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LE BONHEUR : UNE IDÉE NEUVE ?

Dernière mise à jour : 20 oct.

Pour les Anciens, le bonheur était la fin ultime de l'Homme, mais le bonheur de l'Homme n'était pas la fin ultime de la Nature. Par son existence, l'Homme devait participer au respect d'un ordre naturel qui était plus important que lui-même. Et c'est dans le respect de cet ordre (donc, dans la vertu) qu'il pouvait trouver son bonheur. Il était donc inconcevable qu'un homme vicieux puisse être heureux, car le vice était une violation des lois naturelles (celles de l'amitié, de la justice...). Platon disait en ce sens que « l'homme injuste est condamné au malheur ». Cela est encore plus évident dans le christianisme : la béatitude est la fin ultime de l'Homme, mais cette béatitude n'est pas la fin ultime de la Création. Par son existence, en effet, l'Homme doit participer au respect d'une volonté divine qui est plus importante que la sienne. Et c'est dans le respect de cette volonté divine, dans un respect qui va jusqu'à l'oubli de sa propre volonté (jusqu'au martyre), que l'Homme trouve sa béatitude.


Dans la conception moderne, tout s'inverse ! Le bonheur de l'homme ne réside plus dans le respect d'une loi (naturelle ou divine) ; mais c'est au contraire cette loi qui doit être maintenant définie en fonction du bonheur de l'Homme. Les Anciens plaçaient en premier le respect dû à la loi, condition de tout bonheur. Les modernes placent en premier le Bonheur, condition de toute loi. Quelles lois devons-nous suivre afin d'assurer le bonheur des hommes ? C'est la question majeure que se posent tous les philosophes du 17e et 18e siècle.


Le bonheur humain comme but de la Nature

Au lendemain de la révolution française, Talleyrand de Saint-Just proclamait triomphalement : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Avec la vision moderne, en effet, le bonheur est la fin ultime de l'Homme et surtout : le bonheur de l'homme doit aussi être la fin ultime de toutes choses. L'Homme n'existe plus en vue du Bien, c'est plutôt le Bien qui doit exister en vue de l'Homme. Ou plus précisément, il n'y a de Bien que « pour » l'Homme. Comme le dit Spinoza : « nous ne désirons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne ». Rien, dans la Nature, ne peut en effet être tenu pour bon ou mauvais en soi. Un tremblement de terre n'est, en lui-même, ni bon ni mauvais. Un tremblement de terre n'a pas de finalité, pas de raison d'être ; il n'a que des causes. C'est un phénomène naturel, qui arrive par une stricte nécessité. Si le tremblement de terre est tenu pour « mauvais », c'est uniquement parce qu'il détruit l'habitation des hommes. C'est donc uniquement par rapport au désir humain que les choses sont jugées bonnes ou mauvaises. En elles-mêmes, elle ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont parfaitement neutres ! Ce que Descartes a fait avec le Vrai (recentrer le Vrai sur la certitude humaine), Spinoza l'accomplit donc à propos du Bien (recentrer le Bien sur le désir humain).


Dès lors, le chrétien moderne aura une façon radicalement différente de concevoir sa relation à Dieu. Ce n'est plus lui qui est fait pour la gloire de Dieu (« Que ta volonté soit faite »), mais Dieu qui existe désormais pour contribuer à son bonheur (Car Dieu est miséricorde). Manière de dire que la religion doit se penser désormais dans une perspective qui est celle du bonheur humain. Ce qui conduit à justifier la religion du point de vue de l'Homme, plutôt qu'à justifier l'Homme du point de vue de la religion.


Cette façon nouvelle de considérer la religion « du point de vue » de l'Homme est probablement ce qui explique le déclin de la religion dans nos sociétés occidentales. En effet, justifier la religion à partir de l'Homme (en disant par exemple que « croire nous fait du bien ») nous conduit inévitablement à soupçonner que la religion serait une pure invention humaine, une construction culturelle. Ce n'est pas l'Homme qui est fait à l'image de Dieu, mais plutôt Dieu qui serait suspect d'être fait à l'image de l'Homme ! C'est ce que suggère déjà Spinoza dans l'appendice du livre 1 de l'Ethique : « tous les préjugés que j'entreprends de dénoncer, écrit-il, viennent de cela seul que les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, à cause d'une fin, et vont même jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d'une certain fin précise : ils disent en effet que Dieu a tout fait à cause de l'Homme ». Il peut paraître en effet déprimant de constater que les lois de la nature sont parfaitement indifférentes au bonheur ou au malheur de l'Homme. Tout ce qui arrive dans la Nature est le résultat d'un enchaînement causal parfaitement aveugle. Plutôt que de se confronter à cette nécessité, il est donc tentant de la nier en faisant appel à une providence divine, un plan divin, qui disposerait tout dans l'intérêt de l'Homme.


Mais cette « superstition » n'a-t-elle pas pour effet de retarder le moment où l'Homme prendrait enfin en charge la réalisation de son propre bonheur ? Ne convient-il pas de faire enfin redescendre ce bonheur sur Terre ? Plutôt que de consoler les opprimés au moyen de la religion, ne convient-il pas mieux de combattre efficacement l'oppression ? « Le bonheur est une idée neuve en Europe »...


Bonheur et plaisir

Les Anciens n'ignoraient pas cette dimension concrète du bonheur. L'un des grands débats de l'Antiquité portait d'ailleurs sur la question de savoir quel rôle exact le plaisir jouait dans la recherche du bonheur. Une comparaison peut permettre de comprendre ce débat : lorsqu'un animal mange sa nourriture, cela produit en lui une certaine sensation de plaisir. Mais doit-on dire que c'est pour ressentir ce plaisir qu'il mange sa nourriture ? Ou n'est-ce pas plutôt parce qu'il désire cette nourriture que le fait de la manger produit en lui ce plaisir ? Dans un cas, ce qu'il désire est le plaisir de manger (c'est sa fin, son mobile), et sa nourriture n'est que l'occasion d'éprouver ce plaisir ; dans l'autre cas, ce qu'il désire est la nourriture, et le plaisir ressenti n'est que la satisfaction de ce désir.


De façon similaire, on peut se demander si la recherche du bonheur doit se comprendre comme la recherche d'un certain Bien, désiré pour lui-même ; et alors, la possession de ce bien nous procure du plaisir. Ou si, inversement, la recherche du bonheur doit se comprendre comme la recherche du plaisir ; et alors c'est ce désir d'éprouver du plaisir qui nous pousse à convoiter ce Bien. Pour Aristote, il ne fait aucun doute que la recherche du plaisir n'est pas notre mobile déterminant : un homme heureux éprouve naturellement du plaisir à vivre (« le bonheur, la plus belle et la meilleure des choses est aussi la plus plaisante »). Mais ce plaisir est seulement la conséquence du fait que cet homme a obtenu le bien qu'il souhaite. Pour Epicure, au contraire, il ne fait aucun doute que les hommes recherchent certains bien afin de ressentir du plaisir et que tout ce qu'ils font n'a jamais d'autre but que d'éloigner la souffrance : « voilà pourquoi nous disons que le plaisir est principe et fin de la vie bienheureuse ».


Quoi qu'il en soit, ni les uns ni les autres n'identifiaient jamais le bonheur à un simple état de plaisir ! Le fait même que l'on se demande si c'est le plaisir ou la recherche du Bien qui est notre mobile déterminant prouve que « Plaisir » et « Bien » sont tous les deux compris dans la définition du Bonheur. Éprouver le plaisir de manger, pour un animal, ne serait pas une bonne chose pour lui si cette nourriture n'était pas également bonne. De même, éprouver du plaisir à certaines choses, pour un homme, ne serait pas une très bonne chose pour lui si les choses qui lui procurent ce plaisir étaient mauvaises pour lui. Le plaisir ne suffit pas au bonheur ; encore faut-il que ce plaisir soit sain, et non pas un plaisir « dérèglé » (comme c'est le cas pour l'homme « incontinent »). Et ce qui fera que ce plaisir est sain, c'est qu'il est pris aux choses qui conviennent et de la façon qui convient. Autrement dit, ce plaisir doit être l'expression d'un comportement vertueux.


Sur ce point encore, la pensée moderne est en rupture radicale avec la pensée antique : ce n'est plus la conformité au Bien qui sert de critère au plaisir, mais le plaisir qui sert maintenant de critère à la détermination du Bien : « la connaissance du bon et du mauvais, écrit Spinoza, n'est rien d'autre qu'un sentiment de joie et de tristesse dont nous sommes conscients ». Est bien ce qui contribue à la satisfaction de l'Homme.


L'idéal de la "Joie"

Mais dans la mesure où l'Homme est avant tout un « être pensant » (res cogitans), cette satisfaction n'a rien à voir avec un simple « ressenti ». Plutôt que de « plaisir », d'ailleurs, Spinoza préfère parler de « joie ». Le plaisir renvoie à la sensibilité, tandis que la « joie », elle, est une satisfaction de l'âme. Dans les rapports compliqués de l'esprit et du corps, certaines affections sont la marque d'une passivité de l'esprit. L'esprit subit alors la loi du corps. Ce qui est le cas, par exemple, de la colère. Un homme qui éprouve de la colère « subit » cette colère, il n'est pas actif mais passif. Certaines affections, au contraire, sont la marque d'une augmentation de notre capacité à agir. On subit sa tristesse, mais on ne subit pas sa joie ! Tout ce qui augmente donc la puissance de l'esprit est bon : « par joie (…) j'entendrai la passion par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre » (Spinoza). Le bonheur est donc intimement liée à cette affection que nous nommons la joie : être heureux consiste à être dans la joie. Et être dans la joie, c'est agir, non pas subir !


Plus nous sommes dans la joie, plus aussi nous avons tendance à désirer. Inversement, plus nous sommes tristes, moins nous sommes capables de désirer. Un homme déprimé est frappé d'aboulie (manque de désir) : il n'a envie de rien, tout lui semble indifférent. Par contre, on dit d'un enfant joyeux qu'il a « bon appétit ». Le désir est donc l'expression même, en nous, de cette puissance d'agir qui nous pousse vers une « plus grande perfection ». Il n'est pas, comme le besoin, l'expression d'un manque. Avoir « faim », de ce point de vue, c'est manquer de nourriture, être dans le besoin. Et plus ce besoin devient fort, moins l'individu a la force de désirer manger : il faut nourrir les affamés, car ils n'ont même plus la force de vouloir s'alimenter. Au contraire, le désir est l'expression d'une certaine puissance, dans la mesure où désirer une chose ne se limite pas à la « souhaiter » simplement, mais aussi simultanément à « tendre vers elle ». Le désir est une tension (conatus), donc en lui-même déjà un acte ! Par exemple, on peut « souhaiter » la paix dans le monde. Mais un souhait ne nous engage à rien, c'est un vœu pieux. En revanche, si on prétend « désirer » la paix dans le monde, cela signifie concrètement qu'on tente d'y contribuer. Le vrai critère qui manifeste la présence d'un désir en nous, c'est l'effort que nous faisons en vue de le satisfaire. Plus ce désir est fort, plus normalement nous nous efforçons de le réaliser. Ceux qui prétendent désirer très fort une chose sans jamais faire le moindre effort pour que cette chose arrive sont toujours suspects, et à juste titre, de ne pas vraiment la désirer !


Puisque le désir est en lui-même une chose bonne, le signe de notre vitalité (« le désir est le propre de l'homme », dit Spinoza), il en résulte que l'important n'est pas tant de désirer une fin bonne (conception des Anciens), que de désirer sans fin. C'est ce qu'exprime sans ambiguïté Thomas Hobbes, un contemporain de Descartes, lorsqu'il définit le bonheur : « celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité [le bonheur] est une continuelle marche en avant du désir, d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l'objet du désir de l'homme n'est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir ». Voilà donc la conception que les modernes se font du bonheur : non pas un état de satisfaction durable qui ne nous laisserait plus rien à désirer; mais plutôt un état de tension permanente qui nous ferait courir indéfiniment de désir en désir. Pour les Anciens, être heureux signifiait : « avoir ce qu'il nous faut, ce qui nous suffit » (idéal d'autarkeia) ; pour les Modernes, être heureux signifie : « pouvoir satisfaire tous nos désirs » ! Ces deux conceptions sont rigoureusement opposées.


La fascination pour la technique et la science moderne

On comprend mieux alors pourquoi la Technique prend autant d'importance dans nos vies ! Tant que l'on suppose l'homme soumis à une loi (divine ou naturelle), son pouvoir technique reste subordonné à des normes strictes qu'il doit respecter. Par exemple, la technique médicale se conçoit comme une façon d'assister la nature : un organe qui dysfonctionne doit être réparé afin de reprendre son fonctionnement naturel. De même, la technique agricole se conçoit comme une façon d'épauler la croissance naturelle des plantes. « Cultiver » une plante, c'est l'entourer de soins, favoriser sa nature en écartant d'elle tout ce qui (maladies, intempéries, sécheresses...) pourrait nuire à son harmonieux développement.


Mais à partir du moment où les seules lois que l'Homme reconnaît sont les siennes, la Nature cesse d'être une norme à respecter pour devenir un instrument à manipuler. L'Homme doit se rendre, écrit Descartes, « comme maître et possesseur de la Nature ». Alors il ne s'agit plus seulement d'assister la Nature, mais de s'en servir à des fins exclusives qui sont celles de l'Homme. Cela ne veut pas forcément dire que l'Homme, d'un seul coup, se met à maltraiter la Nature. Utiliser la Nature, plutôt que la servir, ne signifie pas que nous n'en prenons aucun soin. Comment utiliser longtemps un stylo si nous sommes négligents au point de ne jamais le reboucher ? Cet exemple prouve que même de nos instruments nous avons à prendre grand soin : « on ne commande à la Nature qu'en lui obéissant », écrivait Bacon. Cela n'empêche pas, toutefois, que nos instruments sont considérés seulement comme des outils à notre disposition. Le propre de la technique moderne, c'est de considérer pareillement la Nature comme un immense réservoir à outils, dont l'homme doit apprendre se servir.


Du coup, l'important n'est plus tellement de nous demander « pourquoi » les choses sont ce qu'elles sont, mais surtout « comment » elles fonctionnent ! Quand un mécanicien s'intéresse à une voiture, ce qui l'intéresse c'est d'abord de savoir « comment » elle marche. « Comment ? », c'est la grande question du technicien. De même, Galilée, le grand inventeur de la physique moderne, est le premier à s'être concentré sur cette question précise. Là où tous les philosophes se demandaient encore « pourquoi » les corps tombaient (comme s'ils cherchaient, à travers cette question, à mettre en évidence un ordre du monde), Galilée est le premier à avoir demandé, humblement : « comment ils tombent ? ». Ce n'est pas la cause, mais la raison du phénomène qu'il recherche.


Ce passage à la question comment a deux incidences : d'une part, elle incite à observer plus finement le phénomène, là où auparavant, l'observation était considérée comme non problématique. D'autre part, elle permet une mathématisation de l'univers, dans la mesure où les mathématiques autorisent l'énoncé de lois ! Y a-t-il une loi qui régit la vitesse d'un corps qui tombe ? Peut-on décrire cette loi ? Répondre à ces questions offre immédiatement une application technique très concrète, par exemple dans l'artillerie ! C'est d'ailleurs en partie pour cette raison que Galilée s'était penché sur elle. De même, lorsque Descartes étudie les lois d'incidence de la lumière, c'est à la création de lunettes astronomiques qu'elles servent immédiatement. A partir de là, tout le savoir de l'homme sur la nature (la « science physique ») tend à devenir une préparation à l'action de l'homme sur la nature. « Savoir, écrira sobrement Vico, c'est faire ». Faut-il s'étonner alors que, en quatre petits siècles (du 17 au 20° siècle) , la technique ait accompli plus de progrès qu'en trois millénaires réunis ? Jamais auparavant les hommes ne s'étaient autant attachés à saisir la Nature du seul point de vue de la technique. Mais pour accomplir cela, il fallait d'abord « libérer » l'Homme de la Nature, afin qu'il ne cherche plus en elle des réponses à ses questions existentielles (« pourquoi ? »).


L'idéal d'autonomie

La même chose vaudra d'ailleurs dans notre façon de concevoir la morale. L'idéal moral n'est plus, depuis Kant, la soumission de l'Homme à une loi naturelle ou à une loi divine (« hétéronomie » : soumission à une loi extérieure). C'est un idéal d' « autonomie », qui consiste à ne plus obéir qu'à soi-même, en suivant seulement la loi de notre raison. Ainsi Kant définit-il le mouvement des « Lumières », dans un texte resté célèbre : « Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières ». Aie le courage de te servir de ton propre entendement, sans te soumettre à l'autorité de ceux (les « tuteurs ») qui te disent ce que tu dois penser et ce que tu dois faire ! Qui sont ces tuteurs ? Tous les représentants d'un ordre qui prétend s'imposer à nous de l'extérieur : les prêtres, les gouvernants, les gardiens de la tradition, les défenseurs de l'ordre moral. Mais le seul ordre qui vaille, c'est désormais celui qui procède de ma raison.


Je suis libre, donc, en un sens inédit : pour les Anciens, la liberté consistait uniquement à obéir ou à désobéir à une norme qui ne dépendait pas de moi. Pour les Modernes, la liberté consiste à pouvoir choisir cette norme, à pouvoir définir soi-même, en toute indépendance, ce qui est Bien et ce qui est Mal.


C'est encore à cet horizon intellectuel que nous devons le glorieux héritage de la Révolution française. Les valeurs politiques issues de la révolution française expriment en effet le souci de fonder un ordre politique affranchi de toute soumission à une loi qui ne serait pas celle de la Raison humaine. Louis de Bonald, observateur critique de la révolution française, ne s'y est pas trompé : « Jusqu'à cette époque, écrit-il, les chrétiens avaient professé que le pouvoir est de Dieu, toujours respectable, par conséquent, quelle que soit la bonté particulière de l'homme qui l'exerce. (…) Pouvoir légitime, non dans ce sens que l'homme qui l'exerce y soit nommé par un ordre visiblement émané de la Divinité, mais parce qu'il est constitué sur les lois naturelles et fondamentales de l'ordre social, dont Dieu est l'auteur. (…) Avec la révolution, le pouvoir ne fut que de l'homme ; il dut pour être légitime, être constitué et s'exercer suivant certaines conditions imposées par les hommes, ou certaines conventions faites entre les hommes, auxquelles il peut en cas d'infraction être ramené par la force de l'homme ».


Expliquons ce que veut dire Bonald : pour les Anciens, la légitimité du pouvoir politique était fondée sur la loi naturelle (ou loi divine). Le roi tenait son autorité de Dieu, non pas au sens où il aurait été désigné par Dieu, mais au sens où son pouvoir n'était légitime que dans la mesure où il restait soumis à un ordre divin. Les qualités individuelles du souverain n'avaient, par conséquent, aucune espèce d'importance. Car l'homme n'exerçait pas le pouvoir en son nom propre, mais au nom d'une loi supérieure qu'il se devait de servir. Autrement dit l'homme était bien le détenteur du pouvoir (potestas), mais il n'était pas détenteur de l'autorité (auctoritas). Or, avec la révolution française, l'Homme devient à la fois détenteur du pouvoir et détenteur de l'autorité ! Le pouvoir politique n'est plus fondé sur le respect d'une loi naturelle (ou divine), mais sur le respect de la volonté humaine. On ne dit plus : « tout pouvoir vient de Dieu » ; mais : « tout pouvoir vient du peuple ». L'autorité du pouvoir ne vient plus de sa capacité à se conformer à un ordre extérieur (reçu de la Nature ou de Dieu) ; elle vient désormais de sa capacité à se conformer aux attentes des hommes. Après la Révolution française, l'autorité du pouvoir politique résidera dorénavant uniquement dans la volonté populaire. C'est cela que Bonald veut faire comprendre lorsqu'il écrit : « le pouvoir ne fut que de l'homme ».

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