LE RÈGNE DE LA "CONNERIE" : HARRY G. FRANKFURT
- damienclergetgurna
- 17 nov.
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Dernière mise à jour : 30 nov.
Que se passe-t-il lorsque l'autorité des faits commence à vaciller? Alors, suggère Harry Frankfurt, professeur à l'université américaine de Princeton, se répand une forme nouvelle de pathologie intellectuelle, qu'il désigne sobrement du nom de connerie ou baratin (bullshit).
Baratin et mensonge
Le texte de Frankfurt commence d'abord par identifier un certain nombre de caractéristiques du "baratineur", caractéristiques que l'on ne peut comprendre que si nous comparons le baratineur avec sa figure jumelle : celle du menteur.
En premier lieu, le baratineur n'est pas soumis aux mêmes limitations que le menteur. Le menteur doit chercher à rendre son mensonge crédible, il doit donc en permanence s'appuyer sur ce qui est vrai ou reconnu tel par ses auditeurs, afin de donner à son mensonge une apparence vraisemblable : pour que son mensonge soit efficace, son imagination doit se laisser guider par la vérité . En revanche, celui qui baratine raconte n'importe quoi, son imagination n'est pas limitée de la même façon que lorsque le menteur élabore son mensonge. Ce qui sorte de la bouche du menteur, ce sont des mensonges plus ou moins élaborés. Ce qui sort de la bouche du baratineur, ce sont des conneries , du n'importe quoi .
S'il en est ainsi, c'est d'abord que le baratineur, contrairement au menteur (deuxième différence) ne cherche pas à dissimuler la vérité derrière un mensonge vraisemblable. Son objectif n'est pas de nous faire croire à la vérité de ce qu'il dit, mais uniquement de faire croire qu'il croit lui-même sincèrement à son baratin. Dans le cas du mensonge, ce que l'auditeur doit ignorer pour que le mensonge garde son efficacité, c'est la vérité au sujet des faits. Dans le cas du baratin, pour que celui-ci remplisse son objectif, il suffit que l'auditeur ait le sentiment que le baratineur parle le plus sérieusement du monde. Dans les deux cas de figure, il y a dissimulation : le menteur veut dissimuler son mensonge, et le baratineur veut qu'on ne sache pas qu'il baratine. Mais dans le cas du menteur, dissimuler son mensonge signifie cacher la vérité; dans le cas du baratineur, dissimuler son baratin signifie cacher son insincérité.
Ce n'est pas que le baratineur ne croit pas à ce qu'il dit. C'est qu'il ne se pose pas du tout la question de savoir si ce qu'il dit est vrai ou faux. Cette question lui paraît tout simplement non pertinente. C'est là une troisième différence, qui explique finalement toutes les autres. Pour pouvoir mentir, le menteur doit pouvoir distinguer le vrai du faux, et il doit accorder aussi une certaine importance à cette distinction :"un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la respecte" . A l'inverse, ce qui explique l'attitude du baratineur, c'est qu'il ne se soucie aucunement de savoir si ce qu'il dit est vrai ou faux. L'essentiel, pour lui, se joue ailleurs, dans l'image flatteuse qu'il renvoie de lui-même. Certes, le menteur aussi a besoin, pour être cru, de donner une image flatteuse de lui-même, une image qui inspire la confiance de ses auditeurs. Mais chez le menteur, l'image de soi (ce que les
rhéteurs de l'antiquité nommaient l' ethos de l'orateur) sert seulement de preuve indirecte pour faire accepter d'autant plus facilement le mensonge. Le bon menteur est celui à qui, comme dit le proverbe, on donnerait le bon Dieu sans confession . Dans le cas du baratineur, l'image de soi est l'essentiel et la fausse information devient le moyen indirect d'imposer cette image. Dans ce cas, peu importe que l'anecdote racontée soit vraie ou fausse. Ce qui compte, aux yeux du baratineur, n'est nullement cela. Ce qui compte est que ce récit (faux ou vrai) puisse conforter aux yeux des autres l'image flatteuse qu'on se fait de soi-même : il se moque, écrit Frankfurt, de savoir s'il décrit correctement la réalité. Il se contente de choisir certaines éléments ou d'en inventer d'autres en fonction de son objectif
Un problème politique
Une fois l'essence du baratin cernée, le texte de Frankfurt passe à une deuxième étape : comment expliquer l'essor phénoménal de ce baratin, de cet art du pipeau , qui envahit la parole publique? Comment expliquer, dans les discours officiels, une indifférence aussi massive à la question de la vérité factuelle? A cette question, Frankfurt suggère deux éléments de réponse.
Le premier est d'ordre politique. Il est intimement lié aux conditions de vie des démocraties modernes, où n'importe qui a le droit de faire valoir son opinion. Dans un tel contexte, il n'est plus question de faire valoir une opinion autorisée , mais uniquement de défendre son droit à avoir sa propre opinion. Peu importe en somme que l'on sache ou non de quoi l'on parle. L'essentiel étant d'avoir le droit d'avoir son opinion personnelle. S'introduit donc, inévitablement, un écart de plus en plus fragrant entre l'expression de l'opinion et la compétence de celui qui s'exprime ainsi : "la production de conneries est donc stimulée quand les occasions de s'exprimer sur une question donnée l'emportent sur la connaissance de cette question . Les conditions de la vie démocratique moderne incitent n'importe quelle personne à s'affirmer elle-même à travers l'expression d'une opinion qui mérite d'être respectée non plus parce qu'elle serait vraie ou probable, mais parce qu'elle serait d'abord la garantie d'une stricte égalité entre les citoyens. Pour manifester cette égalité dans la vie politique, chacun estime naturellement de son devoir d'avoir une opinion au sujet de la conduite des affaires de son pays , même s'il ne fait jamais aucun véritable effort pour se tenir réellement informé des situations au sujet desquelles il s'exprime si péremptoirement".
Le deuxième élément de réponse qu'avance Frankfurt est lié à l'histoire longue des idées philosophiques et à la domination de ce que Frankfurt nomme les doctrines "antiéralistes" . Il s'agit là d'une forme particulière de théorie sceptique, qui nie toute possibilité d'accéder à une réalité objective . Implicitement, nous sommes amenés à comprendre que celui qui est particulièrement visé par là, c'est le philosophe qui affirmait qu'il n'y a pas de faits, mais seulement des interprétations , à savoir Nietzsche lui-même. S'il n'y a pas de vérité factuelle, et si tout fait n'est jamais qu'une certaine façon d'interpréter la réalité, alors la porte se trouve a priori grande ouverte pour n'importe quelle vérité alternative . Dans ces conditions, toute volonté de rendre compte adéquatement de la réalité (selon la définition classique du mot vérité : adequatio rei et intellectus, disait Thomas d'Aquin) devient potentiellement caduque.
Que peut-il rester à faire, dans ce cas, sinon remplacer l'exigence de véracité (celle que les journaux s'efforcent désespérément de garantir à travers des cellules dévolues au fact checking ) par une simple exigence de sincérité? "C'est comme si, partant du principe qu'être fidèle à la réalité n'a aucun sens, il décidait d'essayer d'être fidèle à lui-même . Il est naturel qu'à ce nouvel idéal (la sincérité plutôt que la véracité) corresponde une nouvelle forme de duplicité : le baratineur est celui qui joue habilement de la sincérité comme le menteur était celui qui jouait de la véracité".






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