LA SENSIBILITÉ : UNE IDÔLE ACTUELLE
- damienclergetgurna
- 4 janv.
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 oct.
La découverte du singulier
Lorsque nous revendiquons notre « liberté de penser », ce n'est pas du tout là une façon de faire valoir notre liberté d'individu singulier. Bien au contraire : c'est une façon de faire oublier notre individualité, en forçant les autres à reconnaître en nous un « sujet pensant » : « moi aussi, je sais penser. Moi aussi, je suis capable d'avoir des idées et d'argumenter, moi aussi je suis un être rationnel ! ». Il n'y a rien de singulier dans la pensée, puisqu'elle est commune à tous les hommes. Tous les hommes, en tant qu'ils sont hommes, sont capables de raisonner. Comme l'écrit Descartes: « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». La raison n'est pas ce qu'il y a de singulier en moi, mais au contraire ce qui fait de moi un être comme les autres. Ce qui est logique pour l'un doit, en principe, être logique pour l'autre. Ce qui est contradictoire pour l'un doit, en principe, être contradictoire pour l'autre. L'universalité de la raison assure l'unité du genre humain.
Il est vrai que les situations individuelles peuvent varier énormément de personne à personne. Si bien que ce qu'on jugera raisonnable de faire dans une situation n'est pas forcément ce que l'on jugera raisonnable de faire dans une autre situation. Mais cette diversité concerne uniquement les situations auxquelles les hommes sont confrontés. En aucun cas, nous ne pouvons en déduire que la « Raison » dépendrait de chacun, au sens où chacun aurait sa raison qui ne serait pas la même que celle de son voisin. Car si l'on dit ça, alors il n'y aura tout simplement plus d'unité du genre humain ! Quelle que soit sa culture ou sa langue, je peux comprendre un autre homme parce que je suppose que la raison est la même chez lui et chez moi, même si sa situation est différente.
Voici comment Malebranche, un disciple de Descartes, présentait cette universalité de la raison humaine : « Je vois, par exemple, que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien, et je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or, je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une raison universelle qui m’éclaire et tout ce qu’il y a d’intelligence. Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis quand nous rentrons en nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent».
Or, c'est peut-être là, dans cette façon obstinée de faire valoir ce qu'il y a de commun entre les hommes, que réside la limite de tous les humanismes. A la question : « Que suis-je ? », l'humaniste répond : « je suis un Homme ». Mais les grecs, les chrétiens et les modernes se concentraient surtout sur l'idée d'Homme et oubliaient l'idée de singularité qui était contenue dans l'expression « un homme ». L'Homme est une catégorie générale, abstraite ! Lorsque je croise des gens dans la rue, je ne vois pas en eux des exemplaires d'une même humanité, mais des individus singuliers, tous différents ! N'est-ce pas cela qu'il importe de reconnaître d'abord : la singularité de chacun, ce qui fait de lui un être unique, irremplaçable ? Pourquoi ce qui est commun entre nous devrait-il passer avant ce qui nous différencie ? L'Humaniste classique dit : « oublions nos différences, et considérons ce qui nous unit ». Mais ne convient-il pas de dire plutôt : « reconnaissons nos différences car elles sont en nous ce qu'il y a de plus précieux ». Qu'un chinois soit capables comme moi de voir que 2 fois 2 font 4, c'est très bien. Mais ce n'est assurément pas cette aptitude qui fait de lui un Chinois ! Il est chinois par sa culture spécifique, une culture très différente de la mienne.
Et je ne dois pas souhaiter qu'il en soit autrement ; je ne dois pas vouloir que cette richesse et cette diversité culturelle disparaissent au profit d'une seule culture qui serait commune à tous les hommes. Comme le monde humain serait pauvre si la culture occidentale finissait par s'imposer, au point d'écraser toutes les autres cultures ! Ce qu'on a pu reprocher aux « droits de l'Homme », c'est qu'ils font volontairement abstraction de toutes nos singularités et refusent précisément de reconnaître notre façon singulière d'être des hommes.
Si ce qui importe, dans l'Homme, c'est d'abord ce qui fait de lui un être singulier, irremplaçable, on comprend alors que ça ne peut plus être sa pensée qui le définit. Par ma pensée, je suis comme tous les autres ! Un livre de philosophie ne nous renseigne pas sur l'identité profonde de son auteur. Peu importe que cet auteur s'appelle Descartes ou Hegel. Lorsqu'ils écrivent, ils s'efforcent de n'être pas eux-mêmes mais des êtres rationnels, des "sujets pensant". De la même façon, comprendre le théorème de Pythagore ne nous dit absolument rien sur ¨Pythagore lui-même.
Mais il n'en va pas du tout ainsi lorsque nous regardons une œuvre d'Art. Car l'artiste met énormément de lui-même dans son œuvre. L'artiste est un solitaire voué, selon la formule de Kandisky, à se détourner du monde pour mieux exprimer « sa pure vie intérieure ». Autrement dit : l'œuvre est une expression de la singularité de l'artiste. Ce que l'on retient d'un tableau, c'est moins l'objet peint que la façon très particulière dont l'artiste le regarde. Van gogh a sa façon bien à lui de voir un champ de blé, Monet -au fur et à mesure qu'il devient aveugle -a une manière très émouvante de peindre le même petit pont japonais... le regard singulier compte plus que l'objet. Un artiste qui ne serait pas capable d'apporter un regard original sur le monde ne serait rien de plus qu'un pâle imitateur. S'il n'apporte aucune originalité et répète ce qui a déjà été fait, son talent est nul. Raison pour laquelle l'artiste se doit d'être original : son œuvre est un monde qui n'est propre qu'à lui. Sa singularité est son « style », un style bien reconnaissable pour ceux qui sont familiers de son œuvre. Dans notre nouvelle définition de l'Homme, le modèle du penseur doit donc laisser place au modèle de l'artiste !
Le monde de la sensibilité
Fini, donc, le modèle du penseur anonyme, place au modèle de l'artiste singulier. D'où lui vient cette singularité? Ni de sa raison, ni de sa conscience, mais de sa sensibilité. Définir l'artiste comme un homme à la sensibilité exacerbée (un" écorché vif") est devenu un lieu commun. Or, la sensibilité renvoie étymologiquement aux sens, à la sensation. Et la sensation, bien évidemment, renvoie à notre corps. Impossible de sentir sans un corps. Un pur esprit n'a pas de sensation ! Si je pouvais vivre comme un pur esprit, je n'aurais pas à m'arrêter de penser pour aller sans arrêt boire un verre d'eau parce que je ressens la soif, ou marcher parce que je sens mes muscles ankylosés, ou prendre un comprimé parce que je sens une douleur à la tête. Si j'étais un pur esprit, je ne me laisserai pas si facilement distraire par le vol d'une mouche au-dessus de mon bureau.
Les impressions sensibles perturbent donc en permanence l'activité de ma pensée. Si ma pensée se laisse entraîner par elle, comme lorsque je regarde cette mouche voler au-dessus de mon bureau, la raison cède aussitôt le pas à l'imagination. Je laisse la sensation me guider et, une image en appelant une autre, je finis par me perdre dans une myriade fabuleuse d'images : cette mouche noire, par exemple, me fait penser à une grosse machine volante, je pense aussitôt au vombrissement d'un avion ; ce qui me fait aussitôt penser au dernier avion que j'ai pris et, de là, à mes dernières vacances.... Comment, en regardant une mouche, ai-je pu finalement m'imaginer allongé sur une plage ? Ce n'est pas rationnel ! Evidemment. Ce pourquoi Pascal nommait l'imagination « la folle du logis ».
Mais au lieu de me laisser guider par ma sensation, je peux aussi tenter de la contrôler. Dans ce cas, ma sensation devient une perception en bonne et due forme. Par exemple, dit Descartes, lorsque je vois un bâton dans l'eau, j'ai toujours l'impression qu'il est brisé. Du moins, c'est ce que nous voyons. Mais ce que nous « percevons » est tout différent : c'est un bâton plongé dans l'eau. Autrement dit, notre raison rectifie notre sensation afin d'en faire une perception consciente. Quand je vois la lune au loin, je pourrais aussi bien me dire que je vois un petit objet rond. Mais ma raison rectifie cette impression de petitesse, en introduisant ce que je sais sur la distance. De même, quand je regarde un objet, je ne vois d'abord que des lignes et des couleurs. Pour percevoir « l'objet », je suis obligé de faire un effort d'attention et de donner une cohérence à ces lignes et ces couleurs : « tiens, c'est un chien ! ». Un artiste, lui, aura plutôt tendance à tenter d'oublier le chien, afin de se rendre plus attentif aux lignes, aux couleurs, aux textures. Bref, on comprend la différence : quand la sensation guide ma pensée, on obtient l'imagination -cette « folle du logis ». Quand ma pensée guide la sensation, on obtient la perception.
Considérée comme une source potentielle d'illusions, la sensibilité a donc représenté pendant très longtemps un danger pour de très nombreux philosophes. C'est ce qui explique du même coup la méfiance que ces mêmes philosophes pouvaient entretenir avec le monde de l'art. L'exemple le plus fameux de cette méfiance, c'est Platon. Pour lui, l'artiste est un maître d'illusion qui joue sur les apparences et donne à voir des réalités trompeuses. L'artiste fait appel aux sens du spectateur, et non à sa raison. Il représente donc une véritable menace, parce que les gens cèdent beaucoup plus facilement à l'impression de leurs sens qu'à la logique d'un discours rationnel. Tous les publicitaires le savent : une bonne image vaut mieux qu'un long discours !
Autre attitude possible : celle du poète Boileau, héritier de Descartes. Pour Boileau, la qualité qui fait l'artiste n'est pas l'imagination, mais la raison. Livrée au contrôle de l'imagination, l'oeuvre d'art ne ressemblerait à rien. Elle serait un objet aussi incohérent, aussi désordonné qu'un rêve sans queue ni tête. La qualité de l'artiste ne réside donc pas dans sa sensibilité, mais dans sa capacité à savoir rectifier cette sensibilité afin de faire émerger le vrai. « Avant donc que d'écrire, recommande Boileau, apprenez à penser. Selon que notre idée est plus ou moins obscure, l'expression la suit, ou moins nette ou plus pure. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Dans cette perspective, le Beau n'est que la représentation sensible d'une idée intelligible. Le monde de la sensibilité demeure étroitement soumis aux règles de la raison.
Mais à partir du moment où la sensibilité gagne ses lettres de noblesse contre la raison, à partir du moment où la sensibilité est donc considérée comme le propre de l'homme, tout s'inverse ! Ce n'est plus au philosophe (l'homme de raison) de donner des leçons à l'artiste (l'homme de la sensibilité) ; c'est à l'artiste, maintenant, de donner des leçons au philosophe. Ce n'est plus au corps d'obéir à l'esprit ; c'est à l'esprit de suivre le corps. « Le phénomène du corps, écrit Nietzsche, est un phénomène plus riche, plus explicite plus saisissable que celui de l'esprit : il faut le placer au premier rang ».
La découverte de l'inconscient
Certes, le corps ne pense pas. Mais il fait beaucoup mieux que cela : il sent, il ressent, il pressent ! Par ma conscience, je prends conscience de mon existence et me définit comme un "Sujet". Mais ma conscience est bien incapable de me dire tout ce qui se passe en moi, elle n'est que la partie émergée de l'iceberg. Car de quoi suis-je conscient, au fond ? De très peu de choses ! L'immense partie de ce qui me constitue gît en-deçà de ma conscience, dans un inconscient tissé de pulsions dont Freud a été le grand explorateur. « Le psychique en toi, écrivait-il, ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient. (…) tu te comportes comme un souverain absolu, qui se contente des renseignements que lui apportent les hauts fonctionnaires de sa cour, et qui ne descend pas dans la rue pour écouter la voix du peuple ». Ce que l'on prend, à tort, pour des actions réfléchies et conscientes, ne sont en général que le résultat de mécanismes inconscients inaperçus. Du même coup, c'en est fini de notre illusoire maîtrise de nous-mêmes : « tu n'es pas maître dans ta propre maison », avertit Freud.
Faut-il voir là, dans ce constat une perte de contrôle ? Pas du tout ! Car nous ne perdons pas la maîtrise de nous-mêmes ; nous perdons simplement l'illusion de cette maîtrise. En en nous délivrant de cette illusion, nous découvrons à quel point notre vie intime est beaucoup plus riche que ce que nous pensions. Être maître de sa vie, ce n'est pas apprendre à se rendre maître de sa sensibilité, ainsi que fait « l'être pensant ». Être maître de sa vie, c'est plutôt apprendre à écouter cette sensibilité, à la respecter, à la suivre. La devise : « connais toi toi-même !» revêt une toute nouvelle signification. Pour Socrate, elle signifiait : « connais toi en général comme un homme !». Pour nous, elle signifie : « connais-toi comme cet homme ! Connais-toi dans ta singularité d'individu ». Et cela devient un tâche beaucoup plus ardue ! Dans ce cas, ce n'est plus au philosophe que je vais demander des renseignements sur moi-même, mais au psychanalyste, au psychothérapeute. Le monde de la raison est un monde anonyme ; le monde de la sensibilité, lui, est un monde propre à chacun, infiniment complexe.
Le règne des "Interprétations"
Pas plus que la Conscience, la Raison ne me définit. Il faut donc aussi remettre en cause le prétendu privilège de cette raison. Depuis l'Antiquité, on considère que le plus grand privilège de la raison est de pouvoir connaître La vérité. Le profond respect qui, encore aujourd'hui, entoure la science devrait nous inciter à penser que ce privilège n'est pas du tout remis en cause. C'est vrai d'un côté ; mais d'un autre côté, nous n'attendons plus grand chose de la science ! Nous sommes convaincus en effet que la science n'a rien à nous dire sur ce qui est Bien ou Mal, Juste ou Injuste, Beau ou Laid... autrement dit, la science est un savoir neutre qui s'occupe uniquement des faits et ne nous dit pas ce que nous devons vouloir. Par exemple, le médecin est compétent pour vous soigner. Mais il n'est pas compétent pour vous dire que vous devriez vous soigner. Un économiste peut vous expliquer quelles sont les mesures à prendre pour résorber le chômage, mais ce n'est pas à lui de décider si la réduction du chômage doit être notre priorité. Le savoir scientifique est donc l'expression d'une « raison instrumentale » (Max Weber), qui explique comment les choses arrivent, mais qui est strictement incapable de dire si il est souhaitable qu'elles arrivent.
Or, depuis l'Antiquité, on considérait qu'il appartenait au savoir philosophique de répondre à ces questions. Contrairement au scientifique, le philosophe n'est pas neutre. Il pose des normes, morales, esthétiques, politiques... supposées guider notre existence. Eh bien cette prétention philosophique est aujourd'hui largement contestée ! La preuve, c'est que notre vocabulaire a changé : ces normes objectives, on les nommes désormais « valeurs ». Qu'est-ce qu'une « valeur » ? Par définition, c'est ce qui « vaut » pour quelqu'un. Une chose, par exemple un vieille peluche, peut avoir de la valeur pour moi sans en avoir aucune pour vous. En définissant donc les « normes morales » (le Bien, le Mal) comme des « valeurs morales », les « normes esthétiques (Le Beau, le Laid) comme des « valeurs esthétiques », nous les identifions spontanément à des préférences personnelles. Ce qui veut dire implicitement que le philosophe (cet homme de la raison) se trompe lorsqu'il croit fonder objectivement ces valeurs.
Pourquoi se trompe-t-il ? Parce que sa raison est en réalité l'expression d'une certaine sensibilité, liée à son époque. Platon n'en avait peut-être pas conscience, mais sa philosophie politique est étroitement liée au contexte historique de la cité grecque. Par conséquent, sa manière de définir la justice convenait peut-être pour les gens de cette époque, mais rien n'indique qu'elle vaille encore pour nous. Comme tous les individus, les philosophes sont des hommes de leurs temps. Et leur pensée même, par conséquent, est l'expression d'une certaine sensibilité d'époque, dont ils n'ont pas conscience. Du coup, l'homme de raison, le philosophe, n'est plus considéré comme un savant, un homme de savoir. Parce que son discours porte sur des valeurs, il est prisonnier d'une sensibilité historique déterminée.
Cela ne veut pas dire que la philosophie ne sert plus à rien. Mais sa prétention à dire le « vrai » n'est plus prise au sérieux. On considère aujourd'hui le grand philosophe comme un « inventeur de concepts », c'est-à-dire comme un homme qui a produit une pensée originale. Un genre d'artiste, finalement. Exactement la manière dont, depuis Nietzsche, on conçoit l’œuvre du philosophe : une certain regard singulier jeté sur la réalité, une manière talentueuse de faire des mondes. Puisque la vérité philosophique devient une vérité singulière, propre à chacun, il n'y a plus vraiment de vérités ni d'erreurs. Il n'y a plus que des points de vue individuels, plus que des « interprétations » comme dit Nietzsche. La philosophie bascule alors du côté de l'art et de la littérature, loin, très loin, de la science et de ses vérités exactes. Si on veut comprendre pourquoi les élèves, dans leurs dissertations de philosophie, adoptent si volontiers cette thèse relativiste (« à chacun sa vérité »), il faut avoir en vue toute cette logique sous-jacente. C'est parce qu'ils considèrent que la raison est toujours l'expression d'une singularité (donc d'une sensibilité propre à chacun) qu'ils soutiennent cette thèse. Du coup, la discussion philosophique n'a d'autre but à leurs yeux que de faire valoir un point de vue original.
L'importance de l'Histoire et la critique de l'idée de progrès
Si la Philosophie perd son statut de « reine des sciences » (Platon), elle est avantageusement remplacée, aujourd'hui, par l'Histoire. En effet, définir l'Homme comme un individu singulier revient immédiatement à donner de l'importance à l'Histoire. Car la singularité des hommes repose en grande partie sur la singularité de leur histoire.
Par comparaison, les anciens accordaient très peu d'importance à l'Histoire. Pour eux, l'Histoire n'était que le récit des événements du passé. Si ce récit avait un intérêt, c'était uniquement dans la mesure où ces événements du passé conservaient une certaine actualité. Lorsque Plutarque, par exemple, écrivait l'histoire des hommes illustres, cette histoire avait pour but de servir à l'édification des générations présentes, en leur donnant des modèles à imiter. Bref, l'histoire du passé n'avait d'autre but que de servir à la connaissance de l'Homme éternel. Cela faisait d'elle un outil d'éducation, mais son intérêt restait limité par rapport à d'autres outils d'éducation qui parvenaient plus efficacement à la même fin : la philosophie et l'art. C'est notamment la raison pour laquelle Aristote préférait la poésie à l'histoire : « Le rôle du poète, écrivait-il, est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s'attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne vient pas du fait que l'un s'exprime en vers ou l'autre en prose (on pourrait mettre l'oeuvre d'Hérodote en vers, et elle n'en serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose) ; mais elle vient de ce fait que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce à quoi l'on peut s'attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l'histoire : la poésie dit, plutôt le général, l'histoire le particulier. Le général, c'est telle ou telle chose qu'il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité : c'est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c'est ce qu'a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé ». En somme, le défaut de l'histoire tient à son caractère anecdotique : elle parle de l'Homme en racontant l'histoire singulière d'hommes singuliers placés dans des situations singulières. Quels enseignements généraux pourrait-on tirer de là ?
L'une des grandes inventions de la modernité a été l'idée de Progrès. Cette idée correspond tout à fait à la conception d'un ordre humain livré à lui-même, soumis à sa propre évolution, et non plus ancré sur une loi naturelle éternelle. Mais du même coup, cette idée du progrès donne une importance nouvelle à la discipline historique. Pour les modernes, il ne s'agit plus de faire le récit d'un passé toujours actuel, il s'agit au contraire de faire le récit d'un « passé dépassé ». Un passé, donc, qui a perdu toute son actualité et qui, pour cette raison, risque irrémédiablement de se perdre ! Il s'agit alors de conserver la mémoire de ce passé comme d'un temps ancien à jamais révolu. Cette conception progressiste de l'Histoire demeure encore très largement ancrée dans nos mœurs. Un professeur de biologie, par exemple, qui enseigne la biologie moderne a ses élèves, ne voit pas trop l'intérêt de leur faire une histoire de la biologie. A quoi bon connaître la théorie aristotélicienne, puisque cette théorie est historiquement dépassée ? A la limite, si cette histoire présente quelque intérêt, à la marge, c'est uniquement pour montrer à quel point la connaissance biologique a progressé ! L'histoire du passé est un témoignage en faveur de la supériorité du présent. Quand un élève parle de la monarchie classique, c'est en général pour faire remarquer que les gens de cette époque n'étaient pas aussi libres que nous le sommes maintenant. Quand il parle de l'âge de pierre, c'est pour dépeindre un âge obscur, plein de dangers et d'incertitudes. Qui voudrait revenir à l'âge de pierre ? Tout cela peut nous paraître une évidence : il y a du progrès !
Mais en même temps, nous sommes beaucoup moins disposés qu'avant à croire aujourd'hui à cette idée du progrès. Nous savons notamment que c'est au nom de cette idéologie du progrès, pour apporter les bienfaits de la civilisation moderne à des peuples prétendument « arriérés », que la Colonisation s'est justifiée. Or, ces peuples colonisés, précisément parce qu'ils étaient moins civilisés que nous, plus proches de la Nature, auraient eu bien des leçons à nous donner ! Car enfin, observe Kant : « Nous sommes hautement cultivés dans le domaine de l'art et de la science. Nous sommes civilisés, au point d'en être accablés, pour ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s'en faut encore de beaucoup ! ».
Rousseau est le premier à avoir fait très clairement cette opposition entre « civilité » et « moralité ». C'est dans la sensibilité que réside la condition de notre vie « morale ». C'est par sa sensibilité, par exemple, qu'un homme éprouvera de la pitié pour les souffrances d'un autre homme. Un individu qui n'aime pas voir souffrir les autres se définit, à juste titre, comme un être « sensible ». Or, l'homme civilisé -contrairement au sauvage -est un homme qui vit complètement déconnecté de sa sensibilité. Ses bonnes manières, son raffinement, ses délicatesses, sont autant de façon de montrer qu'il maîtrise son corps. Il ne respecte pas sa sensibilité, et cela a des conséquences jusque dans le domaine de l'éducation. On éduque en effet les petits enfants comme des êtres pensants, sans être le moins du monde attentif à leur sensibilité d'enfant, à leur façon bien particulière de réfléchir, de penser, de réagir. A chaque âge de la vie correspond une sensibilité différente, et l'on ne peut par conséquent éduquer un enfant de dix ans comme un enfant de quinze ans. Rousseau, comme on voit, est l'inventeur de la pédagogie moderne ! Le savoir, déconnecté de la sensibilité, apparaît comme une immense hypocrisie. C'est un savoir de tête, que l'individu maîtrise, et dont il comprend peut-être la vérité. Mais tant qu'il ne « sent » pas cette vérité avec ses tripes, tant que ce savoir demeure un savoir de raison, ce n'est encore qu'un savoir de façade. L'ambition de devenir un homme cultivé, ayant des vues sur tout, reçoit là une violente contestation !
Non seulement l'Histoire ne va pas nécessairement dans le sens du progrès, mais plus encore : l'idée de « progrès », comme l'idée de « déclin », peuvent paraître tout à fait inappropriées à une vision saine de l'Histoire. Car juger qu'il y a progrès ou décadence, c'est juger l'évolution d'après des valeurs admises. Or, ces valeurs sont elles-mêmes le produit d'une certaine sensibilité historique ! Toute époque de l'histoire aura donc tendance à juger les autres périodes de l'histoire d'après ses valeurs propres, comme les cultures ont tendance à juger les autres cultures d'après leurs propres valeurs (on parle alors d'ethnocentrisme). Comment peut-on prétendre juger l'évolution historique d'après des valeurs qui seraient elles-mêmes « historiques » !
Dès lors, le rôle de l'Histoire n'est plus de connaître et de juger le passé, mais de mieux comprendre notre présent. Selon cette conception, l'Histoire n'est ni le récit d'un éternel présent, ni le récit d'un passé révolu, mais le récit d'un devenir historique. Et c'est ce qui la rend absolument primordiale pour nous! Car l'histoire nous permet de comprendre qui nous sommes, en nous expliquant d'où nous venons. En nous reliant à nos racines, elle nous permet de mieux connaître qui nous sommes, nos croyances, nos valeurs. L'histoire du passé doit permettre d'éclairer notre présent. Faire la biographie d'un homme, raconter son histoire, est la seule manière de saisir cet homme dans sa singularité. Pour que les autres nous connaissent, nous devons nous raconter. Ce qui est vrai pour chacun est vrai aussi pour la collectivité : pour qu'une nation puisse se connaître, il faut qu'elle sache d'où elle vient et comment elle est arrivée là où elle en est. L'Histoire d'un devenir, donc. Comme on voit, cette façon de considérer l'Histoire lui confère une importance énorme. Puisque l'Homme se définit désormais comme un individu singulier, c'est l'Histoire qui détient la clé de cette identité singulière !




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