la morale". A la place de l'ordre politique proprement dit doit donc régner pour Kant un ordre "cosmopolitique" qui mettrait fin aux antagonismes inévitables des corps politiques. La loi politique y laisse alors la place à un règlement éthico-juridique à vocation universelle : la charte des droits de l'homme. Pour Kant, l'ordre républicain doit être rigoureusement conçu comme un ordre cosmopolitique. L'un est indissociable de l'autre.
La solution de Rousseau : Repenser la morale
Que la politique plie le genou devant la morale, que la "morale politique" cède le pas devant la "politique morale" , n'est pas du tout du goût de Rousseau. Et pour cause : évacuer la réalité de la vie politique, avec son cortège inévitable de violences et de guerres, paraît une attitude bien peu réaliste : "Pour que la société fût paisible et que l'harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens; mais si malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux (...) celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes" .
Mais surtout, en plus de cette objection, on peut également se demander ce que vaut effectivement une morale qui nous rend concrètement incapable de combattre. Que vaut, moralement , une morale pacifiste qui nous apprendrait, selon la formule de Rousseau, "plutôt à mourir qu'à vaincre" ? Dans le livre I de l'Emile, Rousseau charge très violemment ceux qui entendent disqualifier moralement l'esprit patriotique, au nom des principes d'une morale cosmopolite : "Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s'aliène la grande. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L'essentiel est d'être bon aux gens avec qui l'on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique; mais le désintéressement, l'équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous des cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins" .
La charge est violente et elle conduit à la conclusion suivante : Peut-on encore opposer la morale et la politique comme si l'une excluait forcément l'autre, comme si l'une exigeait nécessairement le sacrifice de l'autre? Chez Kant, la "morale politique" est réellement politique et faussement morale, tandis que la "politique morale" est réellement morale, mais elle est moins "politique" que "cosmopolitique" . Ne doit-on pas au contraire apprendre à penser l'une et l'autre comme intrinsèquement liées, en considérant par exemple que la guerre n'est pas seulement politiquement nécessaire, mais qu'elle peut être aussi moralement justifiée?
Mais comment penser exactement cette articulation de la morale et de la politique, qui donnerait enfin sa formule à l'idée de "religion civile" et qui ferait de chaque citoyen un bon patriote en même temps qu'un homme bon? Comment penser exactement une religion de ce genre, qui ne succomberait ni au particularisme et à l'esprit de clocher inhérents aux diverses sociétés politiques, ni non plus- inversement- à l'irénisme d'une morale évangélique politiquement inapplicable? Comment articuler donc l'universalité de la morale avec le particularisme du groupement politique?
Telle est la question qu'il faudrait pouvoir résoudre concrètement... mais que Rousseau ne résout pas vraiment. Au dernier chapitre du contrat social, il se contente simplement de rappeler la nécessité de cette solution : "Il importe bien à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs". Cette religion civile aurait effectivement toute l'apparence d'une religion, puisqu'elle en reprendrait la structure dogmatique. Il est important que les valeurs républicaines revêtent une forme dogmatique, qui les place au-delà de toute discussion possible : "Que si quelqu'un après reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soi puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois" . Autrement dit, les principes moraux auxquels doit obéir le citoyen doivent revêtir l'apparence de vérités indiscutables; et le traitement qu'il faut réserver à ceux qui les désavoueraient est exactement le même que celui que l'Église réservait aux hérétiques.
Mais d'un autre côté, Rousseau précise également que ces dogmes ne vaudraient pas précisément comme "dogmes de religion" . Pourquoi cette restriction, qui amène finalement Rousseau à requalifier sa religion civile en "profession de foi purement civile" ? Parce que, de la religion, la sacralité républicaine ne retiendrait en fait que le caractère dogmatique en matière morale; mais elle ne toucherait aucunement aux articles de la foi religieuse qui portent sur la détermination du divin : "les dogmes de cette religion n'intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telle opinion qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaître" . Autrement dit, la profession de foi civile , c'est la morale religieuse amputée de son arrière- fond théologique. C'est cela que nous appelons aujourd'hui les valeurs sacrées de la République.






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